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7 novembre 2016

Qui fait autorité?

“Dream big”, clame le vendeur de cauchemars Donald Trump. Le désespoir peut mener à remettre le sort d'un pays entre les mains d'escrocs notoires qui ont même le culot de s'en vanter. Ça promet...

«En enfer le Diable est un personnage positif.» ~ Stanislaw Jerzy Lec  



Qui fait autorité?
Par Charlotte Joko Beck

Depuis des années que je discute avec toutes sortes de gens, je suis toujours étonnée de voir à quel point nous nous compliquons la vie. Nous nous faisons une montagne de tout même si, en réalité il n’y a pas vraiment de problèmes. Évidemment, c’est facile à dire, mais moins simple à reconnaître dans les faits. [...] 
     J’aimerais évoquer ici le problème de «l’autorité», car c’est le principe qui régit la plupart de nos relations avec les autres. On se trouve constamment en position d’autorité ou de soumission par rapport à quelqu’un, tant au plan social que familial; c’est la conséquence des rapports de force qui structurent la société et la famille. Mais, comme si cela ne suffisait pas, on a en plus une fâcheuse tendance à se chercher une autorité – un maître à penser, un gourou – qui nous dise ce qu’il faut faire. N’ayant pas confiance en soi et en la valeur de son propre jugement, on préfère remettre à un autre la responsabilité de ses décisions : on aimerait être pris en charge par quelqu’un qui puisse résoudre tous nos problèmes à notre place. Cela m’amuse toujours de voir comme les gens se précipitent chaque fois qu’un nouveau maître débarque quelque part! Pour ma part, je dois avouer que je n’irais pas très loin pour en rencontrer un. Non pas parce que je me crois plus maligne que lui, ou parce que sa personnalité ne m’intéresse pas, mais pour une raison beaucoup plus fondamentale : qui peut en savoir plus sur moi que moi-même, qui peut mieux m’éclairer sur ce que je suis et sur ma propre vie que moi-même? Il n’y a qu’une seule véritable autorité en la matière : c’est mon propre vécu.
     Peut-être m’objecterez-vous que vous avez besoin d’un maître pour vous aider à sortir de vos souffrances et à résoudre vos problèmes, parce que vous vous sentez trop mal dans votre peau et que, de toute façon, vous ne comprenez plus à rien à rien. Alors vous voudriez que quelqu’un voie clair à votre place et vous dise ce qu’il faut faire. Eh bien, non! Vous faites complètement fausse route en cherchant un gourou-gâteau qui vous prenne en charge totalement, tout en vous laissant vous infantiliser et vous déresponsabiliser de plus en plus. Ce qu’il vous faut, c’est juste un guide pour vous montrer le chemin et pour vous apprendre à travailler sur vous-même; surtout pour vous faire comprendre que la seule autorité qui puisse régir votre vie, c’est vous-même. Personne ne peut vivre votre vie à votre place; vous n’avez pas d’autre maître que vous-même et la pratique spirituelle vise justement à faire éclore la sagesse qui sommeille en vous et qui restera endormie tant que vous la chercherez ailleurs. 
     La vie est notre seul maître, la seule autorité digne de confiance. Tantôt cruel, tantôt d’une infinie bienveillance, ce maître hors pair ne se cache pas dans le secret des ermitages ou des monastères; il est partout, dans chaque pulsation du quotidien. Pas la peine d’essayer de se fabriquer un cadre idéal : plus il y a de pagaille, et plus la vie foisonne d’enseignements. La vie telle qu’elle vous arrive avant qu’on ne se mêle de vouloir la trafiquer ou l’édulcorer : un vécu brut qui vous heurte de plein fouet, tout grouillant d’expériences. La vie sur le vif, celle que mène tout le monde, dans n’importe quel bureau, dans n’importe quelle famille. Nous sommes tous bien placés pour savoir à quel point la vie peut être chaotique et délirante dans ces endroits-là! Eh bien, c’est là au cœur même du chaos, que se trouve le maître, l’autorité. 
     Ce maître-là dispense l’enseignement le plus radical, le plus révolutionnaire qui soit, mais rares sont ceux qui ont des oreilles pour l’entendre, car il y a certaines vérités auxquelles on préfère rester sourd. La seule musique qu’on veille bien écouter, c’est celle qui vous berce dans le sommeil de la passivité et qui vous conforte dans le train-train de la routine. [...] On attend que la solution nous tombe toute cuite dans la bouche, du bec de papa ou maman, de notre maître, du Père Noël ou de tout autre démiurge auquel on croit. Ce que nous voulons, c’est La solution de tous nos problèmes, le remède à toutes nos souffrances – en un mot, la panacée. Mais attention, il y aurait intérêt à se réveiller si on ne veut pas mourir la bouche ouverte car, voyez-vous, ce n’est plus la peine d’attendre : le Père Noël est déjà passé. Déjà passé, mais comment ça, dites-vous? En effet, la vie est là, depuis toujours, mais nous ne la voyons pas : nous avons pris les apparences – papa, maman, le Père Noël, le maître – pour la réalité, pour la vie, seule force nourricière capable de nous faire réellement grandir. La vie comme principe directeur de notre être? Vous me direz que cela n’a rien de très encourageant, vu les sales tours qu’elle a tendance à nous jouer, cette chienne de vie, avec tout son cortège d’ennuis et les amères doses de solitude et de dépression qu’elle vous dispense allègrement. Mais cette vie qui vous effraie tant n’est pas la vraie vie; ce n’est qu’une représentation mentale, une caricature de la vie brute telle qu’elle se présente à nous avant qu’on ne l’ait manipulée et déformée. Le maître, le fil conducteur, apparaît dans l’expérience de l’instant présent, dans le vécu immédiat de toute de qui arrive. Quand on sait faire face à chaque moment de son vécu, honnêtement, sans rien esquiver de ce que l’on pense ou de ce que l’on ressent, on expérimente la simplicité de la réalité, le rien que ça. [...] C’est cela le zen authentique – acquérir la maîtrise de l’esprit –, qu’on lui donne ou non cette étiquette. 
     Ainsi, on attendait que nous tombe du ciel une panacée, alors que la réponse était déjà là depuis toujours sous notre nez. Le principe directeur de notre vie s’inscrit dans les expériences qu’elle nous offre, et nous n’avons pas besoin de nous placer sous l’autorité d’une figure familiale, religieuse ou mythique, censée organiser notre vie à notre place. De toute façon, il y a déjà bien assez de rapports d’autorité comme cela dans nos vies, tant au travail qu’à la maison ou même entre amis. Pas la peine d’en rajouter! Une chose est essentielle, cependant : comprendre que c’est dans l’expérience de chaque instant que se révèle le maître. Si on vit complètement l’instant, si on est en phase avec lui, il ne reste plus de place pour une quelconque autorité extérieure. Où donc pourrait-elle aller se loger lorsqu'on ne fait qu'un avec ce qui se passe et qu'on épouse étroitement son vécu? Il n’y a place que pour l’attention vigilante, l’expérience immédiate; et c’est de là que jaillit l’autorité authentique, seule digne d’orienter nos actes. 
     Une dernière précision s’impose pour éviter tout malentendu. Quand on s’émancipe de la tutelle des autres, ce n’est pas pour tomber dans un autre excès en laissant l’ego établir sa mainmise sur notre vie. En effet, on peut être tenté de se dire que, dorénavant, on n’aura plus besoin d’écouter qui que ce soit, qu’on va se débrouiller tout seul, puisque de toute façon, personne d’autre ne sait mieux que nous ce qui nous convient. On peut vouloir s’inventer ses propres règles du jeu, son interprétation. Mais attention, ne nous leurrons pas sur notre soi-disant émancipation : si on ne reconquiert le pouvoir sur soi que pour le donner à l’ego, l’esclave n’aura fait que changer de livrée et on ignorera toujours l’indicible saveur du vécu immédiat.

Soyez zen ... en donnant un sens à chaque acte à chaque instant; Pocket 1989

"Je vais le menacer du doigt seulement", dit-il en le posant sur la détente.
~ Stanislaw Jerzy Lec


9 novembre 2014

Dissiper le brouillard mental

«Le plus pénible, quand on fait zazen, c’est le moment où l’on devient témoin de ce qui se passe réellement dans notre tête. C’est une vraie claque en pleine figure : on se voit tel qu’on est – égoïste, violent, plein de préjugés. ... Avec le temps, nos émotions gagnent en finesse et en acuité, et les sentiments qu’on éprouve pour les autres se font plus réels et plus profonds, parce qu’on a beaucoup plus de recul par rapport à ce qui se passe dans notre tête.» (C. J. Beck)

Même si le zen est en lien avec le bouddhisme, ce n’est pas une religion ni une secte. Il s’agit d’une pratique qui peut justement libérer des croyances, des aprioris et des préjugés (religieux ou autres), et qui n’incite pas au prosélytisme (à moins que la tendance soit un trait de personnalité dominant chez le pratiquant); c’est plutôt le contraire.

Faire ses débuts dans la pratique du zen
Charlotte Joko Beck

Ma chienne ne se pose pas de questions sur le sens de la vie. Il lui arrive de s’inquiéter de l’arrivée de sa pâtée, mais elle n’a pas d’angoisses métaphysiques pour autant. Pourvu qu’elle ait sa dose de nourriture et de caresses, la vie est belle! L’ennui, c’est que les roseaux pensants que nous sommes ne fonctionnent pas comme les chiens. L’être humain jouit en effet de la conscience de soi – un privilège parfois lourd à porter puisqu’il peut aussi bien faire notre perte que notre salut. Méconnaissant la véritable nature de notre esprit, nous essayons d’emprisonner cette énergie vive dans un ego qui nous cause des foules de problèmes, car nous ne maîtrisons pas ce qui se passe.
       Qui n’a jamais ressenti un certain mal de vivre? Cette sourde angoisse, qui se fait plus lancinante dans les moments difficiles, reste néanmoins perceptible quand tout va bien : la peur de voir le vent tourner nous gâche une partie du plaisir. Nous sommes habités par une inquiétude latente qui a ses racines dans un malaise existentiel plus profond : il est un fait que, dans l’ensemble, nous ne sommes guère satisfaits de la vie que nous menons. Si je vous disais que votre existence est d’ores et déjà parfaite et complètement satisfaisante, vous me prendriez pour une cinglée. Vous ne trouverez personne pour vous déclarer que sa vie est parfaite, telle qu’elle est. Et pourtant, il existe en chacun de nous une intelligence innée et parfaitement consciente de sa propre infinitude. À vrai dire, nous sommes de véritables contradictions ambulantes : débordés par les difficultés d’une vie à laquelle nous ne comprenons pas grand-chose, nous avons par ailleurs confusément conscience de la présence en nous d’une réalité infinie et intelligente. Nous sommes tiraillés entre un sentiment d’impuissance et d’incompréhension totales, et l’intuition très vague d’une connaissance dormante en soi. 
       C’est cette contradiction interne qui nous amène à nous poser des questions. Au départ, on a tendance à croire que c’est en changeant le monde et les autres que tout ira mieux. On entreprend donc de chercher ailleurs qu’en soi-même des «solutions» plutôt simplistes. On s’imagine qu’il suffirait d’avoir une plus grosse voiture, une plus belle maison ou un patron plus compréhensif, de vivre une nouvelle passion, ou de partir en vacances sur une île tropicale pour que tout s’arrange. C’est une démarche que nous faisons tous, à un moment ou à un autre. Chacun de nous possède un inépuisable stock de rêves et de fantasmes qu’il passe sa vie à essayer, les uns après les autres. On se dit : «Ah, cette fois, il ne me manque plus que ça – cette voiture ou maison, etc. – pour être vraiment heureux!» Or, une fois acquise ladite maison, on s’aperçoit qu’il manque encore un petit quelque chose pour que notre bonheur soit complet. Et ainsi de suite, à l’infini. Nous menons nos vies de fantasme en chimère, sans jamais atteindre la satisfaction espérée. Nous courons après l’arc-en-ciel qui s’éloigne de plus en plus à mesure qu’on croit s’en approcher. Et quand le charme des fantasmes les plus évidents s’est émoussé, on en cherche de plus subtils. Autrement dit, puisqu’on n’arrive pas à trouver le bonheur escompté dans les plaisirs matériels, on va voir du côté spirituel. Et, paradoxalement, c’est souvent en recherchant un bonheur matériel qui ne cesse de vous échapper qu’on arrive à la spiritualité. C’est pourquoi la plupart d’entre nous abordent la spiritualité avec une attitude essentiellement matérialiste, au départ : c’est toujours la même motivation égocentrique qui nous anime – JE veux être heureux –, elle a simplement changé d’objet, substituant le spirituel au matériel. Ceux qui fréquentent le Centre Zen n’ont peut-être plus comme idéal de bonheur de s’acheter une Porsche, une Mercédès, ou le dernier cri de la hifi ou de la vidéo. Mais ils font zazen dans l’espoir d’arriver à régler tous leurs problèmes du jour au lendemain – ou presque. Fondamentalement, leur attitude n’a pas changé : ils en sont encore à chercher une « potion magique » qui leur garantisse un bonheur sans nuages, ad vitam aeternam. Simplement, comme la recette « matérialiste » du bonheur n’a pas très bien marché, on en essaie une version pseudo-spirituelle. La spiritualité devient notre dernier gadget : «Si seulement je trouvais la sagesse, alors là, je serais vraiment heureux!» Nous arrivons au zen chargés de tout un fatras de fantasmes : cette fois-ci, ça y est, on tient LA solution. On a trouvé la recette miracle, le sésame du bonheur garanti – l’éveil, la sagesse. C’est du solide, le spirituel; des valeurs sûres. À nous le vrai bonheur! 
Notre vie pourrait se résumer à l’histoire d’un petit sujet en quête d’un objet extérieur à lui-même. Et puisque le sujet sert de référence est limité dès le départ – comme l’est le corps et le mental d’une être humain –, son objet reflétera forcément les mêmes limitations. Résultat : les limitations s’additionnent et on se sent encore plus mal à l’aise qu’au départ. 
       Nous avons tous une vision subjective de la vie qui s’élabore au fil des années à travers un conditionnement propre à chacun. D’un côté, il y a moi, et de l’autre les objets : tout ce qui m’est extérieur – les choses, les gens et les situations. Il y a certains objets que j’aime et d’autres que je n’aime pas. Une fois ce repérage établi, nous procédons à un tri automatique de toutes nos expériences, de façon à maximiser ce qui nous plaît et à minimiser ce qui nous déplaît. Et toute notre vie s’organise autour de ce principe de satisfaction maximum. C’est une manipulation à laquelle tout le monde se livre, mais qui nous maintient constamment à distance de notre vécu brut en escamotant la réalité. On reste en dehors de sa propre vie : on la considère, on l’analyse, on l’évalue en fonction d’un seul principe : «Qu’est-ce que je peux en tirer? Qu’est-ce que ça va me rapporter?», et c’est sur la base de ce critère égocentrique qu’on se précipite sur les choses – ou les gens – ou qu’on les fuit comme la peste. Voilà les spéculations qui nous occupent du matin au soir. Pas étonnant que nous nous sentions si mal dans notre peau, derrière nos petits airs de gens aimables et bien comme il faut! Si on grattait un peu ce vernis superficiel dont chacun se pare en société, on découvrirait une véritable tourmente intérieure : une zone de turbulences confuses où règnent la peur, la souffrance et l’angoisse. Nous avons évidemment recours à toutes sortes de subterfuges pour oublier cette sensation de malaise intérieur : chacun noie ses angoisses existentielles comme il le peut! On mange trop, on boit trop, on fume trop, on s’abrutit de boulot, de télé, ou de musique – on fait n’importe quoi, mais à l’excès, pour couvrir la petite voix enrouée de la conscience de soi. On s’active tous azimuts pour occulter l’angoisse qui nous habite en permanence. Il y a des gens qui vivent dans cet état-là jusqu’à leur dernier souffle. Mais, plus les années passent et plus le mal empire : ce qui était supportable à vingt-cinq ans devient parfaitement intolérable à cinquante. Nous connaissons tous des gens qui sont quasiment des morts vivants, claquemurés dans leurs idées étriquées. Leur vie a perdu toute flexibilité et toute fluidité, et, en se figeant, elle s’est vidée de toute joie. Quelle sinistre perspective! C’est pourtant celle qui nous guette tous si nous ne nous réveillons pas à temps. À temps pour travailler sur soi afin de démystifier l’illusion d’un prétendu sujet, d’un ego qui existerait indépendamment de son objet. Or, c’est justement la finalité de toute pratique spirituelle bien comprise : combler la soi-disant distance qui sépare le moi du ça. Lorsqu’on cesse de manipuler l’expérience brute de son vécu, le sujet et l’objet ne font plus qu’un. Instant de vérité dans lequel on entrevoit sa propre réalité et celle de sa vie.

L’éveil spirituel n’est pas une chose qui se gagne ou qui s’acquiert : c’est au contraire une absence de chose. Toute votre vie, vous avez cherché quelque chose, vous avez poursuivi un but – quel qu’il soit. Or, l’éveil consiste justement à abandonner toutes ces finalités hypothétiques pour travailler sur le réel de soi-même et de la vie. La spiritualité n’est pas affaire de mots, de gloses ou d’exégèses savantes. C’est un passage à l’acte, une pratique.

Vous pourriez passer mille ans à compulser toute la littérature qui a été écrite sur la spiritualité et sur l’éveil : littérature à peu près aussi efficace que de lire une recette de cuisine en guise de repas, car vous auriez faim et vous ne connaîtriez pas la saveur du plat! La spiritualité est une expérience de chaque instant qu’il revient de cultiver au cœur même de son vécu quotidien. 
       Nous devons apprendre à retrouver le naturel – notre naturel. Or, la vie que nous menons s’en est tellement éloignée que la pratique du zen va nous paraître très ardue – très peu naturelle – au départ. Un peu comme quelqu’un qui aurait marché sur les mains pendant des années et qui aurait du mal à apprendre à se tenir sur ses deux pieds – il serait obligé de faire un effort pour retrouver ce qui était en réalité ses réflexes naturels – qui avaient cessé de lui venir spontanément. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on a besoin de réapprendre le naturel! Le point de départ consiste à comprendre que la source de toutes nos expériences – problèmes ou bonheurs – ne se trouve pas ailleurs qu’en soi-même. Quand on commence à envisager les choses sous cet angle – ne serait-ce que partiellement au départ – on est sur la bonne voie. Une telle prise de conscience représente en effet un début d’éveil. Elle est porteuse d’une tout autre perception de la vie qui nous apparaît alors beaucoup plus fluide et plus joyeuse qu’on ne pourrait l’imaginer. Et cette nouvelle perception des choses nous motive pour «pratiquer» - c’est-à-dire cultiver cet état d’esprit. 
       Si on décide de pratiquer le sen, c’est pour apprendre à vivre de manière plus équilibrée, plus sensée. Le zen ayant près de mille ans maintenant, c’est un système éprouvé et rodé – un chemin parfaitement balisé, même d’il n’est pas tous les jours faciles. En tout cas, c’est l’antidote absolu aux fantasmes qui ne débouchent sur rien : faire zazen, ce n’est pas planer dans les nuages, à la poursuite de quelque chimère éthérée. C’est au contraire une discipline pratique qui nous aide à bien garder les pieds sur terre et qui nous met face à la réalité de notre être et de notre vécu. Pratiquer le zen, ce n’est pas tourner le dos au monde ou à ses responsabilités. C’est au contraire apprendre à mieux faire tout ce qu’on fait, à vivre plus pleinement chaque moment de son quotidien : mieux assumer son travail, mieux élever ses enfants, cultiver de meilleurs rapports avec les autres.

Un bon exemple : Anthony Cymerys est barbier. Il est âgé de 82 ans. Chaque mercredi, il apporte sa chaise,  ses ciseaux, son rasoir et une batterie d'auto pour le brancher, à un parc de Hartford. Il offre ses services aux sans-abri. Il ne leur demande pas un sou. Ils n'ont qu'à lui donner une accolade.

En pratiquant le zen, on ne fuit pas le quotidien, on le vit – complètement, sans rien esquiver. Une pratique saine peut nous délivrer de nos contradictions internes en nous aidant à retrouver l’équilibre et la santé intérieurs que nous avait fait perdre notre cécité spirituelle.

Ceci dit, reconnaissons qu’il faut une certaine dose de courage pour bien faire zazen. C’est pourquoi le zen n’est pas forcément une discipline qui attire toute le monde. Mais, pourvu qu’on se sente suffisamment motivé, qu’on sache faire preuve d’un peu de patience et de persévérance ... on verra sa vie se stabiliser et s’équilibrer progressivement ... nos émotions perdront de leur ascendant sur nous. Quand on commence à faire zazen, on prend conscience du chaos qui règne dans un mental occupé à brasser toutes sortes d’idées, et on se rend compte que c’est là-dessus que devra porter l’essentiel de ses efforts. Au départ, on est complètement prisonnier de cette frénésie, de cette valse incessante des pensées, et la pratique consiste à essayer de ramener un peu de lucidité et de stabilité dans cette pagaille. Une fois que l’esprit s’éclaircit et se stabilise un peu, il échappe à l’emprise dictatoriale des pensées et ne se laisse plus prendre au piège des objets. Dans l’espace mental retrouvé, reconquis, l’esprit est alors capable de se percevoir lui-même, tel qu’il est véritablement. L’espace d’un instant, on «se» reconnaît, avec la même certitude infaillible qu’une mère retrouvant son enfant. 
       Le zazen n’est pas une sorte de sport qu’on peut espérer maîtrise en le pratiquant pendant un an ou deux. C’est une discipline qui devient un mode de vie, car elle offre à un être humain des possibilités d’enrichissement illimitées. Le zazen nous fera découvrir que nous participons de l’infinitude de la nature essentielle de l’univers. Ensuite, à nous de nous ouvrir à cette immensité et de l’exprimer dans notre quotidien. Certains se demanderont peut-être si cette fréquentation des valeurs spirituelles ne risque pas de nous désincarner un peu, de nous éloigner des autres et du concept. Or, c’est l’inverse qui se produit : plus on touche à la réalité ultime des choses et plus on éprouve de compassion envers les autres, et plus notre vie quotidienne se transfigure. Rien ne change, apparemment, mais en réalité, tout est différent : notre façon de vivre et de travailler, nos rapports avec nous-mêmes et avec les autres. Le zen, ce n’est pas passer trente ou quarante minutes par jour, les fesses sur un coussin. C’est un programme de vie qu’on se donne pour la vie. C’est une pratique de tous les instants, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

SOYEZ ZEN ... en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
Pocket; 1989

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- Libellé «Joko Beck»
- Buffet « bonheur à volonté » :
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19 septembre 2012

Zénie en herbe

vraiment chouette ce site...

Prisonniers de la peur
Charlotte Joko Beck
 
Extrait de Soyez zen en donnant un sens à chaque acte à chaque instant

[Pratique : méditation, zazen]

Vous avez tous en tête le cliché familier du PDG surmené qui travaille jusqu’à dix heures du soir, qui passe son temps au téléphone et qui a à peine le temps d’avaler un misérable sandwich en guise de repas. Tant pis pour sa pauvre carcasse qui fait les frais de cette frénésie démente! Pendant ce temps-là, notre homme est persuadé de l’absolue nécessité d’une telle débauche d’activité : c’est ce qu’il faut faire pour s’offrir la belle vie. Mais il ne se rend pas compte que c’est le désir qui le mène par le bout du nez – comme c’est d’ailleurs le cas pour chacun de nous. Nos désirs ont une telle emprise sur nous que c’est à peine si nous nous rendons même compte que nous existons.

La plupart des gens qui n’ont pas de pratique spirituelle mènent des vies assez égoïstes. Ils sont entièrement pris par leurs désirs : l’envie d’être important, de posséder ceci ou cela, d’être riche et célèbre. C’est bien sûr vrai pour tout le monde, à des degrés différents, et nous ne sommes pas des exceptions. Cependant, à mesure que l’on pratique, on commence à se rendre compte que la vie ne fonctionne pas tout à fait comme la publicité veut bien nous le dire. Les pubs de la télévision voudraient nous faire croire qu’il suffit d’acheter le dernier fixateur à cheveux ou le produit de beauté tartempion, ou le système machin d’ouverture automatique des portes de garage pour être follement heureux. C’est un peu ça, non? Nous savons, pour la plupart, que ce n’est pas vrai. Nous ne sommes plus dupes de ces vaines promesses et, du fait que nous ne mordons plus à l’hameçon, nous commençons aussi à nous rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche sérieusement dans nos vies. La logique du désir égoïste qui nous domine ne nous rend pas heureux.

Une fois cette constatation faite, on passe à un deuxième stade : «Eh bien, puisque cela ne marche pas de vivre en égoïste, je vais essayer de ne plus l’être.» La plupart des religions – et certains groupes de zen n’échappent pas à cette logique – visent à nous guérir de notre égoïsme. Que se passe-t-il en réalité? Conscients de notre mesquinerie et de notre sècheresse de cœur, nous décidons de nous lancer à la poursuite d’un nouveau désir, plus glorieux : on se veut bon, gentil et patient. Et ce désir va main dans la main avec un sentiment de culpabilité : dès que l’on ne se sent pas à la hauteur de la nouvelle image de soi qu’on s’était créée, on culpabilise. C’est toujours la même chanson : on essaie d’être autre chose que ce que l’on est, et quand on n’arrive pas à incarner ses idéaux, on se sent coupable ou on sombre dans la dépression.

La pratique passe généralement par ces deux phases-là : d’abord, on se rend compte de ses défauts – on est égoïste, envieux, mesquin, violent, ambitieux, etc. Ensuite, par réaction, on adopte une nouvelle ambition : cesser d’être égoïste. «Comment est-ce que je peux encore avoir des pensées comme celles-là! Depuis le temps que je fais zazen, pourquoi suis-je encore si mesquin et pétri de désir? Je devrais être tellement mieux que ça maintenant!» Tout le monde tombe dans le panneau! L’ennui, c’est que les religions – et certains centres zen n’y échappent pas, hélas – cherchent souvent à faire de leurs fidèles des petits saints qui ne font ou qui ne pensent jamais rien de mal. Ce qui est une erreur, du point de vue de l’évolution spirituelle des personnes concernées qui ont facilement tendance à devenir arrogantes. Elles ont tendance à se croire supérieures aux autres, sous prétexte qu’elles connaissent La Vérité et que les autres l’ignorent et ont donc forcément tort. Il y a des gens qui m’ont dit un jour : «Notre sesshin commence à 3 heures du matin. Et la vôtre? À 4h15? Ah bon…» C’est une bonne illustration de l’arrogance qui caractérise ce deuxième stade (le sentiment de culpabilité en engendre pas mal!) Je ne condamne pas, je constate : on est arrogant parce qu’on ne se rend pas compte de la réalité des choses.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que tout désir est une expression de l’égo et de notre peur; et c’est encore plus vrai, s’agissant du désir de devenir tel ou tel.

«Si j’arrive à devenir parfait, à me réaliser spirituellement, à trouver l’éveil, l’illumination, je n’aurai plus peur.» Le voyez-vous, ce désir déguisé en quête spirituelle? On brûle d’envie de tourner le dos à ce que l’on est pour se jeter à la poursuite d’un idéal. Pas forcément l’éveil, d’ailleurs; il y en a qui voudraient simplement savoir éviter les scènes de ménage avec leur femme. Bien sûr qu’il vaut mieux ne pas se battre avec son épouse, mais la tension que va éprouver un mari qui se force à ne pas se mettre en colère risque au contraire d’aggraver encore la situation…

Quand on veut changer de peau en s’efforçant de ne plus être égoïste et envieux, c’est un peu comme si on décrochait les vilains chromos accrochés au mur de sa chambre pour les remplacer par de jolis tableaux. Cependant, si la pièce est une cellule de prison, on n’aura fait que changer de décor : les murs seront un peu moins sinistres mais on restera toujours prisonnier. Si vous substituez aux images de désir, de colère et d’ignorance qui formaient votre paysage, de belles reproductions de valeurs morales idéales, peut-être améliorerez-vous le décor, mais vous ne serez toujours pas libres.
()

La prison, dans laquelle nous nous croyons enfermés et que nous nous donnons tellement de mal à redécorer sans cesse, n’en est en fait pas une. En réalité, la porte n’a jamais été bouclée car il n’y a même pas de verrou.

Cela ne suffit pas de le dire, évidemment; encore faut-il en faire une réalité vécue, pour chacun d’entre nous. Alors, comment peut-on concrétiser cette liberté qui est la nôtre? Nous avons vu que l’égoïsme et le désir de le dépasser étaient tous deux inspirés par la peur – jusqu’au désir d’atteindre la sagesse et la perfection qui vient aussi de cette même peur. Nous n’aurions pas besoin de courir après tous ces désirs si nous nous rendions compte qu’en réalité, nous sommes déjà libres. Ce qui nous renvoie une fois de plus à la même pratique : apprendre à ouvrir les yeux, à devenir plus lucides, sans tomber dans des impasses telles que de vouloir ne plus être égoïste. Car il ne s’agit pas de tomber de l’égoïsme inconscient dans un oubli de soi calculé, mais plutôt de se rendre compte de l’inutilité d’une telle volte-face. Si nous passons malgré tout par ce deuxième stade, essayons au moins d’en avoir conscience! Sachons que ce n’est qu’une phase transitoire qui débouche sur la suivante.

La troisième phase est celle de l’observation attentive qui, seule, ouvre les yeux sur la réalité des choses. On apprend à se faire le témoin de soi, pour sortir de la logique dualiste des deux premières phases. Au lieu de se dire : «Je ne dois pas être impatient», on observe son impatience. En prenant du recul pour regarder ce qui se passe en soi, on aperçoit la réalité de son impatience. Et c’est un processus qui n’a rien de commun avec la fabrication d’une image idéale de soi; en s’acharnant à s’imaginer sous les traits d’une personne patiente et bien gentille, on ne ferait que dissimuler sa colère et son impatience sous ce portrait idéalisé, et nos sentiments réels ne tarderaient pas à refaire surface, tôt ou tard. Ce que nous avons besoin de voir, c’est la réalité de ces instants pénibles où nous nous sentons impatients, jaloux, déprimés. Quand on prend l’habitude d’observer son esprit, on se rend compte que l’on est pris dans un tourbillon de pensées incessant : si seulement j’étais comme ci ou comme ça, si seulement ces gens-là étaient un peu plus comme ci ou comme ça! On revit le passé, on se projette dans l’avenir, on bâtit des châteaux en Espagne. On essaie de tout prévoir pour que les choses s’arrangent à notre avantage.

Quand on sait prendre du recul et se faire le témoin patient et persévérant de ce qui se passe en soi, on se rend compte que les deux attitudes que nous venons de décrire – suivre les pulsions de son égoïsme ou les fuir – sont aussi stériles l’une que l’autre. En comprenant cela, on passe, insensiblement et tout naturellement, à la troisième phase, c’est-à-dire à l’expérience directe de la réalité brute de chacune de nos pensées ou de nos émotions : vivre, sentir à fond l’instant d’impatience ou de jalousie. On échappe ainsi à la logique dualiste qui nous projetait vers un soi idéal en délaissant ce que l’on était déjà. On revient à la réalité de ce que l’on est. Et, quand on sait expérimenter à fond ses émotions, celles-ci se dissolvent d’elles-mêmes sous notre regard lucide, car elles ne sont rien de plus que le fruit de nos pensées.

Pratiquer veut dire regarder sa peur en face, au lieu de fuir et de tourner comme un lion en cage dans sa petite cellule qu’on essaie de bricoler pour la rendre un peu plus agréable à vivre.

En fait, nous passons pratiquement toute notre vie à fuir quelque chose : la souffrance ou notre mal-être fondamental. Même notre sentiment de culpabilité est encore une fuite. Quand on cesse de se détourner de la réalité, on fait face à ce qui se passe à chaque instant. On accepte d’être exactement ce que l’on est à ce moment-là – en colère, méchant, jaloux. Non que cela nous fasse plaisir, car nous aimons tellement mieux nous imaginer dans le rôle de quelqu’un de gentil et de sympathique – même si cela ne correspond pas souvent à la réalité!

L’égo commence à mourir le jour où l’on fait réellement l’expérience de ce que l’on est, et c’est de cette mort que jaillit une nouvelle vie.

En prenant du recul par rapport à ses idéaux pour les observer avec l’œil d’un témoin, on renoue avec sa nature essentielle, qui n’est autre que l’intelligence de la vie.

Quel est le rapport entre l’éveil spirituel et le processus que nous venons de décrire? Il est simple : l’observateur désengagé sort de l’irréel et, le voyant pour ce qu’il est, il se retrouve de plain-pied dans le réel. Cela ne durera peut-être qu’une seconde, au début, mais plus ça ira, et plus on arrivera à y rester. Le jour où vous serez capables de cultiver cette lucidité attentive pendant quatre-vingt-dix pour cent de votre temps, vous constaterez qu’il n’y a plus de distance, plus de différence entre la vie et vous. Vous serez votre vie, et donc vous saurez ce qu’elle est.

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20 janvier 2012

Choisir le contenu

Désolant comme on peut gâcher sa vie en ruminant…  


Au retour de ma randonnée du matin, un voisin m’a abordée. Il voulait m’entretenir du dernier objet de ses doléances. J’ai coupé net en lui disant sur un ton cordial : «Vous savez M. Untel, je n’écoute pas les ragots, les médisances ou les calomnies, même pas les vérités. Je préfère nourrir ma tête avec plus intéressant.»

Nous avons la fâcheuse habitude de ruminer en boucle les contrariétés, critiques, jugements, obsessions, déceptions, blessures d’égo, et j’en passe. Et nous oublions que c’est bien là ce qui finit par nous rendre malades. Pourtant, nous pouvons choisir de nourrir notre esprit avec des pensées plus constructives. À noter que les obsessions «positives» ne sont pas mieux; l’obsession ne mène nulle part car en occupant tout l’espace mental, elle ne laisse aucune place à la pensée créative.

Rumination = stress = souffrance = déséquilibre hormonal = perturbation du système nerveux = épuisement = … ? … (si rien n’est fait pour stopper l'envahissement destructeur du mental inférieur).


***
Le tournant

Une vie libre et riche de compassion – c’est ce que nous recherchons tous, ici. C’est-à-dire une vie à part entière, une vie humaine vraiment digne de ce nom. Or, une telle forme d’existence est nécessairement sans entraves : elle ne s’attache à rien, pas plus à une pratique qu’à un maitre ou même qu’à la Vérité. Car s’attacher à la Vérité, c’est la perdre de vue. ()

Nous construisons un bien étrange montage que nous appelons moi, mais comme nous ne sommes que des bricoleurs amateurs, nous ne tardons pas à nous sentir quelque peu dépassés par notre création qui parait écrasée par le manque d’espace. Le moi a beau avoir fière allure, nous nous sentons trop à l’étroit, gênés aux entournures.

C’est là qu’arrive le moment crucial du choix; il y a deux attitudes possibles, une fois qu’on découvre l’inconfort et les angoisses du moi. La première consiste à faire comme si de rien n’était, comme si notre séjour était de tout temps prédestiné. On se contenterait alors de redécorer la pièce en trompe-l’œil ou avec des miroirs. La deuxième façon de réagir serait de constater qu’il faut trouver le moyen de faire sortir le moi à l’air frais et à la lumière, pour laisser respirer cette pauvre créature crispée qui étouffe. 

La pratique spirituelle commence au moment où l’on se met à examiner l’égo qu’on a construit. On a renoncé à essayer de modifier l’environnement en trichant avec la décoration, et on se décide à faire sortir l’égo pour mieux l’observer à la lumière du jour. Ce n’est cependant qu’une étape transitoire, car la finalité de la vie humaine va bien au-delà de la simple analyse des mécanismes de l’égo, puisqu’il s’agit de rejoindre la route – le cours naturel des choses – pour vivre enfin comme un humain à part entière.

La première chose qui nous pousse à bouger, c’est le sentiment de claustrophobie qu’on éprouve à l’intérieur des murs de l’égo. On sait qu’il va falloir faire  quelque chose pour faire tomber ces maudits murs. Et, lorsqu’on décide de faire sortir l’égo sur la terrasse pour le regarder à la lumière du jour et avec un peu plus d’espace et de recul, c’est l’amorce d’un changement important. Sur le plan de la pratique spirituelle c’est un tournant capital. Que pouvons-nous faire pour le favoriser?

On a tendance à penser que, pour prendre un nouveau départ, il faut d’abord faire table rase de tout ce qui a précédé. Renoncer à son ancienne vie afin d’en commencer une nouvelle. Mais j’aimerais que nous nous interrogions un peu sur le renoncement : à quoi faut-il renoncer? Au monde matériel, tel qu’il nous apparait, ou à notre univers mental et affectif?

La plupart des religions encouragent leurs fidèles à renoncer aux biens de ce monde. Traditionnellement, le moine ne doit posséder qu’une petite boite dans laquelle il range ses quelques affaires indispensables. Peut-on parler de vrai renoncement? À mon avis, non, bien qu’il s’agisse d’une pratique utile. Un peu comme si quelqu’un qui adore les sucreries se privait de dessert pendant quelque temps pour apprendre à mieux se connaitre en observant ses réactions.

Nos tentatives de renoncement peuvent aussi prendre une autre forme : quand on commence à se sentir mal à l’aise dans la jungle de ses pensées et de ses émotions, on a envie de quitter ce monde-là, de s’en débarrasser en l’abandonnant derrière soi. On aimerait renoncer à cet univers mental et affectif qui nous pèse car on se sent coupable de pensées et sentiments mauvais. Cependant, là encore, il ne s’agit pas d’un authentique renoncement; on ne fait que réagir en fonction d’une idée préconçue : la notion du bien et du mal.

Certains, déçus par le quotidien, font même une ultime tentative et décident de renoncer à tout pour vivre une vie entièrement consacrée à la spiritualité. Une démarche formidable, pour qui sait vraiment ce que cela veut dire – ce qui n’est la plupart du temps pas du tout le cas, malheureusement. C’est en effet dans le cadre d’une soi-disant pratique spirituelle qu’on rencontre les interprétations les plus fausses du renoncement, et qui sont d’autant plus malfaisantes qu’elles sont insidieuses, parce qu’on est convaincu d’être du bon côté de la barrière. On aspire à une vie de pureté et de sainteté, on se veut différent des autres, on s’installe peut-être même dans un coin perdu, calme et tranquille, à l’écart de tout. Tout ça est très joli et part d’un bon sentiment, mais l’ennui, c’est que ça n’a rien à voir non plus avec le vrai renoncement.

Alors qu’est-ce donc que le renoncement authentique? Existe-t-il même? Il vaudrait peut-être mieux parler de détachement : la plupart du temps, nous croyons «renoncer» quand nous tentons de modifier certains détails de notre vie auxquels nous accordons, comme à nous-mêmes, une importance démesurée, alors qu’en réalité, on n’a pas besoin de renoncer à quoi que ce soit.

Il suffit de comprendre que le renoncement authentique n’est pas autre chose que le détachement.

La pratique ne consiste pas à éliminer de force l’attachement, en laissant tomber les choses ou les gens auxquels on est attachés, mais à le percer à jour. On peut avoir une immense fortune sans y être attaché, ou n’avoir que trois sous et y être farouchement attaché. Ceux qui ont compris la nature de l’attachement ont souvent tendance à ne pas s’encombrer de trop de biens, quoique ce ne soit pas une règle générale. En effet, ce n’est pas tant ce qu’on possède qui compte que l’attitude qu’on a par rapport à ce qui nous appartient. La plupart du temps, notre pratique achoppe sur notre manie de toujours vouloir manipuler la réalité – notre esprit ou notre environnement. Par exemple, on voudrait à tout prix arriver à calmer son esprit, sans comprendre que ce n’est pas le va-et-vient des pensées qui est gênant, mais l’attachement qu’on éprouve à leur égard. Les émotions sont parfaitement inoffensives – ce ne sont que des pensées, des créations de l’esprit – tant qu’on ne se laisse pas dominer par elles en s’y attachant; mais dès qu’on s’y attache, les ennuis commencent pour tout le monde. Voilà la première difficulté qu’on rencontre dans la pratique : prendre conscience du poids de l’attachement dans notre vie. Si vous faites zazen avec beaucoup de patience et de persévérance, vous vous rendrez compte que votre vie est entièrement sous l’emprise de l’attachement – comme chez nous tous. Chacun de nous n’est que la somme des liens qui l’attachent aux choses et aux êtres.

Comprenons bien qu’on ne se débarrasse pas de l’attachement de force. En revanche, si on apprend à en reconnaitre la véritable nature, il s’évanouira doucement et imperceptiblement, comme un château de sable progressivement englouti par les vagues à marée montante. Il s’écroulera et disparaitra. Où ira-t-il donc?

Tant que l’on garde une image idéalisée de soi, des autres ou de la vie, on reste prisonnier de l’attachement.

Il ne s’agit pas de se débarrasser de nos attaches ou d’y renoncer, mais de cultiver l’intelligence et la lucidité naturelles de l’esprit qui permettent seules d’en percer la nature : impermanente et vide de réalité. Vous n’avez pas besoin de chercher à vous débarrasser de quoi que ce soit. Mais sachez que les liens les plus lourds et les plus insidieux sont ceux que nous forgeons au contact de ce que nous prenons pour des vérités spirituelles. L’attachement au soi-disant spirituel est le plus gros obstacle à une spiritualité authentique. Il est impossible d’être vraiment libre et capable d’amour tant qu’on reste attaché à quoi que ce soit.

Lorsque vous ferez zazen aujourd’hui, n’oubliez pas l’essentiel : cultiver le détachement. Sachez persévérer et souvenez-vous que vous avez le choix : à chacun de décider s’il tient ou non à vivre une vie libre et riche de compassion.

Charlotte Joko Beck
Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant; Pocket 
***
Vous aimerez peut-être :

- Les extraits du libellé «Joko Beck»
- L’onglet «Changement de fréquence» ci-haut  
- http://situationplanetaire.blogspot.com/2011/12/quite-brainy.html 

7 juillet 2011

Que «ma» volonté soit faite

«Les actions du méchant lui sont inspirées par la crainte de souffrir ou par le désir d'accroître sa jouissance, sans qu'il s'aperçoive qu'en les commettant il risque au contraire d'attirer plus de souffrance sur lui et introduit, dans sa joie, le poison de l'insécurité.»
~ Alexandra David-Néel

***
La logique de l'échange

«Nous serions prêts à n'importe quoi pour affirmer le bien-fondé de nos idées : on irait jusqu'à ruiner sa famille ou à précipiter la perte de nations entières... Derrière toutes les guerres, on trouve l'idéologie d'une nation qui prétend détenir la Vérité et l'imposer aux autres.
      Le mental dualiste se conduit toujours en dictateur; incapable de s'ouvrir à la réalité de la situation, il veut à tout prix manipuler le monde pour lui faire avaler «sa» vérité. À chaque fois que l'ordre des priorités est renversé - en faisant passer l'idée avant la réalité -, il y a forcément manipulation du réel.
      Lorsqu'on vit de cette façon-là, tout notre univers tourne autour de deux syllabes : «je veux». C'est la logique du désir qui domine tout, quels qu'en soient les objets, - multiples et changeants, à l'infini. Cependant, la racine même du désir est toujours la même : le besoin d'affirmer et de conforter l'idée du moi, que nous prenons pour une entité réelle. Voilà pourquoi nous sommes obligés de manipuler la vie pour la faire cadrer avec notre projection du «moi».
      À vrai dire, nous ne faisons jamais rien gratuitement; le moindre de nos actes s'inscrit dans la logique de l'échange : je fais ceci, d'accord, mais en échange de cela. La vie devient une série de transactions commerciales, sauf que les termes de l'échange sont beaucoup moins clairs que dans nos achats ordinaires.
      Ainsi, si vous voulez passer pour un grand altruiste, vous ferez tout pour donner l'impression que vous n'êtes pas égoïste - même si c'est loin de correspondre à la réalité!
      Si vous vous dévouez à une cause ou à une association, vous en attendez quelque chose en retour : la reconnaissance de vos bons et loyaux services, un certain respect, un traitement de faveur. Nous sommes incapables d'un geste gratuit; il y a toujours un échange, quelque chose à gagner. Nous ferions bien d'afficher nos prix dès le départ!
      Une bonne partie des rapports familiaux s'inscrivent d'ailleurs dans cette logique vicieuse de l'échange, sous une forme plus subtile - celle du chantage affectif : «Comment, après tout ce que j'ai fait pour toi!»
      Cependant, il est rare que la vie nous apporte ce que nous attendons, et, avec un peu de maturité dans la pratique - zazen -, on se rend bien compte qu'on a toujours fait fausse route en envisageant ses rapports avec l'existence en termes d'échanges. Le monde n'est pas là pour satisfaire mes désirs et confirmer mes idées. Il est donc indispensable de se rendre compte à quel point la logique de l'échange domine nos vies, même si cette prise de conscience est douloureuse.
      La vraie pratique, la spiritualité authentique, commence quand on constate la faillite de l'échange et de l'attente. Il n'y a pas de meilleur véhicule pour avancer sur la voie. La déception est un ami précieux et un guide infaillible, même si ce n'est pas tout à fait le genre d'amitié dont nous avions rêvé!
      Résumons-nous : lorsque nous agissons à partir d'une expérience immédiate - comme quand on ramasse un grain de raisin tombé par terre -, nos actes répondent aux nécessités du moment. Ce sont donc des actes spontanés, sans manipulation de la réalité. À l'inverse, les actes qui découlent de la volonté du moi ressemblent aux diktats d'un tyran qui voudrait soumettre le monde entier à ses désirs. En voulant plaquer ses idées et ses désirs sur la réalité, on manipule le monde et les autres pour arriver à ses fins. C'est une vie de calcul, étrangère à la compassion qui, elle, donne sans rien attendre de personne. La compassion ne connaît pas l'échange.»
~ Charlotte Joko Beck

7 juin 2011

Nuire ou ne pas nuire, big question

«Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse» ou «Fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse». 

La deuxième option a fait dire à George Bernard Shaw, avec raison :
«Ne fais pas aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent. Leurs goûts peuvent être différents.»

Parfois je me dis que tous nos efforts, individuellement et collectivement, ne sont motivés que par la crainte qu’on nous nuise, plutôt que par la crainte de nuire aux autres. On n’a qu’à penser à «l’effort de guerre»…

Archives de l'Office National du Film du Canada

Certains messages de ce blog semblent parfois porter la bannière «donneur de leçons». En réalité je vulgarise ce que j’ai le plus besoin de développer moi-même, encore, encore et encore. A lifetime work in progress

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Ne pas nuire à autrui
Pema Chödrön

Apprendre à ne pas nuire à soi ni aux autres est un enseignement bouddhiste primordial. La non-agression possède le pouvoir de guérir. Le fondement de la société éveillée est cette capacité à ne pas nuire ni à soi-même ni à autrui. C’est ainsi qu’on peut avoir un monde sain. Ça commence avec des citoyens sains, c’est-à-dire nous. L’agression la plus basique envers soi-même, le dommage le plus fondamental qu’on puisse se faire à soi-même, c’est de rester ignorant parce qu’on ne trouve pas le courage ni le respect nécessaire pour se regarder avec honnêteté et douceur.

Pour ne pas nuire, il faut d’abord être attentif, voir clairement, avec respect et compassion, ce qui est sous nos yeux. C’est ce que nous apprend la pratique de base. Mais l’attention ne s’arrête pas à la méditation formelle. Elle aide à entrer en contact avec tous les détails de sa vie, elle aide à voir, à entendre et à sentir sans fermer ses yeux ni ses oreilles ni se boucher le nez. C’est le voyage d’une vie entière pour entrer en rapport avec l’immédiateté de l’expérience, en toute honnêteté, et se respecter suffisamment pour ne pas porter de jugements. À mesure qu’on met tout son cœur dans ce voyage de douce honnêteté, ce n’est pas sans un certain choc qu’on se rend compte à quel point on a refusé de voir quelques-uns des moyens auxquels on a recours pour nuire.

Il est douloureux de faire face à sa manière de nuire à autrui, et ça prend un certain temps. C’est un voyage qui a lieu parce qu’on est déterminé à être doux et honnête, à rester éveillé, attentif. Parce qu’on est capable d’attention, on voit ses désirs et son agression, sa jalousie et son ignorance. On ne passe pas à l’acte, on se contente de les voir. Sans attention, on ne peut les voir, et ils se multiplient.

Bien-être et incertitude
Cent huit enseignements
Pocket Spiritualité

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Sagesse et compassion
La sagesse et la compassion sont deux des qualités innées de l’esprit qu’il convient de développer pour pleinement réaliser son potentiel d’éveil. Le bouddhisme met l’accent sur l’absolue nécessité de les développer conjointement, sous peine de déséquilibre et d’erreur : on a besoin de la sagesse pour comprendre la réalité relative du monde qui nous entoure et la nature ultime de toute chose. Mais cette qualité d’intelligence risquerait de devenir sèche et purement intellectuelle, désincarnée, si elle n’était pas constamment arrosée par les eaux de la compassion qui donne à la connaissance sa dimension humaine et chaleureuse. À l’inverse, la compassion a besoin de la lucidité et du recul de la sagesse pour éviter de devenir un amour aveugle ou de tomber dans la sensiblerie et l’inefficacité. Ces deux qualités se complètent donc et sont aussi inséparables que les ailes d’un oiseau, ou que les yeux (sagesse) et les jambes (compassion) d’un voyageur. ~ C. Joko Beck

Ouvrir la boîte de Pandore
Charlotte Joko Beck

Extraits

S’il est certain que la pratique spirituelle influe sur le quotidien, avec ses effets de plus en plus évidents au fil du temps, on se fait cependant pas mal d’illusions sur la nature de cette influence. En effet, on a tendance à s’imaginer que la pratique va nous faciliter la vie et qu’on va se sentir mieux dans sa peau, plus calme et plus lucide. Or, rien n’est plus loin de la vérité! Tenez, ce matin, pendant que je buvais mon café, je me suis soudain souvenue de deux contes de fées et, si je vous en parle, c’est parce que je crois que ce n’est jamais par hasard que quelque chose vous trotte dans la tête. Il y a toujours une raison. En l’occurrence, les contes sont une forme d’expression qui véhicule certaines grandes vérités concernant la nature humaine, et c’est ce qui fait qu’ils existent depuis si longtemps.

La première histoire qui m’est venue à l’esprit était celle de la princesse et du petit pois. Il y a bien longtemps, on avait coutume de mettre les princesses à l’épreuve pour prouver leur authenticité. On faisait coucher la jeune fille sur une énorme pile de matelas – trente matelas entassés l’un sur l’autre – et, si c’était une vraie princesse, elle se devait d’être incommodée par le petit pois qu’on avait glissé sous le premier matelas, tout en-dessous de la pile. Je crois qu’on peut transposer cela au plan spirituel en disant que la pratique nous rend semblable à ces princesses délicates, en faisant de nous des êtres plus sensibles qu’avant. Elle nous fait apercevoir des aspects de nous-mêmes et des autres auxquels nous étions auparavant totalement aveugles. Notre sensibilité s’aiguise, quelquefois à l’excès, comme chez les pur-sang trop nerveux qui s’emballent pour un rien.

Le deuxième conte auquel j’ai repensé ce matin était l’histoire de la boîte de Pandore. Souvenez-vous : quelqu’un, qui était dévoré de curiosité à l’idée de ce que pouvait contenir cette mystérieuse cassette, ne put résister à l’envie de l’ouvrir. Aussitôt, toutes les forces maléfiques qu’elle contenait s’en échappèrent, semant un terrible chaos dans leur sillage. Eh bien, il arrive que la pratique nous fasse le même effet, comme si elle nous faisait exploser la boîte de Pandore en pleine figure.

Je crois que tout être humain ressent un sentiment d’isolement et de séparation par rapport au reste du monde dans sa petite tour d’ivoire. Le mur peut être plus ou moins tangible ou évident, selon les cas, mais il n’en n’existe pas moins. Et il restera là tant qu’on se sentira en décalage par rapport à la vie – séparé. Je suis sûre que, pour un être complètement éveillé, tous les murs sont tombés, mais je dois dire que je n’ai encore rencontré personne qui m’ait donné le sentiment d’y être parvenu totalement. Cela dit, plus on pratique et plus le mur se fait mince et transparent.

Ce mur nous rend insensibles à ce qui se passe en nous et autour de nous : par exemple, on ne se rend pas compte des idées noires ou des angoisses qui nous tournent dans la tête. On n’est que le jouet inconscient de ses pensées et de ses émotions. Cependant, sous l’effet de la pratique, le mur se lézarde et des brèches apparaissent, comme si on couvrait une arrivée d’eau avec des planches. Une fois que la pratique a aiguisé notre conscience et notre sensibilité, c’est comme s’il y avait une voie d’eau dans le bois. (…)

Il peut même arriver qu’un morceau de planche se détache et alors, l’eau a vite fait de se précipiter dans la brèche. Évidemment, si nous nous sommes abrités derrière une palissade, c’est parce que nous préférions ignorer certaines zones de nous-mêmes. Et quand soudain il y a une brèche et que l’eau s’y engouffre, c’est un peu comme si la boîte de Pandore s’ouvrait. L’idéal, du point de vue de la pratique, serait de ne pas laisser la boîte s’ouvrir trop brutalement, tout d’un coup. Mais dans la mesure où l’on ne maîtrise pas bien les rythmes de ses bouleversements intérieurs, il est toujours possible d’être pris au dépourvu : d’où certaines surprises désagréables, voire des dégâts. Imaginez que, tout à coup, le couvercle de la boîte vole en éclats et expose au grand jour tout ce que vous avez toujours essayé de vous dissimuler. Il faut bien reconnaître que cela ne risque guère de contribuer à votre bien-être! Vous vous sentirez même sûrement bien plus mal dans votre peau qu’avant.

Métaphoriquement, la boîte de Pandore contient tout un réservoir de sentiments et de pensées à forte charge émotionnelle : toute la gamme des émotions que nous engendrons en poursuivant des buts essentiellement égocentriques. Cela n’arrive pas forcément à tout le monde, mais c’est en tout cas vrai pour certains qui se sentiront tout à coup balayés par un ouragan d’émotions d’une violence folle. Malheureusement, la plupart des gens n’ont plus du tout envie de persister à faire zazen quand ils se retrouvent dans cet état-là : ce qui est bien dommage, car c’est en persévérant malgré tout – qu’on en ait envie ou non – qu’on arrive à résoudre une telle crise dans les meilleures conditions. Je dois dire que, pour ma part, ce processus s’est fait insensiblement; probablement grâce à la pratique très intensive de zazen que j’ai poursuivie à ce moment-là, seule et en sesshin.

La boîte à malice déborde et révèle toutes sortes de choses désagréables : comme, par exemple, quand on voit soudain remonter à la surface la colère qui nous habitait depuis toujours à notre insu! Surtout, abstenez-vous de la laisser retomber sur les autres! En tout cas, nos belles illusions volent en éclat : tout n’est pas toujours rose quand on pratique et qu’on se rend compte que tout n’est pas qu’amour et paix en soi. Tout cela est parfaitement normal, au demeurant : il faut bien que la boîte à malice s’ouvre un jour. Ce n’est ni bien ni mal en soi, c’est comme ça, tout simplement. Une nécessité. C’est une étape indispensable pour qui veut aller au fond des choses et repartir sur des bases saines. En fait, ces épreuves sont très bien comme elles sont; il n’y a rien à jeter, tout est utile, si l’on sait s’en servir à bon escient. L’essentiel est de savoir continuer à pratiquer dans les moments de crise.

Certes, la pratique spirituelle n’est pas chose facile, mais c’est la seule force capable de réellement transformer notre vie. En revanche, ce serait un leurre de s’imaginer que ces changements se feront sans qu’on y mette le prix. (…) Il faut une sacrée dose de vrai courage pour arriver à une pratique authentique : vous devez être prêt à assumer tous les terribles secrets qui vont jaillir de la boîte, révélant au grand jour certains aspects de vous-même que vous auriez préféré continuer à ignorer tranquillement.
(…)

Si nous avons tant de mal à supporter l’ouverture de la fameuse boîte de Pandore, c’est parce que, tout à coup, elle nous lance en pleine figure un sentiment qui se dissimulait en nous sans que nous en ayons conscience : une énorme colère envers la vie. Et il faut bien que ce volcan-là entre en éruption, un jour ou l’autre. Cette rage est l’expression de l’ego, furieux de voir que la vie ne va pas comme il le voudrait : «Cette vie-là ne me convient pas! Elle ne m’apporte pas ce que j’attends. Elle ne pourrait pas me sourire un peu plus, non?» C’est le dépit qu’on éprouve quand la vie, les gens ou les circonstances, ne répondent pas à nos attentes.

~
Le terme de discipline suffit souvent à faire grincer des dents certains d’entre nous qui l’interprètent comme une forme d’obligation ou de répression. Or, dans le contexte du zen, se discipliner veut simplement dire pratiquer de manière à devenir aussi lucide que possible, afin d’y voir un peu plus clair en soi et autour de soi.

~
Pratiquer, dans le contexte qui nous intéresse ici, c’est essayer de garder l’œil de la vigilance ouvert, du matin au soir. Grâce à quoi la superstructure perd de sa solidité et on commence à entrevoir la vie telle qu’elle est.

Soyez zen
… en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
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19 janvier 2011

La tragédie

La fusillade récente chez nos voisins du sud soulève une fois de plus le débat portant sur l’enregistrement des armes à feu, mais aussi un questionnement sur l’influence d’une médiatisation envahissante pouvant inciter aux débordements de violence.

Il y a déjà un bon moment que les recherches en psychologie ont démontré – abondamment – que les humains sont des créatures particulièrement perméables au conditionnement. De vraies éponges… Tout ce que nous apprenons, répétons, copions/collons vient des «autres», de ce réservoir socioculturel de la pensée collective (passé et présent) - tel que je le fais en reproduisant le texte qui suit, emprunté à Joko Beck....

Nous zappons de plus en plus fort…

Et, les médias ne cessent de rabâcher toutes les tragédies planétaires, en boucle, d’heure en heure. Malheureusement, le procédé semble avoir un effet hypnotique ancré dans la peur plus paralysant que mobilisant.

Bien sûr, nous pouvons fermer la radio, la télé et l’Internet, mais les nouvelles tragiques nous parviendront tôt ou tard. Néanmoins, nous éviterons la redondance.

***
Une manière différente d'envisager la tragédie…  

Masques de théâtre; partie d'un haut-relief, Grèce antique

La tragédie (extraits)

Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
Charlotte Joko Beck
Pocket

Voici comment le dictionnaire définit le mot tragédie : «Une œuvre dramatique ou littéraire dont le héros mène un combat auquel il attache une valeur morale mais qui est voué à la catastrophe ou à une profonde déception.» Aux termes de cette définition, la vie a effectivement une dimension tragique, malgré tout le mal que nous nous donnons – en vain – pour essayer de l’oublier. Chacun de nous est le héros de la petite tragédie qu’est sa vie et ressent la dimension morale d’un combat inégal, puisque débouchant forcément sur une défaite, même si nous ne voulons pas nous l’avouer. En dehors des malheureux hasards de la vie qui peuvent nous frapper à tout instant, il y a de toute façon un accident majeur auquel nul ne peut se dérober, en fin de parcours : nous sommes tous condamnés à mort dès le premier instant de la vie. C’est la grande tragédie de la condition humaine que chacun vit comme un drame personnel, passant le plus clair de son temps à tout faire pour éviter l’issue fatale – en vain, bien entendu. En réalité, l’histoire de nos vies est celle de ce combat dérisoire et tragique.

Imaginez que vous habitiez au bord de la mer, dans un endroit où l’on peut nager toute l’année, vu la douceur du climat, mais où l’on est toujours obligé de se méfier, à cause des requins. Si vous êtes malin, vous essayerez de repérer les coins infestés de requins afin de les éviter soigneusement, mais, étant donné les mœurs de ces bêtes-là, vous risquez quand même de vous retrouver nez à nez avec un de ces charmants squales, un jour ou l’autre. Vous n’aurez jamais la certitude d’être tranquilles. Sans compter qu’à part les requins, vous pouvez aussi être emporté par une lame de fond ou un courant contraire. À vrai dire, peut-être pourrez-vous aller nager tous les jours de votre vie sans jamais apercevoir l’ombre d’un requin; n’empêche que la peur de les rencontrer vous aura gâché le plaisir, jour après jour.

De même, nous avons tous des requins qui nous empoisonnent la vie parce que nous nous rongeons les sangs à l’idée qu’ils risquent de nous attaquer. Bien sûr, il est normal et raisonnable de prendre ses précautions pour rester sain et sauf : on prend une mutuelle, on fait vacciner ses enfants et on surveille son cholestérol. Cependant, il y a une erreur qui se glisse dans notre raisonnement. Nous ne nous bornons pas à prendre des précautions raisonnables, nous devenons tellement obsédés par l’idée de risque que nous passons le plus clair de notre temps à essayer de le prévenir ou de l’éviter.

Nous ne sentons pas la différence qu’il y a entre un geste intelligent – prendre ses précautions, raisonnablement – et une préoccupation obsessionnelle – ne plus penser qu’au danger, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (…)

Il est évident qu’on doit toujours tout tenter pour s’en tirer. En revanche, une fois que le sort en est jeté et qu’on se retrouve suspendu à une liane sans le moindre recours, de deux choses l’une : ou bien l’on gâche son dernier moment de vie en se torturant à l’idée de ce qui va suivre, ou bien on en profite à fond. Et chaque instant de nos vies n’est-il pas le dernier, le seul dont nous disposions? Il n’y en a pas d’autre.

Bien sûr qu’il est raisonnable de prendre soin de soi, physiquement et mentalement; l’ennui, c’est qu’on finit par s’identifier exclusivement à son corps et à son mental. Il y a cependant quelques rares êtres dans l’histoire de l’humanité qui ont su s’identifier aux autres autant qu’à eux-mêmes; et pour eux, la vie a cessé d’être une tragédie, car ils ne se battaient plus contre quoi que ce soit. Lorsqu’on ne fait plus qu’un avec la vie – quelle que soit la forme qu’elle prenne –, la tragédie s’efface car il n’y a plus ni agresseurs, ni lutte, ni héros tragique. (…)

En pratiquant intensément et régulièrement [zazen], on finira par se rendre compte qu’il est absurde de s’identifier complètement et exclusivement à son corps et à son mental. La physique contemporaine montre d’ailleurs bien clairement que tout n’est qu’énergie et que chacun de nous n’est qu’une forme de manifestation de cette énergie unique. Voilà une vérité assez facile à comprendre intellectuellement, mais plus difficile à assimiler au point d’en ressentir la réalité jusque dans la moelle de ses os, jusque dans la moindre de ses cellules.

Lorsqu’on prend ses distances par rapport à cette identification de soi et à son corps et à son mental, on se libère peu à peu de la solidité de cet attachement exclusif, ce qui nous rend beaucoup plus réceptif aux autres. On est capable de partager leur point de vue et leurs préoccupations, même si l’on n’est pas toujours d’accord avec eux. On arrive de mieux en mieux à se mettre dans la peau de l’autre qui cesse d’être perçu comme un adversaire, de sorte que nos rapports sortent de la logique conflictuelle dans laquelle ils étaient enfermés.

Le zen nous aide à démystifier cette identification exclusive de soi à son corps et à son mental. Il nous guérit de cette déformation conceptuelle qu’invente l’ego et qui pervertit toutes nos actions. On se donne l’occasion – trop rare dans nos vies survoltées – de se voir tel que l’on est et de reconnaître l’erreur d’une pensée qui crée l’illusion d’un soi autonome, indépendant du reste de l’existence.

Extraordinairement rusé, l’esprit humain est capable de toutes sortes de tours de passe-passe pour se justifier et il y réussit toujours, tant qu’on joue sur son propre terrain, selon ses règles à lui. Mais lorsqu’on l’attaque avec les armes de la sesshin, la rouerie de ses procédés et de ses manipulations éclate au grand jour et l’on se rend compte de la tension constante à laquelle nous soumet cette grande machine à fabriquer et à entretenir l’ego. Quelle ne sera pas votre surprise en découvrant qu’il n’y a aucune force antagoniste qui vous attaque de l’extérieur, mais que c’est de l’intérieur – de vous-même – que vient la menace et la pression. La seule agression, c’est celle qui est perpétrée par nos pensées, nos envies et notre attachement, eux-mêmes produits de notre identification à cet ego illusoire qui nous gâche la vie en nous isolant des autres et en nous faisant nous replier sur nous-mêmes.

[Si vous persévérez à faire zazen quotidiennement], la pensée illusoire de l’ego fondra comme neige au soleil et, au plus profond de vos ennuis et de vos souffrance, vous découvrirez une qualité d’ouverture, de calme et de joie telle que vous ne l’aviez jamais connue.

Comme beaucoup d’autres avant vous, vous m’objecterez sans doute que tous ces beaux raisonnements ne règlent pas le problème de la mort pour autant. Nul ne peut échapper à l’inévitable, certes, mais nous avons cependant la latitude de profiter à fond du temps qui nous reste avant l’issue fatale. Libre à nous de prendre un plaisir fou à notre baignade en mer avant que les requins ne nous repèrent…

(…) Que vous vous sentiez malheureux comme les pierres, ou que vous nagiez dans la béatitude la plus totale, faites pleinement l’expérience de vos émotions, sans pour autant vous attacher à celles qui sont agréables. Soyez tout ce qui va et vient en vous, sans rien y changer. Vivez chaque instant tel quel et vous ne tarderez pas à découvrir l’erreur de la pensée égocentrique – l’identification de soi à son corps et à son mental.

Comme nous l’avions défini au départ, la tragédie repose sur l’existence d’un héros tragique engagé dans un combat auquel il attribue une valeur morale. Or, rien ne nous oblige à vivre en héros de tragédie et à faire de nos vies une lutte sans fin contre des forces soi-disant extérieures à nous. C’est à cause de la déformation de l’ego que nous nous croyons obligés de nous lancer dans un combat aussi vain que dérisoire et, de toute façon, voué à l’échec. Comme le dit le Soutra du Cœur : «Ni vieillesse ni mort, ni absence de vieillesse et de mort… Ni souffrance, ni absence de souffrance.»

Hors chapitre :
La liberté, c’est l’acceptation du risque. On accepte d’être vulnérable face à la vie, on accepte de vivre ce que chaque instant apporte d’agréable ou de pénible. Il faut être prêt à se donner complètement à la vie. Les difficultés deviennent des occasions de mûrir. Si au lieu de se boucher les yeux, on fait l’expérience directe de la confusion et de la douleur qu’on éprouve, on trouvera la clé de la liberté. Tant qu’on n’aura pas compris ce rapport entre la douleur et la liberté, on continuera de souffrir et à faire souffrir les autres – bien que le joyau de la liberté soit déjà entre nos mains, puisque c’est l’expérience de la vie telle qu’elle est.

Le plus étonnant, c’est que la vie coule de source une fois qu’on sait partager tout ce qu’on a – son temps, ses biens – et surtout, tout ce qu’on est – sa personne. À l’inverse, plus on se referme sur soi-même, et plus on s’étiole et on se dessèche.
(Pour d’autres enseignements, consultez le libellé Joko Beck)

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COMMENTAIRE

Les masques que nous fait porter l’ego sont autant de tentatives pour nous prémunir contre des requins qui ne sont en réalité que des moulins à vent.

Certaines écoles de pensée décrivent les étapes d’évolution d’un individu ainsi :
1. L’être se libère de la violence physique
2. L’être se libère de la violence verbale
3. L’être se libère de la violence mentale  

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Mieux vaut mourir incompris que de passer toute sa vie à s’expliquer.
~ William Shakespeare

Little things please little minds.
~ Alice A. Bailey

Think before acting, and intend love before thinking.
~ Michael D. Robbins