Cris des hommes
Par Clément Marchand**
La ville-monstre étale un corps prodigieux.
Il s’est fait soir. À l’infini, les avenues
Tissent leurs miroitants lacets de clartés crues.
La nuit fauve, trouée de ses millions d’yeux,
Pulse autour des buildings immergés dans le noir.
Dans l’air grincent les bruits. La foule aux faces peintes,
- Chenille bigarrée aux languides anneaux, -
Accroche aux trompe-l’œil son morne nonchaloir.
L’amertume du jour desserre son étreinte.
Au front des hôtels flotte un goût de volupté.
Voici la nuit ardente en la rupture des gares,
La nuit aux yeux de forge et que le rut égare
Dans les dédales du plaisir, et qui se tord
Sous le poids des désirs qui torture son corps.
Voici étinceler de brusques soleils d’or
Autour des noirs clochers que les rumeurs effarent.
Et tandis que, là-bas, instinctives, les foules
Tournent autour de l’impossible et s’exaspèrent,
Les ruelles, où rôde un vent-coulis, refoulent
L’attroupement confus des traîne-la-misère.
Coude à coude, ils sont là, les gueux à face blême,
Nés de la gêne immonde, héritiers de sa haine.
Pendant qu’aux galetas, les femmes, les petits,
Sentent s’ébattre en eux d’étranges appétits,
Ces affamés de pain et de tendresse humaine,
Assemblés dans le soir au pied de la Cité,
Clament le vain tourment des souffrances arides
Et l’immense dégoût de leurs cœurs révoltés
Aux monuments indifférents dont les bras vides
Font des gestes de glace en la demi-clarté.
Ville voluptueuse aux orgiaques nuits,
Écoute, autour de tes sérails saoulés de bruits,
Monter, timide encor, la clameur surhumaine
De ces hommes de lie, bons à souffrir à peine.
Écoute le grand cri qui gémit jusqu’à toi.
Penche ton front où luit un faisceau de lumières
Sur ce troupeau humain que la faim exaspère
Et laisse-toi fléchir à l’accent de ces voix,
Avant qu’aigries par la rancœur les mains lacèrent
Le mont où veille encor le geste de la croix.
Ceux des destins mal avenus, ceux que vomit
Le ressac de la vie vers l’atroce bitume.
Contemple les haillons où notre chair frissonne.
Nous sommes les perdus que les vents de l’automne
Ont forlancés des murs frimassés des taudis.
Nos corps sont parcourus de froidure et de faim.
Vois nos yeux s’allumer des hantises du pain.
Vois la pâleur osseuse et jaune de nos joues
Et nos bras révoltés qui te couchent en joue.
Ah! nous avons connu les dures disciplines
Qui conforment l’esprit au moule des travaux!
Dans une monstrueuse alchimie de métaux,
Pliant nos corps appris au rythme des robots,
Nous avons, dans les soirs et les aubes d’usine,
Prodigué notre chair à la dent des machines.
Nous avons, au fond des forges, dompté le fer
Dont la ville a tiré sa puissante structure.
La face sillonnée d’éclatantes zébrures,
Nous avons arraché aux dynamos l’éclair
Qui maîtrise l’acier et libère la forme
Au sein des métaux bruts et des masses informes.
Ces poings, que nous devions un jour lever vers toi,
Nous en avons longtemps mâté la rage en croix.
Mais voici que nos corps voués à l’ombre rouge
Sentent grandir en eux d’atroces maux qui bougent.
Toi qui, jadis nous pris à nos calmes villages
Pour appliquer nos bras aux tâches de servage,
Ô ville de mensonge en qui nous avions foi
Mais qui nous immolas à ton avide orgueil,
Toi qui bientôt mêlas les larmes et les deuils
À nos nuits d’insomnie et d’opaque touffeur,
Ô ville, maintenant, rends-nous notre vigueur
Qui coule dans tes murs comme un philtre puissant.
Redistribue la part de sueur et de sang
Dont nous fûmes surpris par un mensonge adroit.
Tu nous dois ce pain blanc qui moisit dans tes caves
Et ces flambées d’alcool qui rallument l’œil cave.
Nous laisseras-tu donc ainsi charmer la faim,
Lutter contre le froid qui nous bleuit la face,
Tandis que tu repais tes féodaux d’un jour
Et que des feux de joie incendient leurs palaces.
Et n’est-il donc pour nous un seul quignon de pain
Qui calme l’appétit dément au fond de l’être
Et fasse, entre les murs de nos taudis, renaître
Le bonheur de la femme et les ris enfantins?
Ah! nous avons senti sur nos fronts le dégoût
Des fastueux viveurs que nourrit ta luxure,
Et les dérisions nous ont poussés à bout
De ceux-là qu’ont souillés tes caresses impures.
Dans la clarté de sang qui suinte des verrières,
Nos clameurs épuisées longent les édifices.
Ville du népotisme et de la forfaiture,
Tes cloches ont sonné la fin de nos misères.
Nous frissonnons de haine à ton vent d’injustice.
Une colère abrupte a martelé nos tempes.
Nos muscles ont frémi de l’instinct qui les trempe
Et nous avons senti dans nos veines le sang
Revigorer nos bras et nos poings impuissants.
Vers toi, vers les foyers opulents où l’or luit,
Vers tes hôtels de quiétude et de lumière
Nous crisperons nos poings durcis par la colère.
Nous n’écouterons plus, au fond de nos vains songes,
Planer ta voix mielleuse et lourde de mensonges.
Nous secouerons le joug qui fit courber nos têtes.
Nous coifferons nos fronts du souffle des tempêtes,
Et torses nus, mi-fous, semblables à des bêtes
Qu’affolerait le fouet des rages indomptées,
Nous bondirons vers toi, ville immonde, vers ceux
Dont les exactions firent de nous des gueux.
Affranchis de la peur qui nous rivait aux lois,
Nous heurterons aux huis de nos poings révoltés,
Et les nuits frémiront à l’accent de nos voix.
Nous surgirons enfin des humides taudis,
Blêmes, le cœur vidé de toute pitié vaine;
Nous irons, emportés par des souffles de haine,
Vers les centres nerveux de la ville où naguère,
Attirés par l’appât trompeur d’un vil métal,
Nous vînmes, confiants, étreindre nos misères
Et choquer notre rêve contre ton cœur brutal.
Nous crierons notre audace à qui voudra l’entendre
Et, ruinant l’orgueil des élégants faubourgs,
Nous abattrons les toits, nous faucherons les tours,
Nos hordes rouleront, laissant l’affreux dégoût
Derrière elles flotter au clocher des églises
Qui, seules dans la nuit seront encor debout.
Et quand tout fumera sur tes anciennes gloires,
Quand, de tes flancs troués, crouleront les trésors
Dont se souillent les mains rougies par les victoires,
Lorsque l’aurore, entre tes murs démantelés,
Dissipera l’horreur des viles cruautés,
Alors, nous, tes dompteurs, ayant mâté ton corps
Et purifié tes chairs morbides par les flammes,
Ivres, nous fouillerons au fond de ta grande âme
Pour voir s’il reste en elle un peu d’humanité.
** Écrivain, journaliste, imprimeur et éditeur, Clément Marchand célébrait son centième anniversaire de naissance le 12 septembre 2012. «Cri des hommes» est extrait de son livre Les soirs rouge (1939). Il est décédé le 22 avril 2013.
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Lettre (publiée dans le journal Le Devoir) :
Un siècle s’efface avec Clément Marchand
Né la même année que Saint-Denys Garneau, qu’il a d’ailleurs croisé dans une galerie d’art, ainsi que Nelligan, m’a-t-il confié, un jour que le juge Gonzalve Desaulniers accompagnait le pauvre Émile en promenade, Clément Marchand a fréquenté Alfred DesRochers, Louis Dantin et nombre d’écrivains québécois du début du siècle dernier jusqu’au début de celui-ci. Clément Marchand nous quitte ces jours-ci, mais c’est tout un siècle qu’il emporte avec lui.
Cet amoureux de la langue française fut le directeur du journal Le Bien Public et un éditeur audacieux. Il fut un fin connaisseur du pays incertain, comme disait Jacques Ferron. Dans ses Soirs rouges, il fit d’émouvants tableaux de la classe ouvrière qui annonçaient la ferveur fraternelle de Gaston Miron.
Il tenait salon à Trois-Rivières, dans sa maison du boulevard des Forges, aux murs ornés de paysages de Rodolphe Duguay, où l’on pouvait croiser Paul Beaulieu, Alexis Klimov, Alphonse Piché, Judith Cowan, Négovan Rajic, Gaétan Brulotte, François Charron et d’autres. Il encourageait la jeunesse et le franc-parler, l’originalité, jusqu’à l’indignation. Il fut un aristocrate de gauche pour ainsi dire, simple et subtil, de grande culture, mais sans pédanterie, un homme dont l’attention à autrui ne connaissait pas de limites, et pareillement, notre peine est immense.
~ François Hébert - Saint-Lambert, le 23 avril 2013
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