31 décembre 2010

Intuition 1

Suite au billet «Intuition et créativité» :

Parfois nous sortons d’une épreuve dévastatrice. Parfois nous nous retrouvons à une croisée de chemin ou devant un cul-de-sac, et aucune des options qui s’offrent pour aller de l’avant  ne nous satisfait.

Le degré de tolérance ou de résilience vis-à-vis les désagréments ou les catastrophes varie passablement d’une personne à l’autre. Certains ont plus de facilité à encaisser les coups durs tandis que d’autres ne sont même pas capables de faire face aux irritants quotidiens. J’ai déjà vu quelqu’un devenir hystérique et quasi tomber en dépression parce que son chien avait fait ses besoins sur le tapis blanc du salon… Tout est relatif. Nos réactions dépendent de la valeur que nous attribuons à ce qui nous entoure.

Quoiqu’il en soit, lorsque plusieurs choix nous taraudent, il vaut mieux prendre le temps de réfléchir plutôt que se précipiter sur la première idée venue. Les suggestions que nous recevons de l’intuition, ou du soi authentique, peuvent parfois être irréalisables étant donné que le soi se situe hors du temps et de l’espace. C’est sans doute la raison pour laquelle nous sommes dotés d’un mental rationnel, que par ailleurs nous n’avons pas à dénigrer, puisque ce dernier peut nous aider à cliver et choisir des options en harmonie avec nos possibilités réelles.

Si vous êtes actuellement devant une situation à choix multiples, ces quelques extraits (en vrac) de l’ouvrage «L’intuition, la découvrir en soi, la comprendre, la mettre à profit» de Philip Goldberg pourraient vous être utiles (Les Éditions de l’Homme, 1986; 350 pages). Un ouvrage tripatif dirait probablement Jacques Languirand!

Photo : visoterra
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«L’âme de tout homme détient le pouvoir de connaître la vérité, et aussi l’instrument de sa contemplation. Tout comme il convient de faire volte-face pour que les yeux voient la lumière et non plus l’ombre, l’âme doit elle aussi se détourner du monde mouvant des formes pour que son œil soit en état de contempler le réel.» ~ Platon


Jusqu’à une époque récente, on a considéré l’intuition comme une servante en âge de prendre sa retraite, mais qui cependant n’interrompt pas ses activités tant elle a su se rendre indispensable. Une servante à propos de laquelle les opinions varient grandement : certains entendent l’ignorer purement et simplement; d’autres tiennent sa collaboration pour négligeable; d’autres encore, qui la portent aux nues en leur for intérieur, entourent de secret son existence. D’autres enfin, qui jadis n’étaient qu’une poignée, mais dont le nombre ne cesse de croître, se font aujourd’hui ouvertement les avocats de l’intuition, estimant qu’un capital de cette importance ne peut croître et embellir pour peu qu’on l’authentifie et l’encourage à fructifier.

… Depuis que cette question a émergé de l’ombre ces dernières années, l’intuition n’a cessé de s’imposer en tant que faculté mentale naturelle, faisant de plus en plus figure de facteur déterminant dans le domaine de la découverte, de la résolution des problèmes et de l’activité décisionnelle. De plus en plus on la considère désormais comme un générateur d’idées créatives, un instrument servant à prédire l’avenir, un révélateur de vérité. Composante majeure de ce qu’il est convenu d’appeler le génie, l’intuition joue aussi le rôle d’un guide subtil dans la vie de tous les jours. Nous connaissons tous des gens qui semblent se trouver immanquablement là où il faut; l’heure où il faut, et à qui la chance semble sourire avec une désarmante constance. Ce ne sont pas simplement d’éternels veinards. Disons plutôt qu’ils ont un sens intuitif des choix à faire et des modes d’action à adopter.

L’héritage du scientisme

C’est à dessein que j’use ici du mot scientisme et non pas du mot science, de sens fort différent; le premier désignant une attitude philosophique et idéologique, alors que le second se réfère à une application vérifiée par la pratique. Pour le scientiste, en effet, les seules lois qui régissent la connaissance procèdent d’un rigoureux interéchange de raison et d’expérience systématiquement acquise.

Pareille attitude philosophique résulte en fait d’une hybridation de rationalisme et d’empirisme. Au regard de l’empirisme, le seul fondement valable de la connaissance est représenté par l’expérience sensorielle. Alors que pour le rationalisme, c’est la raison seule qui conduit à la vérité. Dans le domaine scientifique, information empirique et raison sont censées œuvrer de conserve, chacune venant contrôler et compenser les défaillances de l’autre.

… Tour à tour, des philosophes – Platon dans l’antiquité puis, plus près de nous, Spinoza, Nietzsche, et aussi Henri Bergson au tournant du siècle – on fait observer que par par-delà la raisonnement logique et le témoignage des sens existaient sans doute des formes supérieures de la connaissance que seule peut expliquer l’intuition, rejoignant par là les mystiques, les romantiques, les poètes et les visionnaires, dont toute culture nous fournit maint exemples. L’histoire est là pour nous confirmer que partout ont existé des écoles «intuitives», tant en mathématique qu’en éthique et nombre de psychologues – Gordon Allport, Abraham Maslow, Carl Jung, Jerome Bruner – ont insisté sur le rôle joué par l’intuition dans les processus mentaux.

… Qu’il soit bien entendu que la cause de l’intuition, telle que plaidée dans ces pages, ne doit en rien être interprétée comme un réquisitoire contre la science ou la pensée rationnelle, lesquelles, en dépossédant de leur autorité des institutions religieuses sclérosées, nous ont libérés de la tyrannie des dogmes et des croyances arbitraires. En mettant l’accent sur l’évidence de la démonstration et la rigueur de la vérification expérimentale – le cœur et l’âme du scientisme – l’empiricorationnalisme nous aura collectivement permis, le temps passant, de départager le vrai du faux.

… De sorte qu’au fil du temps, nos institutions éducatives et sociales ont fait du scientisme la condition sine qua non du savoir, le modèle de tout processus de pensée. … La raison et le rationnel ont atteint à nos yeux un tel prestige que nous n’hésitons pas à user de l’adjectif raisonnable quand tel ou tel événement semble approprié, adéquat ou justifié.

Déblayons le terrain

Nous n’avons jusqu’ici examiné l’aspect idéologique du scientisme que pour mieux faire comprendre pourquoi nous entourons l’intuition de tant de discrétion et pourquoi nous en faisons si peu pour la cultiver. La compréhension de cette attitude d’esprit est de première importance, étant donné que de là provient le peu de crédit que nous accordons à nos propres facultés intuitives. Car les préventions que nous nourrissons contre elle, c’est autant à nous-mêmes qu’aux autres que nous les devons, étant donné que nous intériorisons les convictions dominantes au point de nous contraindre à raisonner empiriquement et logiquement dans bien des cas où rien ne le commande. Cette autodiscipline ne fait qu’escamoter notre potentiel intuitif et nous vicier l’esprit, exactement comme nous nous exposerions à des aberrations fonctionnelles si, au lieu de nous mouvoir en appuyant au sol le plat du pied, nous avions appris à marcher sur les talons.

… On oublie fréquemment que la science a été conçue pour assurer notre domination sur le monde matériel, et que vouloir la transposer sur le plan matériel sans lui adjoindre une dimension supplémentaire – en l’occurrence une intuition aiguë – revient à peu près à parachuter à la tête d’une entreprise un vendeur d’élite ou un ingénieur, alors qu’ils n’ont pour remplir cette fonction aucune compétence particulière.

… Posez à ceux qui vous entourent certaines questions métaphysiques essentielles, à propos de l’identité de l’homme et de la nature du réel, et vous constaterez que les réponses formulées relèvent du pur matérialisme. Car nous en sommes venus à considérer l’ego comme un répertoire de trais de personnalité analysables, et le cosmos comme une collection d’objets totalement autonomes par rapport à l’ego. Cette vision lacunaire aura eu diverses conséquences, de l’inexploitation quasi-totale du potentiel humain à la mise au pillage de la nature. … Nous devons prendre en considération certains facteurs immensurables et pourtant essentiels, tels que les valeurs morales et la volition. … Nous cherchons à isoler des causes uniques, aisément identifiables, là où il conviendrait d’examiner une causalité d’ensemble englobant tous les niveaux, voire l’absence de toute causalité. Nous conjurons l’incertitude en daisant fi de l’imprévisible, en triturant des variables aux significations multiples et aux nuances subtiles, et en les compartimentant artificiellement au nom de la clarté.

… En tant qu’individus, nous ne devons donc guère nous attendre à affronter les décisions de la vie réelle – surtout quand ces décisions sont liées à des domaines où émotions et ambiguïtés sont mises en jeu – comme on traite un problème pendant le cours d’algèbre. Car trop d’inconnues entrent généralement dans l’équation.

… Que nous soyons plus souvent dans le vrai que dans le faux, voilà bien le miracle de l’intellect humain. Ce miracle tient pour une bonne part à ce qu’on appelle l’intuition. À partir du moment que nous cessons de lui faire confiance, où nous la laissons s’atrophier en nous obstinant à ne plus nous fier qu’à des schèmes de pensée relevant exclusivement du rationnel et de l’empirique, nous tentons de capter la stéréophonie de l’univers avec un appareil mono. Il est donc grand temps de reconnaître l’importance que prend l’intuition dans notre vie, d’en comprendre la nature et de nous donner les moyens de la faire fructifier. Sur le plan individuel, l’option intuitive est synonyme de meilleures décisions, d’idées plus créatives, de clairvoyance accrue, en même temps qu’elle raccourcit et facilite le pas qui sépare le désir de son accomplissement.

Mais cette option nous promet bien davantage que des bénéfices personnels; elle permet aussi à la société, au sens large, de répondre aux exigences d’un monde turbulent et imprévisible. Une défaillance de l’intuition chez les penseurs, chez ceux qui ont pour responsabilité de prendre les décisions, et aussi chez les simples citoyens, risquerait de nous être fatale.

Il a toujours existé des gens pour tenir en discrédit la science et la pensée analytique rigoureuse, qu’ils tiennent pour froides et impersonnelles. Parfois leur mode de perception du non-rationnel devient franchement irrationnel, et au pire sens du terme, au point de les faire renoncer à tout sens critique, de les amener à se fier exclusivement à leurs émotions et à confondre impulsivité et spontanéité intuitive. On croit parfois que l’intuition ne peut se développer qu’aux dépens du rationnel et que privilégier l’une, c’est nécessairement réduire l’autre. Certains cercles préconisent de «croire à ce qu’on sent». Pris au pied de la lettre, pareil principe risque fort d’exercer sur la pensée les mêmes effets que le précepte «faites-le si cela vous plaît» a entraînés sur les modes de conduite.

Une autre erreur serait de croire, comme le font certains, que tout ce qui dérive de l’intuition est nécessairement juste. Car s’il existe des gens qui n’acceptent rien de ce qui ne se démontre pas de façon rigoureuse, il en est d’autres qui font à leurs voix intérieures une confiance si entière qu’il en viennent à prendre pour de l’intuition ce qui en fait ne traduit que la peur ou l’espoir. La croyance à la spiritualité peut également aboutir au même résultat et amener l’individu à se comporter comme si ses états d’âme, ses rêves et ses perceptions physiques lui étaient nécessairement soufflés par l’Esprit suprême. Tout événement irrationnel est alors élevé à la dignité d’inspiration divine, et on aboutit aux mêmes outrances que dans les cas inverses d’hyperrationalisme, quand par exemple les visions mystiques authentiques sont assimilées à des phénomènes hallucinatoires ou névrotiques.

La créativité

Il existe une quasi-similitude entre création intuitive et découverte intuitive. Dans les deux cas, la dynamique est à peu près identique, au point même d’empêcher toute distinction entre ces deux modes d’intuition. Et si je les sépare ici l’une de l’autre, c’est qu’à mon sens quelque chose de particulier caractérise la fonction créative de l’intuition, à savoir qu’elle ne nous livre pas de vérités ou de faits contrôlables, pas d’informations aisément vérifiables, mais bien plutôt des possibilités ou des virtualités. Elle génère des idées qui ne sont pas nécessairement vraies ou fausses au sens propre du terme, mais plus ou moins appropriées à une situation déterminée. Il arrive qu’elle nous révèle de multiples voies, parmi lesquelles il en est de plus adéquates que les autres.

L’intuition créatrice peut être comparée à l’imagination, de laquelle elle ne se distingue que par la justesse du résultat. Un imaginatif n’est pas nécessairement un intuitif, mais plutôt un personnage apte à se livrer à des projections fantastiques, purement gratuites et dénuées d’applications pratiques ou de valeur esthétique. Alors que le créateur par intuition, lui, est également imaginatif, mais de façon directionnelle et circonstanciée. S’il cherche par exemple à résoudre un problème particulier, il imaginera à cette fin de multiples solutions hétérodoxes, qui pour la plupart aboutiront au résultat recherché. S’il s’agit d’un artiste, ce qu’il conçoit intuitivement «marchera» sur la toile, sur le papier ou sur la scène, et sera marqué de ce poinçon d’authenticité sans lequel l’art ne saurait se perpétuer.

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N’ayez crainte, je ne vous laisserai pas sur votre soif avec cet apéro «tolérance 0,05» – suite au prochain billet.

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