10 octobre 2018

Le journalisme d’enquête est-il en voie d’extinction?

«En tant que privilège, la liberté d'expression se situe au même rang que le privilège de commettre un meurtre : nous pouvons l'exercer si nous sommes prêts à en assumer les conséquences. Le meurtre est interdit tant dans la forme que dans les faits; la liberté d'expression est accordée dans la forme mais interdite dans les faits. Selon l'évaluation courante, les deux sont des crimes, et profondément haïs par tous les peuples civilisés. Le meurtre est parfois puni, la liberté d'expression toujours.»
~ Mark Twain, 1835-1910, The Privilege of the Grave in Who Is Mark Twain? (1)  

Le journalisme d’enquête relié à la corruption en milieux financiers et politiques risque de disparaître avec la croissance des oligarchies dans le monde.

À peine élu à la présidence des Philippines en mai 2016, Rodrigo Duterte avait délivré ce message sibyllin à la presse de son pays : «Ce n’est pas parce que vous êtes journalistes que vous serez préservés des assassinats si vous êtes un fils de pute. La liberté d’expression ne pourra rien pour vous, mes chers.»
Et son admirateur, Donald Trump, a qualifié les journalistes d’ennemis du peuple.
Le président de la République tchèque, brandissant une kalachnikov, disait qu’il la réservait aux journalistes. (RSF)

Selon Reporters sans frontières (RSF), en 2017 :  
65 journalistes ont été tués pour avoir exercé leur mission d’information, dont 50 journalistes professionnels, 7 journalistes-citoyens, et 8 collaborateurs des médias 
39 assassinés ou sciemment visés (60 %)
26 tués dans l’exercice de leurs fonctions (40 %)
55 hommes (85 %)
10 femmes (15 %)
  2 disparus
54 pris en otage
326 détenus 
   Par ailleurs la Fédération internationale des journalistes (FIJ) dénombrait 81 journalistes ayant perdu la vie un peu partout sur la planète – lors d’attaques ciblées, d’attentats à la voiture piégée et d’échanges de tirs – et 250 journalistes emprisonnés.
   En 2018, la liste des journalistes assassinés s’allonge : Daphne Caruana Galizia, Jan Kuciak, Hector Gonzalez Antonio, Shujaat Bukhari, Viktoria Marinova... Et peut-être Jamal Khashoggi?

«Et ça a été l'argent qui fait l'argent; peu importe comment vous vous le procurez dès l'instant que vous vous le procurez et que vous l'utilisez pour en gagner plus. […] Quand il s'agit d'argent, les principes ordinaires de conduite prennent congé. L'argent non seulement n'a pas de cœur, mais pas d'honneur ni de mémoire.» ~ John Steinbeck (L’Hiver de notre Déplaisir)

Cette jeune journaliste bulgare s’est malheureusement retrouvée à la une de tous les médias. On soupçonne qu’elle a été assassinée par des tueurs à gage à la solde d’une organisation criminelle d’envergure non identifiée. Le message des commanditaires est clair : voilà ce qui vous arrivera si vous essayez de nous barrer le chemin.

Il n’existe pas de mots pour qualifier ces crimes.

Assassinat d'une journaliste enquêtant sur la corruption en Bulgarie
Agence France-Presse | Le 7 octobre 2018 à 17 h 58

Une journaliste bulgare qui travaillait sur une affaire de corruption présumée a été assassinée à Roussé, une ville située sur le Danube, ont annoncé dimanche les autorités bulgares.


Le corps de Viktoria Marinova, 30 ans, responsable administrative et présentatrice sur TVN Ruse, a été découvert samedi dans un parc de la ville, a annoncé dimanche le procureur régional, Georgy Georgiev.
   La jeune femme a été frappée à la tête et étranglée, d’après le ministère de l'Intérieur, qui précise qu'elle avait aussi été violée.
   Les enquêteurs examinent toutes les pistes, tant liées à la vie personnelle que professionnelle de la journaliste. Elle animait une émission consacrée aux questions de société diffusée localement à Roussé, grand port des bords du Danube, à la frontière avec la Roumanie. [...]
   Dans le dernier numéro de cette émission, le 30 septembre, elle avait diffusé un entretien avec deux journalistes d'investigation réputés, le Bulgare Dimitar Stoyanov et le Roumain Attila Biro, qui enquêtent sur des soupçons de fraude aux subventions européennes qui impliqueraient des hommes d'affaires et des élus. [...]
   Des sources policières ont déclaré à l'AFP douter du lien direct entre le meurtre et la profession de la journaliste. (!!!)
   «Son téléphone portable, ses clés de voiture, ses lunettes et une partie de ses vêtements ont disparu», a précisé le parquet local.
   Selon RSF, les journalistes d'investigation bulgares sont exposés à «de nombreuses formes de pression et d'intimidation» et font face à des «oligarques exerçant un monopole médiatique et à des autorités soupçonnées de corruption et de liens avec le crime organisé».


«Les valeurs humaines universelles sont celles qu’on ne passe pas en contrebande de pays en pays, car elles ne rapportent rien.» ~ Stanislaw Jerzy Lec

Où est le journaliste Jamal Khashoggi?
Publié le vendredi le 5 octobre 2018

Mardi dernier, Jamal Khashoggi, un journaliste saoudien, est entré au consulat de l'Arabie saoudite à Istanbul en début d'après-midi. Il avait besoin de documents prouvant son divorce pour se remarier à une citoyenne turque. Sa fiancée, Hatice, l'attendait sur le trottoir. Trois jours plus tard, elle attend toujours. Le Saoudien a disparu.
   Jamal Khashoggi est un journaliste et commentateur bien connu qui, au cours d’une longue carrière en Arabie saoudite, s’est montré parfois critique du régime monarchique de son pays. Il a su naviguer habilement dans un espace de liberté d’expression pour le moins exigu. Proche des puissants cercles de la famille royale, il était aussi, pour le monde extérieur, un fin décrypteur du fonctionnement et de la pensée du pouvoir en Arabie saoudite.
   Mais après l’arrivée sur le trône du roi Salmane et la montée fulgurante de son fils, Mohammed ben Salmane, l’auteur s’est retrouvé coincé. Après avoir écrit que la monarchie de l’Arabie saoudite était inquiète de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, Jamal Khashoggi s’était fait intimer de cesser d’écrire dans la presse et de publier sur Twitter. En 2017, il a choisi l’exil aux États-Unis. [...]
   Jamal Khashoggi se croyait plus en sécurité à l’extérieur de l’Arabie saoudite, libre de dénoncer les autorités de son pays. S’il s’avère qu’il est retenu contre son gré au consulat saoudien ou qu’il a déjà été rapatrié malgré lui en Arabie saoudite, ce sera le signe inquiétant d’une monarchie qui ne recule devant rien, pas même ses frontières ni le droit international pour faire taire ceux qui la critiquent. [...]


Couper la tête à tout le monde, ça dépeuple, c’est sûr.

~~~
(1) En décembre 2008, le New York Times a publié The Privilege of the Grave, extrait de l’ouvrage à paraître en 2009 : Who Is Mark Twain? – Twain avait exigé que ce texte soit publié 100 ans après sa mort.
   Dans ce texte de 1905, Mark Twain exprime son point de vue sur la liberté d’expression, à savoir qu’en théorie nous avons le droit de nous exprimer, mais qu’en pratique, la prudence et les conventions sociales nous empêchent de l’exercer, sauf une fois dans la tombe alors que nous ne faisons plus de cas de ce que pensent les autres. Il n’y a rien de mal à s’imposer une certaine retenue, mais cela ne devrait pas étouffer la libre expression et les débats. Mark Twain a peut-être choisi que certains de ses écrits soient publiés seulement après sa mort, mais cela ne l’a pas empêché de dire des vérités «provocantes» sur la politique et la société tout au long de sa vie. S’il vivait aujourd’hui, ses commentaires rempliraient les banques de données de surveillance de la NSA...

The Privilege of the Grave
By Mark Twain

Illustration by Barry Blitt, New York Times

Its occupant has one privilege which is not exercised by any living person: free speech. The living man is not really without this privilege – strictly speaking – but as he possesses it merely as an empty formality, and knows better than to make use of it, it cannot be seriously regarded as an actual possession. As an active privilege, it ranks with the privilege of committing murder: we may exercise it if we are willing to take the consequences. Murder is forbidden both in form and in fact; free speech is granted in form but forbidden in fact. By the common estimate both are crimes, and are held in deep odium by all civilized peoples. Murder is sometimes punished, free speech always – when committed. Which is seldom. There are not fewer than five thousand murders to one (unpopular) free utterance. There is justification for this reluctance to utter unpopular opinions: the cost of utterance is too heavy; it can ruin a man in his business, it can lose him his friends, it can subject him to public insult and abuse, it can ostracize his unoffending family, and make his house a despised and unvisited solitude. An unpopular opinion concerning politics or religion lies concealed in the breast of every man; in many cases not only one sample, but several. The more intelligent the man, the larger the freightage of this kind of opinions he carries, and keeps to himself. There is not one individual – including the reader and myself – who is not the possessor of dear and cherished unpopular convictions which common wisdom forbids him to utter. Sometimes we suppress an opinion for reasons that are a credit to us, not a discredit, but oftenest we suppress an unpopular opinion because we cannot afford the bitter cost of putting it forth. None of us likes to be hated, none of us likes to be shunned.

A natural result of these conditions is, that we consciously or unconsciously pay more attention to tuning our opinions to our neighbor’s pitch and preserving his approval than we do to examining the opinions searchingly and seeing to it that they are right and sound. This custom naturally produces another result: public opinion being born and reared on this plan, it is not opinion at all, it is merely policy; there is no reflection back of it, no principle, and it is entitled to no respect.
                   
When an entirely new and untried political project is sprung upon the people, they are startled, anxious, timid, and for a time they are mute, reserved, noncommittal. The great majority of them are not studying the new doctrine and making up their minds about it, they are waiting to see which is going to be the popular side. In the beginning of the anti-slavery agitation three-quarters of a century ago, in the North, it found no sympathy there. Press, pulpit and nearly everybody blew cold upon it. This was from timidity, the fear of speaking out and becoming obnoxious, not from approval of slavery or lack of pity for the slave; for all nations like the State of Virginia and myself are not exceptions to this rule; we joined the Confederate cause not because we wanted to, for we did not, but we wanted to be in the swim. It is plainly a law of nature, and we obeyed it.

It is desire to be in the swim that makes successful political parties. There is no higher motive involved – with the majority – unless membership in a party because one’s father was a member of it is one. The average citizen is not a student of party doctrines, and quite right: neither he nor I would ever be able to understand them. If you should ask him to explain – in intelligible detail – why he preferred one of the coin-standards to the other, his attempt to do it would be disgraceful. The same with the tariff. The same with any other large political doctrine; for all large political doctrines are rich in difficult problems – problems that are quite above the average citizen’s reach. And that is not strange, since they are also above the reach of the ablest minds in the country; after all the fuss and all the talk, not one of those doctrines has been conclusively proven to be the right one and the best.

When a man has joined a party, he is likely to stay in it. If he changes his opinion – his feeling, I mean, his sentiment – he is likely to stay, anyway; his friends are of that party, and he will keep his altered sentiment to himself, and talk the privately discarded one. On those terms he can exercise his American privilege of free speech, but not on any others. These unfortunates are in both parties, but in what proportions we cannot guess. Therefore we never know which party was really in the majority at an election.

Free speech is the privilege of the dead, the monopoly of the dead. They can speak their honest minds without offending. We have charity for what the dead say. We may disapprove of what they say, but we do not insult them, we do not revile them, as knowing they cannot now defend themselves. If they should speak, what revelations there would be! For it would be found that in matters of opinion no departed person was exactly what he had passed for in life; that out of fear, or out of calculated wisdom, or out of reluctance to wound friends, he had long kept to himself certain views not suspected by his little world, and had carried them unuttered to the grave. And then the living would be brought by this to a poignant and reproachful realization of the fact that they, too, were tarred by that same brush. They would realize, deep down, that they, and whole nations along with them, are not really what they seem to be – and never can be.

Now there is hardly one of us but would dearly like to reveal these secrets of ours; we know we cannot do it in life, then why not do it from the grave, and have the satisfaction of it? Why not put these things into our diaries, instead of so discreetly leaving them out? Why not put them in, and leave the diaries behind, for our friends to read? For free speech is a desirable thing. I felt it in London, five years ago, when Boer sympathizers – respectable men, taxpayers, good citizens, and as much entitled to their opinions as were any other citizens – were mobbed at their meetings, and their speakers maltreated and driven from the platform by other citizens who differed from them in opinion. I have felt it in America when we have mobbed meetings and battered the speakers. And most particularly I feel it every week or two when I want to print something that a fine discretion tells me I mustn’t. Sometimes my feelings are so hot that I have to take to the pen and pour them out on paper to keep them from setting me afire inside; then all that ink and labor are wasted, because I can’t print the result. I have just finished an article of this kind, and it satisfies me entirely. It does my weather-beaten soul good to read it, and admire the trouble it would make for me and the family. I will leave it behind, and utter it from the grave. There is free speech there, and no harm to the family. 


TWAIN PAPERS


Who Is Mark Twain?
By Mark Twain
Published April 21st 2009 by Harper

“You had better shove this in the stove,” Mark Twain said at the top of an 1865 letter to his brother, “for I don't want any absurd ‘literary remains’ and ‘unpublished letters of Mark Twain’ published after I am planted.” He was joking, of course. But when Mark Twain died in 1910, he left behind the largest collection of personal papers created by any nineteenth-century American author.
   Here, for the first time in book form, are twenty-four remarkable pieces by the American master – pieces that have been handpicked by Robert Hirst, general editor of the Mark Twain Project at the University of California, Berkeley. [...]
   Wickedly funny and disarmingly relevant, Who Is Mark Twain? shines a new light on one of America's most beloved literary icons – a man who was well ahead of his time.

En complément

HUGO PAPERS


«La presse a succédé au catéchisme dans le gouvernement du monde. Après le pape, le papier.» ~ Victor Hugo
           
Hugo journaliste; Articles et chroniques
Victor Hugo (éd. prés. par Marieke Stein)
Éditeur : GF Flammarion 2014

Résumé :
Figure tutélaire et conscience éclairée de son temps, Victor Hugo fut de toutes les luttes. La première d'entre elles? La liberté de la presse. Dès 1819, il fonde Le Conservateur littéraire, qu'il rédige avec ses frères et plusieurs jeunes écrivains romantiques. Il y critique les dernières parutions ou y éreinte de mauvais dramaturges. Sa plume est allègre et audacieuse : il va jusqu'à encourager un Lamartine de douze ans son aîné! Ses convictions, il les exprima d'abord dans la presse. Devenu républicain, il stimulera sans relâche la création de nouvelles feuilles et soutiendra les journalistes opprimés.
   La présente anthologie entend mettre à l'honneur l'œuvre de Hugo journaliste. Celle-ci est marquée par d'importants combats – pour la justice, contre la peine de mort... –, et par d'autres qui montrent parfois un grand homme soucieux de l'image qu'il destine à la postérité. Si Hugo prit quelquefois ses distances avec le journalisme, qu'il estime trop rivé aux faits, il comprit très vite l'importance du phénomène journalistique, qu'il a vu naître et s'amplifier. Pour lui, la mission de la presse n'est rien de moins qu'une mission civilisatrice. Contre l'anecdotique, il veut restaurer la primauté de l'Idée. Une leçon de journalisme.

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