9 septembre 2023

La rémunération outrageante des dirigeants d'entreprises

En particulier dans le domaine de l'alimentation. De plus en plus de gens ont recours aux banques alimentaires. Que faire quand il faudrait choisir entre se loger ou se nourrir pour joindre les deux bouts?!

Un degré ahurissant de cupidité

Alexandre Sirois / La Presse; avril 2023

En matière de rémunération, les dirigeants des grandes entreprises se dépassent presque chaque année pour donner un nouveau sens au mot indécence.

      L’année en cours est encore relativement jeune et pourtant, déjà, le mélange d’audace et d’inconscience qu’ils manifestent quant aux salaires et autres avantages offerts nous laisse bouche bée.

      La plus récente nouvelle à ce sujet date d’il y a quelques jours.     

      Traumavertissement : ce que vous allez lire dans les lignes qui suivent est dérangeant, alors que se serrer la ceinture en raison de la hausse des prix à l’épicerie est devenu un sport national.

      On a appris que les cinq plus hauts dirigeants de Loblaw, l’an dernier, ont eu droit à 32 millions de dollars en salaires et bonis. C’est une hausse annuelle de 52 %.

      Notre journaliste Martin Vallières rapportait que le numéro deux de l’entreprise, Robert Sawyer, a vu son salaire de base passer de 666 667 $ à 1 million de dollars. Et ce n’est qu’une petite partie de sa rémunération globale. Au total, il a empoché pas moins de 9,35 millions en 2022.

      Vous avez bien lu : 9,35 millions pour cet ancien président et chef de la direction de Rona.

      Et Galen Weston, le numéro un de l’entreprise? Sa rémunération a bondi à 11,79 millions «après que des consultants engagés par la compagnie que sa famille contrôle eurent déterminé qu’il était sous-payé», a rapporté le Globe and Mail.

      Ici aussi, vous avez bien lu.

      «Sous-payé.»

Selon le Rapport annuel sur les prix alimentaires publié à la fin de l’année dernière, une famille de quatre personnes dépensera 1065 $ de plus cette année pour son panier d’épicerie qu’en 2022.

      En lien avec ce phénomène, au Québec, les banques alimentaires rapportent un achalandage record.

      Rien à ajouter, votre honneur.

En 2004, après le passage de l’ouragan Charley, la Floride a été le théâtre d’un débat sur la cupidité au sein du pays qui se veut le symbole du capitalisme.

      De nombreux commerces avaient décidé de faire une interprétation stricte de la loi de l’offre et de la demande. Les sinistrés sans électricité ayant un besoin urgent de sacs de glace, de chambres d’hôtel ou d’aide pour la reconstruction ont été saignés à blanc. Les prix pour ces biens et services ont bondi. Un générateur pouvait être vendu presque dix fois plus cher que son prix habituel.

      «Il faut avoir atteint en son cœur un degré ahurissant de cupidité pour être prêt à tirer profit de la souffrance d’une personne que vient de frapper un ouragan», avait alors déclaré le procureur général de l’État, Charlie Crist.

      C’est le philosophe Michael J. Sandel qui raconte tout ça dans un livre intitulé Justice.

      Il rappelle aussi que certains économistes ont défendu les prix abusifs. À leurs yeux, ceux-ci reflétaient simplement le prix du marché.

      Ce à quoi le philosophe rétorque que défendre de façon aveugle la liberté des marchés dans de telles circonstances, c’est négliger un argument de nature morale qui figure au cœur du débat.

      Il explique qu’il est normal de s’indigner face à une telle injustice.

      «La cupidité est un vice, une manière d’être condamnable, en particulier quand elle a pour effet de rendre insensible à la souffrance d’autrui, écrit Sandel. Plus qu’un vice personnel, c’est un vice qui va à l’encontre de la vertu civique. Dans les moments difficiles, une bonne société serre les rangs. Les gens s’entraident; ils ne cherchent pas à se saisir de l’occasion pour accroître au maximum leur profit. Une société dans laquelle les gens font de l’argent sur le dos de leur voisin en période de crise n’est pas une société bonne. La cupidité excessive est par conséquent un vice qu’une bonne société devrait, dans la mesure du possible, chercher à décourager.»

      Les dirigeants des grandes entreprises du secteur de l’alimentation et tous ceux qui ont cautionné la hausse substantielle de leur rémunération auraient tout avantage à réfléchir à la leçon de Michael Sandel.

      À leur décharge, leur secteur n’est pas le seul à valoriser la cupidité excessive.

      C’est généralisé.

En janvier dernier, le Centre canadien de politiques alternatives a révélé que la rémunération des 100 PDG les mieux payés des entreprises cotées à la Bourse de Toronto a grimpé de 31 % entre 2020 et 2021.

      Ces dirigeants gagnent 243 fois le salaire moyen au pays.

      La tendance est lourde, et l’écart continue de se creuser au fil des ans.

      Même que certaines des pratiques mises en place pour tenter d’empêcher la rémunération des dirigeants de s’envoler vers la stratosphère ont souvent un effet pervers. Le vote consultatif des actionnaires sur la politique de rémunération, par exemple.

      Pour un expert comme François Dauphin, président-directeur général de l’Institut sur la gouvernance, les choses changeront seulement «quand on atteindra un niveau de sensibilisation dans la société en général».

       Les pressions exercées pour une plus grande équité «entre la rémunération des dirigeants et la rémunération dans la société ou dans l’entreprise elle-même» auront alors un effet véritable.

      D’ici là, les prix exorbitants d’un steak ou d’un chou-fleur vont demeurer très difficiles à avaler.

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