La vie compressée
Par Pierre Ouellet*
Je cherche une voix. Là, maintenant. Un souffle dans l'air. Du vent dans le vent. Un chant, un chantonnement. Une présence, oui, mais à peine. Une évanescence, une coalescence, mais réelle. Non pas du rêve, non, la chose, son grain, ses ondes, sa force. Une tessiture, une couleur, une hauteur. Quelque chose qu'on se met sur la tête, qui est dans la tête tout de suite : cette musique, cette voix, sortie d'un fil, qui entre par l'oreille, file là, dans la mémoire, l'esprit, casque sous le casque, gigantesque oreillette qui parle à l'âme, au corps... et les mains dansent, les pieds piètent, les yeux clignent, les lèvres bougent. La vie revient.
On n'est pas seul, pas un : on a cette chose greffée à soi, entée au cœur, à ses battements. Un parasite, grugeant l'angoisse, rongeant le passé. La voix grignote dans les neurones, laisse à la place une sorte de vide où s'endormir, anesthésié. On le sait bien, cette chose qu'on appelle Cash, Cohen, Cave, vient de très loin : elle est si près, pourtant... De la vie pressée. Compressée. Numérisée. Des couches et des couches, non pas d'ondes, mais de particules : grains, points, digits. Quelques poussières dans un grand vent, qui les emporte entre vos tempes, où elles battent d'un pouls puissant : les pulsations de la matière chiffrée vous rentrent dans la chair, les veines, les nerfs. M : moving (dansant, sautant, bougeant). P : picture (image, tableau, figure). E : expert (savant, sachant, connaissant). G : group (bande, gang, camp). MPEG-3, comme dans 3D : le clan qui sait, la caste qui peint, la horde qui danse... dans la troisième dimension, celle qui pousse à côté de soi quand on va seul, le casque sur le crâne, l'oreillette contre les tympans, battant à fond, cœur double plus gros qu'un cœur, compressé, digitalisé... pouls de voix.
Où est-elle, cette chose, qu'on appelle Cave, Cohen, Cash : dans l'air? la tête? la tombe déjà? ailleurs? ailleurs encore? virtuelle? potentielle? improbable? Tu n'es pas là, ne seras jamais là... pour vrai. Figures mouvantes, images dansantes, tableaux vivants. Voix de nulle part, non écrites, ni sur papier, ni dans la cire ou le vinyle. Lares, mânes, lémures, fantômes tapageurs, buée de bits, pixels acoustiques imbibant l'âme, petite caresse de chiffres ronds appliquant son baume là où l'on a mal depuis longtemps... On est moins seul, soudain, moins soi, moins rien : déchosifié, immatérisalisé, mais réel comme on ne l'a jamais été, moving picture parmi les voix, portrait mutant repeint par Cash, Cave, Cohen, si l'on veut bien donner des noms à ses fantômes, aux spectres sonores dans lesquels on se désagrège, mp3 voguant dans l'air, téléchargé à tout bout de champ dans le fond de ses rêves, où ça fredonne en permanence, siffle en sourdine, pulse, impulse, expulse, garde le rythme, secret intime dont le corps vibre, l'âme tremble, l'esprit frémit.
Le cœur ne bat plus. L'iPod seul maintient son pouls. Pace-maker d'air, de chant, de sang qui cogne. Prothèse d'âme tenant lieu de vie quand on la perd... Pur Cave, pur Cash, pur Cohen, on flotte, on vaque... Déchargé de soi, uploadé parmi les voix, les sons, les notes, vivant encore, mais fondu au corps sans support du chant en soi, corps second, deuxième vie dans laquelle être n'est plus qu'un transfert de données de cœur à cœur, d'histoire en histoire... où l'Homme en noir, la Mauvaise graine, l'Oiseau sur le fil prennent toute la place dans sa tête... où il n'y en a pas beaucoup. The Man in Black, the Bad Seed, the Bird on a Wire passent en boucle dans sa mémoire, rechargée d'un nouveau sang, d'un nouveau sens, perfusée, transfusée, tels les grands anémiques de l'existence branchés à vie sur des voix fortes, mais mortes, qui les nourrissent de loin en loin... Intraveineuses virtuelles, overdoses de megs, de peines, de joies, en alternance, haut, bas, pleurs, rires, bipolaires comme cet air triste et gai dissous dans ses artères, son cœur sans fil, sa vie wireless, laissée à elle-même des nuits entières, abandonnée à la mémoire de voix hantées, avec lesquelles on se sent moins seul quand on rit et pleure ou vit et meurt indifféremment, comme ces particules sonores qui vous traversent la tête en la heurtant et la flattant, battements de temps venus de nulle part où l'on tente de reprendre vie, mais à quoi, à qui : du vent, oui, du vent, du vent, un téléchargement d'air pour que l'esprit respire, l'âme s'anime, le souffle souffle...
Source : Les Années lumière, Zone d’écriture, nos écrivains et la science; Radio Canada.
* Poète, romancier et essayiste. Membre de l'Académie des lettres du Québec depuis 2009, il dirige la revue Les écrits et la collection « Le soi et l'autre » chez VLB éditeur. Il est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique à l'UQAM, où il enseigne depuis plus de vingt ans.
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