19 janvier 2011

La tragédie

La fusillade récente chez nos voisins du sud soulève une fois de plus le débat portant sur l’enregistrement des armes à feu, mais aussi un questionnement sur l’influence d’une médiatisation envahissante pouvant inciter aux débordements de violence.

Il y a déjà un bon moment que les recherches en psychologie ont démontré – abondamment – que les humains sont des créatures particulièrement perméables au conditionnement. De vraies éponges… Tout ce que nous apprenons, répétons, copions/collons vient des «autres», de ce réservoir socioculturel de la pensée collective (passé et présent) - tel que je le fais en reproduisant le texte qui suit, emprunté à Joko Beck....

Nous zappons de plus en plus fort…

Et, les médias ne cessent de rabâcher toutes les tragédies planétaires, en boucle, d’heure en heure. Malheureusement, le procédé semble avoir un effet hypnotique ancré dans la peur plus paralysant que mobilisant.

Bien sûr, nous pouvons fermer la radio, la télé et l’Internet, mais les nouvelles tragiques nous parviendront tôt ou tard. Néanmoins, nous éviterons la redondance.

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Une manière différente d'envisager la tragédie…  

Masques de théâtre; partie d'un haut-relief, Grèce antique

La tragédie (extraits)

Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
Charlotte Joko Beck
Pocket

Voici comment le dictionnaire définit le mot tragédie : «Une œuvre dramatique ou littéraire dont le héros mène un combat auquel il attache une valeur morale mais qui est voué à la catastrophe ou à une profonde déception.» Aux termes de cette définition, la vie a effectivement une dimension tragique, malgré tout le mal que nous nous donnons – en vain – pour essayer de l’oublier. Chacun de nous est le héros de la petite tragédie qu’est sa vie et ressent la dimension morale d’un combat inégal, puisque débouchant forcément sur une défaite, même si nous ne voulons pas nous l’avouer. En dehors des malheureux hasards de la vie qui peuvent nous frapper à tout instant, il y a de toute façon un accident majeur auquel nul ne peut se dérober, en fin de parcours : nous sommes tous condamnés à mort dès le premier instant de la vie. C’est la grande tragédie de la condition humaine que chacun vit comme un drame personnel, passant le plus clair de son temps à tout faire pour éviter l’issue fatale – en vain, bien entendu. En réalité, l’histoire de nos vies est celle de ce combat dérisoire et tragique.

Imaginez que vous habitiez au bord de la mer, dans un endroit où l’on peut nager toute l’année, vu la douceur du climat, mais où l’on est toujours obligé de se méfier, à cause des requins. Si vous êtes malin, vous essayerez de repérer les coins infestés de requins afin de les éviter soigneusement, mais, étant donné les mœurs de ces bêtes-là, vous risquez quand même de vous retrouver nez à nez avec un de ces charmants squales, un jour ou l’autre. Vous n’aurez jamais la certitude d’être tranquilles. Sans compter qu’à part les requins, vous pouvez aussi être emporté par une lame de fond ou un courant contraire. À vrai dire, peut-être pourrez-vous aller nager tous les jours de votre vie sans jamais apercevoir l’ombre d’un requin; n’empêche que la peur de les rencontrer vous aura gâché le plaisir, jour après jour.

De même, nous avons tous des requins qui nous empoisonnent la vie parce que nous nous rongeons les sangs à l’idée qu’ils risquent de nous attaquer. Bien sûr, il est normal et raisonnable de prendre ses précautions pour rester sain et sauf : on prend une mutuelle, on fait vacciner ses enfants et on surveille son cholestérol. Cependant, il y a une erreur qui se glisse dans notre raisonnement. Nous ne nous bornons pas à prendre des précautions raisonnables, nous devenons tellement obsédés par l’idée de risque que nous passons le plus clair de notre temps à essayer de le prévenir ou de l’éviter.

Nous ne sentons pas la différence qu’il y a entre un geste intelligent – prendre ses précautions, raisonnablement – et une préoccupation obsessionnelle – ne plus penser qu’au danger, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (…)

Il est évident qu’on doit toujours tout tenter pour s’en tirer. En revanche, une fois que le sort en est jeté et qu’on se retrouve suspendu à une liane sans le moindre recours, de deux choses l’une : ou bien l’on gâche son dernier moment de vie en se torturant à l’idée de ce qui va suivre, ou bien on en profite à fond. Et chaque instant de nos vies n’est-il pas le dernier, le seul dont nous disposions? Il n’y en a pas d’autre.

Bien sûr qu’il est raisonnable de prendre soin de soi, physiquement et mentalement; l’ennui, c’est qu’on finit par s’identifier exclusivement à son corps et à son mental. Il y a cependant quelques rares êtres dans l’histoire de l’humanité qui ont su s’identifier aux autres autant qu’à eux-mêmes; et pour eux, la vie a cessé d’être une tragédie, car ils ne se battaient plus contre quoi que ce soit. Lorsqu’on ne fait plus qu’un avec la vie – quelle que soit la forme qu’elle prenne –, la tragédie s’efface car il n’y a plus ni agresseurs, ni lutte, ni héros tragique. (…)

En pratiquant intensément et régulièrement [zazen], on finira par se rendre compte qu’il est absurde de s’identifier complètement et exclusivement à son corps et à son mental. La physique contemporaine montre d’ailleurs bien clairement que tout n’est qu’énergie et que chacun de nous n’est qu’une forme de manifestation de cette énergie unique. Voilà une vérité assez facile à comprendre intellectuellement, mais plus difficile à assimiler au point d’en ressentir la réalité jusque dans la moelle de ses os, jusque dans la moindre de ses cellules.

Lorsqu’on prend ses distances par rapport à cette identification de soi et à son corps et à son mental, on se libère peu à peu de la solidité de cet attachement exclusif, ce qui nous rend beaucoup plus réceptif aux autres. On est capable de partager leur point de vue et leurs préoccupations, même si l’on n’est pas toujours d’accord avec eux. On arrive de mieux en mieux à se mettre dans la peau de l’autre qui cesse d’être perçu comme un adversaire, de sorte que nos rapports sortent de la logique conflictuelle dans laquelle ils étaient enfermés.

Le zen nous aide à démystifier cette identification exclusive de soi à son corps et à son mental. Il nous guérit de cette déformation conceptuelle qu’invente l’ego et qui pervertit toutes nos actions. On se donne l’occasion – trop rare dans nos vies survoltées – de se voir tel que l’on est et de reconnaître l’erreur d’une pensée qui crée l’illusion d’un soi autonome, indépendant du reste de l’existence.

Extraordinairement rusé, l’esprit humain est capable de toutes sortes de tours de passe-passe pour se justifier et il y réussit toujours, tant qu’on joue sur son propre terrain, selon ses règles à lui. Mais lorsqu’on l’attaque avec les armes de la sesshin, la rouerie de ses procédés et de ses manipulations éclate au grand jour et l’on se rend compte de la tension constante à laquelle nous soumet cette grande machine à fabriquer et à entretenir l’ego. Quelle ne sera pas votre surprise en découvrant qu’il n’y a aucune force antagoniste qui vous attaque de l’extérieur, mais que c’est de l’intérieur – de vous-même – que vient la menace et la pression. La seule agression, c’est celle qui est perpétrée par nos pensées, nos envies et notre attachement, eux-mêmes produits de notre identification à cet ego illusoire qui nous gâche la vie en nous isolant des autres et en nous faisant nous replier sur nous-mêmes.

[Si vous persévérez à faire zazen quotidiennement], la pensée illusoire de l’ego fondra comme neige au soleil et, au plus profond de vos ennuis et de vos souffrance, vous découvrirez une qualité d’ouverture, de calme et de joie telle que vous ne l’aviez jamais connue.

Comme beaucoup d’autres avant vous, vous m’objecterez sans doute que tous ces beaux raisonnements ne règlent pas le problème de la mort pour autant. Nul ne peut échapper à l’inévitable, certes, mais nous avons cependant la latitude de profiter à fond du temps qui nous reste avant l’issue fatale. Libre à nous de prendre un plaisir fou à notre baignade en mer avant que les requins ne nous repèrent…

(…) Que vous vous sentiez malheureux comme les pierres, ou que vous nagiez dans la béatitude la plus totale, faites pleinement l’expérience de vos émotions, sans pour autant vous attacher à celles qui sont agréables. Soyez tout ce qui va et vient en vous, sans rien y changer. Vivez chaque instant tel quel et vous ne tarderez pas à découvrir l’erreur de la pensée égocentrique – l’identification de soi à son corps et à son mental.

Comme nous l’avions défini au départ, la tragédie repose sur l’existence d’un héros tragique engagé dans un combat auquel il attribue une valeur morale. Or, rien ne nous oblige à vivre en héros de tragédie et à faire de nos vies une lutte sans fin contre des forces soi-disant extérieures à nous. C’est à cause de la déformation de l’ego que nous nous croyons obligés de nous lancer dans un combat aussi vain que dérisoire et, de toute façon, voué à l’échec. Comme le dit le Soutra du Cœur : «Ni vieillesse ni mort, ni absence de vieillesse et de mort… Ni souffrance, ni absence de souffrance.»

Hors chapitre :
La liberté, c’est l’acceptation du risque. On accepte d’être vulnérable face à la vie, on accepte de vivre ce que chaque instant apporte d’agréable ou de pénible. Il faut être prêt à se donner complètement à la vie. Les difficultés deviennent des occasions de mûrir. Si au lieu de se boucher les yeux, on fait l’expérience directe de la confusion et de la douleur qu’on éprouve, on trouvera la clé de la liberté. Tant qu’on n’aura pas compris ce rapport entre la douleur et la liberté, on continuera de souffrir et à faire souffrir les autres – bien que le joyau de la liberté soit déjà entre nos mains, puisque c’est l’expérience de la vie telle qu’elle est.

Le plus étonnant, c’est que la vie coule de source une fois qu’on sait partager tout ce qu’on a – son temps, ses biens – et surtout, tout ce qu’on est – sa personne. À l’inverse, plus on se referme sur soi-même, et plus on s’étiole et on se dessèche.
(Pour d’autres enseignements, consultez le libellé Joko Beck)

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COMMENTAIRE

Les masques que nous fait porter l’ego sont autant de tentatives pour nous prémunir contre des requins qui ne sont en réalité que des moulins à vent.

Certaines écoles de pensée décrivent les étapes d’évolution d’un individu ainsi :
1. L’être se libère de la violence physique
2. L’être se libère de la violence verbale
3. L’être se libère de la violence mentale  

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Mieux vaut mourir incompris que de passer toute sa vie à s’expliquer.
~ William Shakespeare

Little things please little minds.
~ Alice A. Bailey

Think before acting, and intend love before thinking.
~ Michael D. Robbins

4 commentaires:

  1. « Les médias ne cessent de rabâcher toutes les tragédies planétaires », les médias enferment aussi les citoyens dans une bulle électromagnétique constamment bruyante en imposant une vision du monde factice dont la ligne d’horizon se limite à un écran électronique.
    La haine, l’envie, la compétition, la délation, la cupidité, la violence et la peur se mélangent en un tout permanent et inextricable dont la majorité s’échappe par la consommation effrénée, croissante, polluante et morbide de biens matériels, de gadgets et de malbouffe.
    Le conditionnement des foules et le formatage des esprits augurent un 21ème siècle tragique pour le genre humain.
    Voir les choses telles qu’elles sont nécessite de prendre du recul, de se déconnecter des artifices, de réfléchir pour soi et pour les autres, de méditer sur le sens de la vie pour apprendre à développer de la compassion, de l’attention bienveillante et être davantage dans le présent de la vie biosphérique.
    La Nature nous y invite. Il suffit de s’asseoir au pied d’un arbre, de s’y reposer, de respirer et d’être à l’écoute. La vie planétaire n’est pas une illusion fabriquée.
    Au contraire, c’est un véritable cadeau far far away de la tragédie humaine qui se joue dans la dimension artificielle de l’économie productiviste qui isole de la Nature, asservit l’être social et se goinfre des ressources terrestres encore disponibles...
    Redécouvrir alors ses émotions issues de la pleine conscience permet d'envisager avec lucidité la dimension adulte, sage et harmonieuse du citoyen planétaire vivant par la Terre et pour la Terre...

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  2. Nous ne pouvons qu’acquiescer...

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  3. À Syl-Vie:
    Un oubli - j'ai ajouté l'info.

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  4. Merci! Cette image m'a fortement impressionnée; c'était la raison de ma question :)

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