Je lunchais avec un ami la semaine dernière. À un moment donné la conversation a tout bonnement glissé vers deux grands penseurs de l’Inde, Aurobindo et Tagore. Nous constations à quel point, à l’instar d’Albert Schweitzer, nous avions «retiré grand profit» de leurs écrits. Ironie du sort, hier, en prenant un livre dans ma biblio, un signet à l’effigie d’Aurobindo est tombé par terre. Alors, je me suis dit «tiens donc, parlons-en!»
Beaucoup de philosophes, théologiens, grands penseurs, sages et autres, de toutes les époques et confessions, ont tenté d’expliquer ou de justifier l’existence terrestre… Certains ont prôné la négation et la fuite du monde matériel, tandis que d’autres ont valorisé l’intégration avec adjonction d’une forme de conscience supérieure. Aurobindo et Tagore étaient de la seconde catégorie.
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AUROBINDO
Aurobindo Ghose ou Sri Aurobindo (1872-1950), philosophe, poète et écrivain, et spiritualiste, fut parmi les initiateurs du mouvement militant indépendantiste indien. Après ses études en Angleterre à Cambridge, il retourna en Inde et étudia les grandes traditions de son pays. Frappé par la condition de ses compatriotes, il devint un nationaliste fervent, convaincu que son pays devait retrouver son indépendance. À la suite de son arrestation, en 1908, Sri Aurobindo passa un an à la prison d’Alipore. Il avait été accusé à tort d’avoir participé à un attentat contre un magistrat britannique de Calcutta. Pendant cette année de réclusion, il dit avoir vécu une série d'expériences spirituelles qui l'auraient conduit à expérimenter des états de conscience cosmiques*.
«Aurobindo entreprit d’interpréter la mystique brahmanique dans le sens de l’affirmation éthique du monde. En 1910, il se retire de la politique – comme Tagore l’avait fait précédemment – et dès lors il vit en exilé volontaire à Pondichéry, ne s’occupant que du renouveau de la pensée de l’Inde. Il voulait faire sortir ses compatriotes des temples et des horizons étroits des écoles traditionnelles. Le passé doit nous être sacré, disait-il, mais l’avenir bien davantage encore.» ~ Albert Schweitzer (Les grands penseurs de l’Inde)
* Dans ses propres mots :
«Quand je fus arrêté et emmené précipitamment au dépôt de Lal Bazar, ma foi fut ébranlée un moment, car je n’arrivais pas à pénétrer Ses intentions. J’étais troublé et m’écriais vers Lui dans mon cœur : ‘Qu’est-ce qui m’est arrivé? je croyais avoir pour mission de travailler pour mon pays et qu’aussi longtemps que le travail ne serait pas terminé, j’aurais Ta protection. Alors pourquoi suis-je ici, et sous pareille inculpation?’ Un jour passa, puis deux. Le troisième, une voix me vint du dedans : ‘Attends et regarde’. Alors je devins calme et j’attendis. Je fus transféré de Lal Bazar à la prison d’Alipore et mis au secret pendant un mois. Là j’attendis nuit et jour d’entendre la voix de Dieu en moi et de savoir ce qu’Il voulait que je fasse. Puis je me souviens qu’un mois avant mon arrestation, un appel intérieur m’était venu d’abandonner toute activité et de regarder en moi-même afin d’entrer en communion plus étroite avec Lui. J’étais faible et ne pus accepter l’appel. Le travail que je faisais [pour la libération de l’Inde] m’était très cher; dans la fierté de mon cœur je pensais que sans moi il souffrirait, ou même échouerait et serait perdu; je ne voulais pas le quitter. Il me sembla qu’Il me parlait encore et Il disait : ‘Les liens que tu n’avais pas la force de briser, je les ai brisés pour toi, parce que ce n’était pas mon intention ni ma volonté que tu continues. J’ai autre chose pour toi et c’est pour cela que je t’ai amené ici, pour t’apprendre ce que tu ne pouvais apprendre par toi-même et t’entrainer à mon Travail’. Ce qui m’arriva pendant cette période, je ne suis pas poussé à le dire, sinon que jour après jour, Il me montra Ses merveilles… Pendant douze mois d’emprisonnement, jour après jour, Il me donna la Connaissance.»
Le changement de conscience qu’il vécut dans le préau d’Alipore semble lui avoir procuré une vision de l’Univers sans commune mesure avec nos réalités sordides : «Il faut regarder l’existence en face si notre but est d’arriver à une solution vraie, quelle que soit cette solution. Et regarder l’existence en face, c’est regarder Dieu en face, car l’un ne peut pas être séparé de l’autre…»
«Je deviens ce que je vois en moi-même. Tout ce que la pensée me suggère, je peux le faire; tout ce que la pensée me révèle, je peux le devenir. Telle devrait être l’inébranlable foi de l’homme en lui-même car Dieu habite en lui.»
Invitation
(Peut-être une traduction de l’Ashram…)
Le vent et le gros temps cinglant autour de moi
Je monte là-haut sur la montagne et la lande.
Qui veut venir avec moi? Qui veut gravir avec moi?
Se débattre dans les torrents et s’embourber dans la neige?
Ce n’est pas dans le cercle étriqué des cités
Que j’habite à l’étroit vos portes et vos murs :
Au-dessus de moi DIEU est bleu dans le ciel,
Contre moi le vent et la tourmente se rebellent.
Ici sur mes domaines je me joue de la solitude,
Je me suis fait une amie de l’infortune.
Qui veut vivre vaste? Qui veut vivre libre?
Qu’il grimpe ici sur les sommets battus des vents.
Je suis le seigneur de la tempête et de la montagne,
Je suis l’esprit de liberté et de fierté.
Ferme doit-il être et cousin du danger,
Qui partage mon royaume et marche à mon côté.
Srî Aurobindo
Prison d’Alipur, 1908-1909
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Original anglais
Invitation
With wind and the weather beating round me
Up to the hill and the moorland I go.
Who will come with me? Who will climb with me?
Wade through the brook and tramp through the snow?
Not in the petty circle of cities
Cramped by your doors and your walls I dwell;
Over me God is blue in the welkin
Against me the wind and the storm rebel.
I sport with solitude here in my regions,
Of misadventure have me a friend.
Who would live largely? Who would live freely?
Here to the wind-swept uplands ascend.
I am the lord of tempest and mountain,
I am the Spirit of freedom and pride.
Stark must he be and a kinsman to danger
Who shares my kingdom and walks at my side.
Srî Aurobindo
Alipore Jail, 1908-1909
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TAGORE
Rabîndranâth Thâkur dit Tagore (1861-1941), connu aussi sous le surnom de Gurudev, est un compositeur, écrivain, dramaturge, peintre et philosophe indien dont l'œuvre a eu une profonde influence sur la littérature et la musique du Bengale à l'orée du XXe siècle. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1913. Nombre de ses romans et nouvelles ont été adaptés au cinéma, notamment par le cinéaste Satyajit Ray.
«Chez Tagore, il ne s’agit pas d’une négation du monde faisant des concessions plus ou moins grandes à l’affirmation. Il ne conserve rien de la théorie de la négation. (…) Il déclare que la pensée indienne commet une erreur en ne s’occupant que de l’union avec Dieu sans s’intéresser au monde qui est la manifestation de Dieu. Il a de dures paroles pour les sannyâsins (saints) qui ne cherchent que le renoncement au monde. Mais il condamne tout aussi sévèrement les Occidentaux qui ont perdu le sens de la vie intérieure.» ~ Albert Schweitzer (Les grands penseurs de l’Inde)
«Nous sommes reliés à l’Univers par une relation beaucoup plus profonde et plus essentielle que celle de la simple nécessité. Notre âme est attirée vers lui; notre amour de la vie est en réalité notre désir de rester en relation avec ce vaste Univers. Cette relation est une relation d’amour.» ~ Tagore (Sâdhana)
L’Offrande lyrique
(Traduction : André Gide, 1913)
Extrait
Tes yeux m’interrogent, tristes, cherchant à pénétrer ma pensée; de même la lune voudrait connaitre l’intérieur de l’océan.
J’ai mis à nu devant toi ma vie tout entière, sans en rien omettre ou dissimuler. C’est pourquoi tu ne me connais pas.
Si ma vie était une simple pierre colorée, je pourrais la briser en cent morceaux et t’en faire un collier que tu porterais autour du cou.
Si elle était simple fleur, ronde, et petite, et parfumée, je pourrais l’arracher de sa tige et la mettre sur tes cheveux.
Mais ce n’est qu’un cœur, bien-aimée. Où sont ses rives, où sont ses racines?
Tu ignores les limites de ce royaume sur lequel tu règnes.
Si ma vie n’était qu’un instant de plaisir, elle fleurirait en un tranquille sourire que tu pourrais déchiffrer en un moment.
Si elle n’était que douleur, elle fondrait en larmes limpides, révélant silencieusement la profondeur de son secret.
Ma vie n’est qu’amour, bien-aimée.
Mon plaisir et ma peine sont sans fin, ma pauvreté et ma richesse éternelles.
Mon cœur est près de toi comme ta vie même, mais jamais tu ne pourras le connaitre tout entier. XXXV
Là où l’esprit est sans crainte et où la tête est haut portée,
Là où la connaissance est libre,
Là où le monde n’a pas été morcelé entre d’étroites parois mitoyennes,
Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité,
Là où l’effort infatigué tend les bras vers la perfection;
Là où le clair courant de la raison ne s’est pas mortellement égaré dans l’aride et morne désert de la coutume,
Là où l’esprit guidé par toi s’avance dans l’élargissement continu de la pensée et de l’action -
Dans ce paradis de liberté,
Mon père, permets que ma patrie s’éveille.
LXIX
Le même fleuve de vie
Qui court à travers mes veines nuit et jour
Court à travers le monde
Et danse en pulsations rythmées.
C’est cette même vie qui pousse à travers
La poudre de la terre sa joie
En innombrables brins d’herbe,
Et éclate en fougueuses vagues de feuilles et de fleurs.
C’est cette même vie que balancent flux et reflux
Dans l’océan-berceau de la naissance et de la mort.
Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle.
Et je m’enorgueillis,
Car le grand battement de la vie des âges
C’est dans mon sang qu’il danse en ce moment.
………
Extrait de La corbeille de fruits
Non, il n’est pas en ton pouvoir de faire éclore le bouton
Secoue-le, frappe-le : tu n’auras pas la puissance de l’ouvrir.
Tes mains l’abiment; tu en déchires les pétales et les jettes dans la poussière.
Mais aucune couleur n’apparait, et aucun parfum.
Ah! il ne t’appartient pas de la faire fleurir.
Celui qui fait éclore la fleur travaille si simplement.
Il y jette un regard, et la sève de vie coule dans ses veines.
À son haleine, la fleur déploie ses ailes et se balance au gré du vent.
Comme un désir du cœur, sa couleur éclate, et son parfum trahit un doux secret.
Celui qui fait éclore la fleur travaille si simplement.
***
La Corbeille de fruits
(Traduction : Hélène Du Pasquier, 1920)
Extrait
[...]
J’ai chéri ce monde
Et l’ai entouré comme une vrille végétale avec chaque fibre de mon être!
La lumière et l’obscurité de la lune mêlée au soir
Ont flotté dans ma conscience, en elle se sont fondues,
Tant qu’à la fin ma vie et l’univers
Sont un!
J’aime la lumière du monde, j’aime la vie en elle-même.
Pourtant ce n’est pas une moindre vérité que je dois mourir.
Mes mots, ils cesseront un jour de fleurir dans l’espace;
Mes yeux, ne pourront plus jamais se livrer à la lumière;
Mes oreilles n’entendront plus les messages mystérieux de la nuit,
Et mon cœur ne viendra plus en hâte au fougueux appel du soleil levant!
Il faudra que je prenne fin
Avec mon dernier regard,
Avec ma dernière parole!
Ainsi le désir de vivre est une grande vérité,
Et l’adieu absolu, une autre grande vérité.
Pourtant doit se produire entre eux une harmonie!
Sinon la création
N’aurait pu supporter si longtemps souriante
L’énormité de la fraude!
Sinon la lumière aurait déjà noirci, comme la fleur dévorée par le ver!
***
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