14 mai 2013

Chris Jordan : des statistiques renversantes



Transcription :

Mon travail est d'étudier les comportements que nous adoptons inconsciemment de façon collective. Ce que j'entends par là, ce sont les comportements que nous refusons d'admettre et ceux que nous avons inconsciemment au quotidien. En temps qu'individus, nous faisons ces choses-là tout le temps, à tous les jours. Comme lorsque vous êtes désagréable avec votre femme parce que vous en voulez à quelqu'un d'autre. Ou quand vous buvez un peu trop à une réception juste parce que vous êtes anxieux. Ou quand vous mangez trop parce vous vous sentez blessé, etc. Et quand nous faisons ce genre de choses, quand 300 millions de personnes adoptent des comportements inconscients, alors on peut aboutir à des conséquences catastrophiques que personne ne souhaite et que personne n'a voulu. Et c'est ce que j’examine avec mes photos.

Voici une image que j'ai réalisé récemment, quand vous la regardez de loin, cela ressemble à un dessin néogothique d'une usine crachant de la pollution et quand vous vous rapprochez un peu, cela commence à ressembler à un enchevêtrement de tuyaux comme dans une usine chimique ou à une raffinerie ou un peut-être un carrefour autoroutier cauchemardesque. Et quand vous êtes très près, vous vous rendez compte qu'en fait l'image est composée de beaucoup de gobelets en plastique. Et en fait il s'agit d'un million de gobelets en plastique, c'est le nombre de gobelets en plastiques utilisés sur les vols aériens aux Etats-Unis à toutes les 6 heures. Nous utilisons 4 millions de gobelets par jour sur nos vols et ils ne sont pratiquement pas réutilisés ni recyclés, on ne fait pas ce genre de chose dans ce type d'entreprises.

Mais ce chiffre est ridicule à côté du nombre de gobelets en carton que nous utilisons chaque jour, soit 40 millions de gobelets par jour pour nos boissons chaudes, principalement du café. Je n'ai pas pu mettre 40 millions de gobelets sur une toile, mais j'ai réussi à en mettre 410 000 : voilà ce à quoi ça ressemble. Voilà 15 minutes de notre consommation de gobelets. Et si on pouvait effectivement empiler tous ces gobelets pour de vrai, voilà la taille que cela aurait. Et voilà une heure d'utilisation de nos gobelets, et là une journée d'utilisation de nos gobelets. On aperçoit encore les gens en tout petit tout en bas de l'image. C'est aussi haut qu'un immeuble de 42 étages, et j'ai mis la Statue de la Liberté pour vous donner une idée de l'échelle.

Puisqu'on parle de justice, il y a un autre phénomène dans notre culture qui me semble terriblement perturbant, c'est que l'Amérique aujourd'hui a le plus grand pourcentage d’individus en prison de tous les autres pays sur la planète. Un sur quatre, un être humain sur quatre emprisonné est un américain emprisonné dans notre pays. Et je voulais imager ce chiffre. Ce chiffre, c’est 2,3 million d'Américains qui étaient emprisonnés en 2005. Et cela augmenté depuis, mais nous n'avons pas encore les chiffres. Et donc, je voulais montrer 2,3 millions d'uniformes de prisonniers et une fois imprimé sur ce tableau, chaque uniforme a l’épaisseur d'une pièce de 5 cents. Ils sont minuscules, on les distingue à peine en tant que bout de tissu, et pour en montrer 2,3 millions, il fallait une toile plus grande que ce que la plus grande imprimante du monde pouvait imprimer. Alors j'ai divisé l'image en panneaux multiples de 3 mètres de haut sur 8 mètres de large. Voilà, ce tableau est accroché dans une galerie de New York. Ces personnes, ce sont mes parents en train de le regarder. (Rires) Chaque fois que je regarde cette photo, je me demande toujours si ma mère n’était pas en train de murmurer à mon père «il s'est enfin mis à plier son linge». (Rires)

Je voudrais vous montrer maintenant des travaux sur le thème de la dépendance. Et en particulier celui-ci, qui traite de la dépendance à la cigarette. Je voulais montrer le véritable nombre d'Américains qui meurent d'avoir fumé des cigarettes. Plus de 400 000 personnes meurent chaque année à cause des cigarettes. Ce tableau est donc composé d'un grand nombre de cartouches de cigarettes. Et quand vous reculez lentement, vous voyez qu'elles composent une œuvre de Van Gogh qui s'appelle « Crâne à la cigarette ». Quand on y pense, c'est étrange que lors de la tragédie du 11 septembre, 3 000 américains sont morts, et vous vous souvenez de la réaction? Elle a eu des échos dans le monde entier, et cet écho continuera encore dans l'avenir. C'est quelque chose dont on parlera encore dans 100 ans. Et pourtant le même jour, 1100 Américains sont morts de la cigarette. Et le jour suivant ce sont encore 1100 Américains qui sont morts de la cigarette. Et depuis, chaque jour, 1100 Américains meurent. Et aujourd'hui 1100 américains sont en train de mourir à cause de la cigarette. Et nous n'en parlons pas. Nous évitons le sujet. Les groupes de pression de l'industrie du tabac sont trop puissants. Nous l'écartons simplement de notre conscience. Et en sachant ce que nous savons sur le pouvoir destructeur des cigarettes, nous continuons de permettre que nos enfants, nos fils et nos filles soient exposés aux influences qui vont les inciter à commencer à fumer. Et c'est le sujet de ce prochain tableau.

Rien que des tas et des tas de cigarettes : 65 000 cigarettes, ce qui équivaut au nombre d'adolescents qui vont se mettre à fumer ce mois-ci, comme chaque mois aux États-Unis. Plus de 700 000 enfants de moins de 18 ans aux États-Unis se mettent à fumer chaque année.

Une autre bizarre épidémie aux États-Unis dont je souhaite vous parler est ce phénomène d'abus et de mauvaise utilisation des médicaments d’ordonnance. Voici une image que j'ai réalisée avec un tas de comprimés de Vicodin, en fait, je n'avais qu'un comprimé de Vicodin que j'ai scanné de nombreuses fois. (Rires) Et donc, en reculant on voit 213 000 comprimés de Vicodin, ce qui équivaut au nombre annuel d'admissions aux urgences aux Etats-Unis, que l'on peut attribuer aux abus et mauvaises utilisations d'antalgiques et d'anxiolytiques sur ordonnance. Un tiers de toutes les overdoses aux États-Unis, y compris à la cocaïne, l'alcool, etcetera, un tiers de ces overdoses sont dues à des médicaments sur ordonnance. Un phénomène étrange.

Voici un tableau que j'ai réalisé tout récemment avec pour sujet un autre phénomène tragique. Et il s'agit du phénomène de notre obsession grandissante pour les chirurgies d'augmentation mammaire. 384 000 femmes, des Américaines, l'année dernière, ont choisi de se faire opérer pour avoir une plus grosse poitrine. C'est en train de devenir le cadeau le plus populaire pour récompenser une réussite au bac, que l'on fait à des jeunes filles qui vont aller à la fac. Alors j'ai créé cette image avec des poupées Barbie, et donc en reculant, vous voyez cet espèce de motif floral, et quand vous avez pris tout votre recul, vous voyez 32 000 poupées Barbie; ce qui représente le nombre de chirurgies d'augmentation mammaire faites aux Etats-Unis chaque mois. La grande majorité est faite sur des femmes de moins de 21 ans. Et c'est assez étrange mais la seule opération de chirurgie esthétique qui soit plus populaire que l'augmentation mammaire est la liposuccion, et ce sont essentiellement des hommes qui s'y soumettent.

Je tiens à insister sur le fait que ce ne sont que des exemples, je ne considère pas que ce sont les plus graves problèmes, ce ne sont que des exemples. Et si je fais cela, c'est parce que j'ai peur que nous ne le ressentions pas assez, en tant que culture, à l'heure actuelle. Il y a comme une sorte d'anesthésie en Amérique en ce moment. Nous avons perdu la capacité de nous choquer, d’être en colère et d’éprouver de la peine vis-à-vis de ce qui se passe dans notre culture en ce moment, de ce qui se passe dans notre pays et des atrocités qui sont commises en notre nom dans le monde. Elles ont disparus, ces sensations ont disparu. Notre joie nationale, notre joie culturelle est invisible. Et l’une des raisons en est, selon moi, que tandis que chacun essaye de construire cette nouvelle vision du monde, une vision globale du monde, une image holographique, que nous essayons tous de construire mentalement, de l'interconnexion des choses, nous négligeons l'impact environnemental à 1000 kilomètres des choses que nous achetons, les conséquences sociales à 10 000 kilomètres des décisions quotidiennes que nous prenons en tant que consommateurs.

Pendant que nous essayons de créer cette vision, que nous essayons de nous éduquer quant à l'énormité de notre culture, les informations avec lesquelles nous devons travailler ce sont ces chiffres gigantesques : des chiffres en millions, en centaines de millions, en milliards et désormais en trillions. Le nouveau budget de Bush se chiffre en trillions, et ce sont des chiffres que notre cerveau n'est tout simplement pas en mesure de concevoir. Nous n'arrivons pas à donner du sens à ces statistiques énormes. Et donc c'est ce que j'essaye de faire avec mes œuvres, C'est de sortir ces chiffres, ces statistiques, du langage brut des données et de les traduire dans un langage visuel plus universel et qu'on peut ressentir. Parce que je suis persuadé que si nous pouvons ressentir ces questions, si nous pouvons ressentir ces choses plus profondément, alors elles prendront plus d'importance pour nous qu'elles n'en ont aujourd'hui. Et si nous pouvons trouver cela, alors nous serons capables de trouver en chacun de nous ce dont nous avons besoin pour faire face à LA grande question, qui est : comment faire pour changer. Pour moi, c'est ça la grande question que nous devons nous poser en tant que peuple aujourd'hui. Comment changer? Comment changer en tant que culture, et comment en tant qu'individu prendre la responsabilité qui nous incombe à chacun d'une partie de la solution, c'est-à-dire notre propre comportement?

Ce que je crois, c'est qu'on n'a pas besoin de se sentir coupable pour considérer ces problèmes. Je ne pointe pas l'Amérique du doigt pour l'accuser, je me contente de dire, voilà ce que nous sommes aujourd'hui. Et si nous voyons des choses que nous n'aimons pas dans notre culture, alors nous avons le choix. Le degré d'intégrité que chacun peut révéler pour apporter à cette question une profondeur de caractère pouvant nous mobiliser pour faire face à cette question de changement. C'est déjà ce qui nous définit en tant qu'individus et en tant que nation, et cela continuera dans l'avenir. Et cela affectera profondément le bien-être et la qualité de vie de milliards de gens qui vont hériter des résultats de nos décisions. Je ne parle pas de cela d'une façon abstraite, je dis, voilà ce que nous sommes, dans cette salle. Ici et maintenant.

Merci, et bon après-midi.

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