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Chapitre : Une fausse peur
La pensée est un redoutable privilège qui complique singulièrement la vie de ceux qui ne maîtrisent pas ce pouvoir à double tranchant – ce qui est le cas de la plupart d’entre nous. Faute de savoir faire bon usage de notre mental, nous avons tendance à nous créer de faux problèmes, et en particulier une fausse peur.
Je parle de fausse peur dans la mesure où il ne s’agit pas de la peur ordinaire, d’une frayeur inspirée par des causes réelles et bien concrètes, comme quand on est sous l’effet d’une menace physique. Cette fausse peur est la conséquence de la distorsion fondamentale de notre perception du monde : dès l’instant où l’on se prend pour un moi, une entité indépendante des autres, toute la vie se met à graviter autour de ce moi qui devient le centre de toutes nos préoccupations, comme le reflète bien sa situation privilégiée de sujet dans nos phrases. Tout tourne autour de ce fameux je : on s’inquiète de ce qui lui est arrivé ou de ce qui pourrait lui advenir, on cherche à analyser les événements pour tenter de les contrôler un peu plus à son avantage. Ce processus entretient une grande débauche d’activité mentale, un flot incessant de pensées qui jugent et qui évaluent sans arrêt les autres et les événements, en fonction du « moi » et de ses intérêts.
En d’autres termes, nous tentons sans cesse de manipuler la réalité pour la faire cadrer avec les désirs du moi, et cette tentative toujours répétée s’accompagne d’une peur sous-jacente. Une peur sourde, une sorte d’angoisse permanente : celle de ne pas arriver à nos fins. C’est une fausse peur dans la mesure où elle s’enracine dans une idée fausse : celle d’un moi autonome, en tant que sujet indépendant de l’objet qu’il perçoit. Et cette fausse peur nous empêche de réagir aux événements du quotidien avec intelligence et à-propos, dans la mesure où les jeux sont faussés dès le départ par notre attitude défensive. Qui plus est, ce mode de pensée égocentrique secrète son propre système de valeurs : seuls les personnes et les événements susceptibles de conforter la position du moi nous paraissent dignes d’intérêt. Parallèlement, on s’emploie à développer toutes sortes de stratégies de défense du moi, comme ce slogan hérité de la psychologie de bazar qui fait rage en Californie du Sud et qui exhorte à s’aimer soi-même. Maia, que se cache-t-il derrière ce jargon à la mode : qui doit aimer qui? Quel est ce sentiment qu’un moi fictif serait censé se porter à lui-même? Il s’agit en réalité d’une peur omniprésente : la crainte de voir le sacro-saint petit moi menacé ou même dérangé en quoi que soit. Alors on s’empresse de le protéger par tous les moyens possibles et imaginables, comme par exemple sous couvert – respectable – de psychologie ou de thérapie. Et toute notre vie se passe à jouer à ce petit jeu dérisoire : défendre et conforter une illusion – celle d’un moi qui serait indépendant des autres et du monde qu’il perçoit.
Mais, me direz-vous, peut-être ce petit jeu cesse-t-il, une fois qu’on a compris ce qui se passait? Eh bien, non – ce n’est pas si facile que ça. Allez donc conseiller à quelqu’un qui en a un bon petit coup dans le nez de dessouler illico, il n’en reviendra pas instantanément sobre et lucide pour autant. C’est pareil; nous sommes tellement aveuglés par nos illusions que tout se passe comme si nous étions en état d’ébriété permanente. La première chose à faire, c’est de prendre conscience de son ébriété, de l’illusion dans laquelle on vit et que l’on entretient en permanence. Être attentif pour voie – lucidement – ce qui se passe réellement en soi. Ce qui est tout à fait différent de la gymnastique effrénée à laquelle nous nous livrons habituellement, dans l’espoir de mieux manipuler la réalité dans un sens qui arrange notre cher moi et qui lui assure son petit confort. Pour acquérir cette qualité d’attention qui rend lucide, on pratique ce qui s’appelle shikan : s’asseoir (en position zazen) tout simplement et expérimenter tout ce qui se présente à l’esprit. Et c’est là que, grâce à la lucidité d’un mental attentif, on est capable de reconnaître des myriades de constructions égocentriques avec lesquelles nous fabriquons nos vies.
Faire zazen, pratiquer shikan, c’est se donner la liberté de ressentir des perceptions brutes, immédiates, telles qu’elles se présentent à nous avant qu’on ne les trafique. C’est pas déformation égocentrique que nous disons : »J’entends les oiseaux chanter. » Dans la réalité de la perception immédiate, il y a juste un acte : entendre les oiseaux. La vie est toujours là, grouillante de richesse – noire ou rose, terrible ou merveilleuse – mais ce qui gâche tout, c’est l’irruption d’un trouble-fête – le fameux moi – qui prétend se superposer à la réalité pour l’orchestrer à sa façon.
Les oiseaux chantent, les voitures passent dans la rue, le corps est habité de sensations diverses, le cœur bat – le miracle de la vie continue, d’instant en instant. Et pendant ce temps-là, nous sommes tellement occupés à rêver notre version de la vie et à conforter notre précieux moi et ses ramifications, que nous passons complètement à côté de la réalité, la vraie vie qui coule sans nous, tout autour de nous. Voilà pourquoi il est si important de commencer par s’asseoir tranquillement, et de faire le spectateur de ce que l’ont est.
Avez-vous l’impression qu’il règne la confusion la plus totale en vous? Eh bien, ne cherchez pas à l’esquiver, ressentez-la bien à fond, goûtez-la pleinement, appréciez-la. C’est le seul moyen d’acquérir la lucidité nécessaire pour démystifier vos rêves et vos illusions. Et que reste-t-il quand le voile s’est levé sur la réalité des choses?
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