7 novembre 2016

Qui fait autorité?

“Dream big”, clame le vendeur de cauchemars Donald Trump. Le désespoir peut mener à remettre le sort d'un pays entre les mains d'escrocs notoires qui ont même le culot de s'en vanter. Ça promet...

«En enfer le Diable est un personnage positif.» ~ Stanislaw Jerzy Lec  



Qui fait autorité?
Par Charlotte Joko Beck

Depuis des années que je discute avec toutes sortes de gens, je suis toujours étonnée de voir à quel point nous nous compliquons la vie. Nous nous faisons une montagne de tout même si, en réalité il n’y a pas vraiment de problèmes. Évidemment, c’est facile à dire, mais moins simple à reconnaître dans les faits. [...] 
     J’aimerais évoquer ici le problème de «l’autorité», car c’est le principe qui régit la plupart de nos relations avec les autres. On se trouve constamment en position d’autorité ou de soumission par rapport à quelqu’un, tant au plan social que familial; c’est la conséquence des rapports de force qui structurent la société et la famille. Mais, comme si cela ne suffisait pas, on a en plus une fâcheuse tendance à se chercher une autorité – un maître à penser, un gourou – qui nous dise ce qu’il faut faire. N’ayant pas confiance en soi et en la valeur de son propre jugement, on préfère remettre à un autre la responsabilité de ses décisions : on aimerait être pris en charge par quelqu’un qui puisse résoudre tous nos problèmes à notre place. Cela m’amuse toujours de voir comme les gens se précipitent chaque fois qu’un nouveau maître débarque quelque part! Pour ma part, je dois avouer que je n’irais pas très loin pour en rencontrer un. Non pas parce que je me crois plus maligne que lui, ou parce que sa personnalité ne m’intéresse pas, mais pour une raison beaucoup plus fondamentale : qui peut en savoir plus sur moi que moi-même, qui peut mieux m’éclairer sur ce que je suis et sur ma propre vie que moi-même? Il n’y a qu’une seule véritable autorité en la matière : c’est mon propre vécu.
     Peut-être m’objecterez-vous que vous avez besoin d’un maître pour vous aider à sortir de vos souffrances et à résoudre vos problèmes, parce que vous vous sentez trop mal dans votre peau et que, de toute façon, vous ne comprenez plus à rien à rien. Alors vous voudriez que quelqu’un voie clair à votre place et vous dise ce qu’il faut faire. Eh bien, non! Vous faites complètement fausse route en cherchant un gourou-gâteau qui vous prenne en charge totalement, tout en vous laissant vous infantiliser et vous déresponsabiliser de plus en plus. Ce qu’il vous faut, c’est juste un guide pour vous montrer le chemin et pour vous apprendre à travailler sur vous-même; surtout pour vous faire comprendre que la seule autorité qui puisse régir votre vie, c’est vous-même. Personne ne peut vivre votre vie à votre place; vous n’avez pas d’autre maître que vous-même et la pratique spirituelle vise justement à faire éclore la sagesse qui sommeille en vous et qui restera endormie tant que vous la chercherez ailleurs. 
     La vie est notre seul maître, la seule autorité digne de confiance. Tantôt cruel, tantôt d’une infinie bienveillance, ce maître hors pair ne se cache pas dans le secret des ermitages ou des monastères; il est partout, dans chaque pulsation du quotidien. Pas la peine d’essayer de se fabriquer un cadre idéal : plus il y a de pagaille, et plus la vie foisonne d’enseignements. La vie telle qu’elle vous arrive avant qu’on ne se mêle de vouloir la trafiquer ou l’édulcorer : un vécu brut qui vous heurte de plein fouet, tout grouillant d’expériences. La vie sur le vif, celle que mène tout le monde, dans n’importe quel bureau, dans n’importe quelle famille. Nous sommes tous bien placés pour savoir à quel point la vie peut être chaotique et délirante dans ces endroits-là! Eh bien, c’est là au cœur même du chaos, que se trouve le maître, l’autorité. 
     Ce maître-là dispense l’enseignement le plus radical, le plus révolutionnaire qui soit, mais rares sont ceux qui ont des oreilles pour l’entendre, car il y a certaines vérités auxquelles on préfère rester sourd. La seule musique qu’on veille bien écouter, c’est celle qui vous berce dans le sommeil de la passivité et qui vous conforte dans le train-train de la routine. [...] On attend que la solution nous tombe toute cuite dans la bouche, du bec de papa ou maman, de notre maître, du Père Noël ou de tout autre démiurge auquel on croit. Ce que nous voulons, c’est La solution de tous nos problèmes, le remède à toutes nos souffrances – en un mot, la panacée. Mais attention, il y aurait intérêt à se réveiller si on ne veut pas mourir la bouche ouverte car, voyez-vous, ce n’est plus la peine d’attendre : le Père Noël est déjà passé. Déjà passé, mais comment ça, dites-vous? En effet, la vie est là, depuis toujours, mais nous ne la voyons pas : nous avons pris les apparences – papa, maman, le Père Noël, le maître – pour la réalité, pour la vie, seule force nourricière capable de nous faire réellement grandir. La vie comme principe directeur de notre être? Vous me direz que cela n’a rien de très encourageant, vu les sales tours qu’elle a tendance à nous jouer, cette chienne de vie, avec tout son cortège d’ennuis et les amères doses de solitude et de dépression qu’elle vous dispense allègrement. Mais cette vie qui vous effraie tant n’est pas la vraie vie; ce n’est qu’une représentation mentale, une caricature de la vie brute telle qu’elle se présente à nous avant qu’on ne l’ait manipulée et déformée. Le maître, le fil conducteur, apparaît dans l’expérience de l’instant présent, dans le vécu immédiat de toute de qui arrive. Quand on sait faire face à chaque moment de son vécu, honnêtement, sans rien esquiver de ce que l’on pense ou de ce que l’on ressent, on expérimente la simplicité de la réalité, le rien que ça. [...] C’est cela le zen authentique – acquérir la maîtrise de l’esprit –, qu’on lui donne ou non cette étiquette. 
     Ainsi, on attendait que nous tombe du ciel une panacée, alors que la réponse était déjà là depuis toujours sous notre nez. Le principe directeur de notre vie s’inscrit dans les expériences qu’elle nous offre, et nous n’avons pas besoin de nous placer sous l’autorité d’une figure familiale, religieuse ou mythique, censée organiser notre vie à notre place. De toute façon, il y a déjà bien assez de rapports d’autorité comme cela dans nos vies, tant au travail qu’à la maison ou même entre amis. Pas la peine d’en rajouter! Une chose est essentielle, cependant : comprendre que c’est dans l’expérience de chaque instant que se révèle le maître. Si on vit complètement l’instant, si on est en phase avec lui, il ne reste plus de place pour une quelconque autorité extérieure. Où donc pourrait-elle aller se loger lorsqu'on ne fait qu'un avec ce qui se passe et qu'on épouse étroitement son vécu? Il n’y a place que pour l’attention vigilante, l’expérience immédiate; et c’est de là que jaillit l’autorité authentique, seule digne d’orienter nos actes. 
     Une dernière précision s’impose pour éviter tout malentendu. Quand on s’émancipe de la tutelle des autres, ce n’est pas pour tomber dans un autre excès en laissant l’ego établir sa mainmise sur notre vie. En effet, on peut être tenté de se dire que, dorénavant, on n’aura plus besoin d’écouter qui que ce soit, qu’on va se débrouiller tout seul, puisque de toute façon, personne d’autre ne sait mieux que nous ce qui nous convient. On peut vouloir s’inventer ses propres règles du jeu, son interprétation. Mais attention, ne nous leurrons pas sur notre soi-disant émancipation : si on ne reconquiert le pouvoir sur soi que pour le donner à l’ego, l’esclave n’aura fait que changer de livrée et on ignorera toujours l’indicible saveur du vécu immédiat.

Soyez zen ... en donnant un sens à chaque acte à chaque instant; Pocket 1989

"Je vais le menacer du doigt seulement", dit-il en le posant sur la détente.
~ Stanislaw Jerzy Lec


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