13 octobre 2011

Le délire audiovisuel

Suite de l’article précédent

L’autre soir, je suis allée au parc, mug de café en main – nous avons connu des records de température clémente en ce début d’octobre. Assise sur un banc, j’'observais les fenêtres des quelques résidences autour, comme un spectateur devant sa télé. Et justement, je ne voyais que des éclairages bleutés et des flashs provenant des écrans. J'ai extrapolé à la grandeur de l'Amérique du Nord, puis à la planète entière. Wow! Parlez-moi de vraie communication.

La télévision est certes une invention formidable qui a contribué à élargir nos horizons. Que dire de la bibliothèque Internet! Les gens qui ne sortent pas de leurs villages peuvent visiter le monde entier en quelques clics. Et, ce média nous permet aussi d’échanger avec nos amis éloignés plus rapidement qu’avec le courrier postal.

Lors du passage obligatoire à la télé numérique en septembre, j’ai résolu de balancer mon téléviseur… au recyclage, bien sûr. Aucun manque, je fais partie de la minorité qui ne regarde pas la télé. Je dois avouer que je trouve la radio souvent plus intéressante à bien des égards.

Si je regarde un documentaire sur Internet ou un DVD au lieu de la télé, je n’ai pas à zapper «mute» aux 15 minutes durant les rafales publicitaires destinées à me séduire, à me vendre des choses dont je n’ai pas besoin, de la malbouffe, des bagnoles de luxe, des jouets, des céréales sucrées, des moquettes, du savon, des cosmétiques, etc.

Le nord-américain regarde la télé en moyenne 35 heures par semaine et les jeunes environ 28 heures (!). Ce à quoi il faut ajouter les heures/Internet. Imaginez ce qu’ils pourraient faire de créatif avec tout ce temps-là.

La télévision offre des émissions intéressantes, j’en conviens. Mais si vous passez de nombreuses heures assis devant l’écran, de grâce coupez au moins le brain-washing publicitaire. Si ce n’est pour vous, faites-le pour vos enfants, ils seront moins matérialistes, moins enclins à vous faire acheter plein de gadgets inutiles et votre portefeuille sera mieux garni pour les essentiels... En plus, vos jeunes seront moins turbulents et agressifs. Double bénéfice.

La banalisation de la violence

Ça fait très longtemps qu’on parle de la banalisation de la violence, mais rien de concret n’est fait pour nous débarrasser de cette mauvaise haleine sociale. Plusieurs associations pédiatriques ont dénoncé le contenu violent véhiculé par la télévision, les vidéos, les films, les jeux-vidéos et certains types de musique. Au bout 30 ans de recherche, un groupe concluait que les enfants exposés depuis le bas-âge à de la programmation télévisuelle violente finissent souvent par appliquer/transférer ces comportements virtuels dans la réalité; et il semble que les enfants perçoivent de plus en plus les actes de cruauté comme tout à fait acceptables et justifiables. D’autant plus que les auteurs de crimes violents sont fréquemment présentés comme des «héros»! 

Quelques conclusions tirées de rapports de recherche (Dr. Singer, Child and Adolescence Psychiatry 1998) :
- les enfants qui regardent la télé seulement 3 heures par jour présentent déjà des problèmes comportementaux, une tendance à la dépression et une augmentation de l’agressivité.
- les enfants qui regardent la télévision plus de 5 heures par jour battent des records en matière de symptômes traumatiques.

Je n'insiste pas, tout a été dit sur le sujet. L’idée n’est pas de se rouler dans de la mousse rose, de fuir vers une montagne non fréquentée ou une caverne – il n’y en a plus de toute façon… Il s’agit simplement de prendre conscience de toute cette pollution et de choisir le dosage en fonction de nos propres valeurs. 
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Nancy Huston a superbement décrit la manière dont les médias audiovisuels ont transformé le rôle de l’écrivain et rapidement chamboulé nos rapports sociaux. (Âmes et corps; textes choisis 1981-2003) 

Extraits

Il y a un siècle et demi (et ce n’est rien, un siècle et demi; c’est la naissance de nos grands-parents, autant dire rien), les écrivains pouvaient encore viser à élargir les horizons de leurs lecteurs.

Tout comme nous autres modernes, le lecteur d’antan avait une existence tantôt heureuse et tantôt malheureuse, comparée à la nôtre, la sienne était restreinte à la réalité à un point que nous avons du mal à imaginer. Une réalité présente, plutôt que présentée, représentée. Il n’avait ni appareil photo, ni radio, ni téléphone, ni voiture; encore moins, bien sûr, avait-il un poste de télévision chez lui ou une salle de cinéma dans son voisinage, et je ne parle même pas des ordinateurs, télécopieurs, caméras vidéo, visiophones, CD-ROM et autres Internet.

Du matin au soir, ce lecteur ne savait pour ainsi dire que ce qu’il voyait, entendait, et touchait. Les rues de la ville ou du village où il évoluait n’étaient qu’elles-mêmes. Elles n’avaient jamais été enregistrées, doublées par leur propre image ou leur propre son, encore moins envahies par des sons et images venus d’autre part. La littérature sous toutes ses formes (parfois accompagnée de dessins ou de gravures) s’appliquait à faire exister, dans l’ici et le maintenant, des réalités d’ailleurs ou d’autrefois : légendes et contes transmis par les aïeuls, divertissements théâtraux à l’occasion des fêtes, histoires de l’Évangile écoutées chaque dimanche, Bibliothèque bleue ou romans de colportage, et enfin, pour ceux qui avaient plus d’instruction et de loisirs : vrais romans, poésie, vraies pièces de théâtre.

Le lecteur de cette époque fréquentait presque exclusivement des gens du même milieu que lui; il n’avait pas de congés payés pour aller visiter d’autres régions; la littérature, sous ses formes nobles ou vulgaires, était son unique moyen de s’évader du réel; elle seule lui permettait de décoller du visible et du tangible, de se familiariser avec des milieux, pays et modes de vie, mais aussi des mondes imaginaires, différents des siens. (Je mets de côté ces merveilleux moyens d’évasion que sont la musique, car elle ne transmet aucun contenu précis, et le rêve, qui n’est pas un phénomène culturel.)

En dépit de la relative monotonie de son existence, ce lecteur d’antan avait quelques certitudes rassurantes. L’existence de Dieu, par exemple, était une certitude; et la vie après la mort, une quasi. Il avait aussi des traditions centenaires, et il y tenait : fêtes religieuses à date fixe, veillées d’hiver à la campagne, coiffes des femmes en dentelle, danses débridées après la moisson ou le soir du Quatorze Juillet, dinde aux marrons à Noël, gâteaux de Pâques que l’on fait cuire comme ceci ou cela, bouteille de vin ou de bière que l’on débouche… En un mot, ce lecteur avait une identité culturelle.

Le lecteur contemporain, en revanche, en a mille : autant dire aucune. Même à la campagne, où les coutumes anciennes perdurent jusqu’à un certain point, l’arrivée des téléviseurs il y a trente ans a mis fin aux veillées : l’image a remplacé les mots et le poste, usurpant la place symbolique du feu, est devenu le foyer, le centre convivial autour duquel s’assemblent les membres d’une famille… pour se taire.

Alors voici ce que je me suis dit, l’été dernier, quand j’ai pu regagner ma chambre dans la maison de la dame si bienveillante et si chaotiquement cultivée : le rôle de l’écrivain, depuis un siècle et demi, s’est transformé du tout au tout. Nous ne sommes plus là pour faire miroiter d’autres réalités aux yeux de nos lecteurs, élargir leurs horizons, les faire rêver ou réfléchir à de nouvelles choses, multiplier leurs expériences… Non, car ils ont déjà touché à tout. Ce soir à la télévision, ils auront le choix entre un documentaire sur le vaudou au Bénin, un film policier américain des années quarante, un «débat de société» sur le sida, un panorama historique des Ballets Bolchoï; à la radio ils pourront écouter du rap de Harlem, des chants religieux en hébreu, un merengue antillais, un opéra de Monteverdi; et, pour peu qu’ils habitent une grande ville et qu’ils veuillent bien sortir de chez eux, ils pourront visiter la Suède, l’Inde ou le Japon en allant aux festivals Bergman, Satyajit Ray ou Ozu; assister à une pièce de Bertolt Brecht ou d’Eschyle, se pâmer devant un spectacle de danse sud-africaine ou un concert de musique expérimentale; prendre l’apéritif aux USA, dîner au Viêt-Nam, aller danser ensuite en Argentine et finir la nuit au pub irlandais.

Le rôle des intellectuels et des écrivains, me suis-je dit (ayant fermé la porte de ma chambre pour faire comprendre à mon hôtesse que je dormais), serait maintenant, au contraire, de rétrécir. D’isoler. D’ériger des cloisons. De concentrer. D’écarter le flux affolant d’images et de bruits, de choix miroitants, d’informations et d’influences parasites. De faire le vide, le silence.

De dire une chose, une seule. Ou deux… mais en profondeur.

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