Premier grand trauma de la vie : la naissance.
S'en remet-on jamais de celui-là? :-)
Apprendre à réinterpréter les événements traumatisants de la vie n’est pas une mince affaire, mais la récompense s’appelle : liberté. Les accusations, l’apitoiement, les ruminations et le désir de vengeance gardent le traumatisme bien en vie, ainsi que la souffrance... L'attachement à la souffrance nous freine comme si nous portions des godasses enchaînées l'une à l'autre.
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Le courage d’être soi
Jacques Salomé
Les Éditions du Relié; 1999
Violences, blessures, souffrances [extrait]
Combien de fois n’ai-je entendu, dans les nombreux séminaires de formation aux relations humaines que j’ai animés, de telles résolutions :
«Il faudra que je rende à ma mère la souffrance que j’ai vécue à cause d’elle!»
«Il faudra que j’ose dire à mon père la souffrance qu’il m’a causée avec son alcoolisme.»
Ou encore de telles affirmations :
«Jamais je ne pardonnerai à mes parents la souffrance qu’ils m’ont causée en divorçant.» …
Si nous écoutons au plus près chacune de ces phrases, nous remarquons qu’elles contiennent toutes un point commun qui est le mot «souffrance». Il est énoncé par celui qui s’exprime, en termes d’accusation vis-à-vis de la personne dénoncée comme l’auteur de la violence, car la blessure ressentie, créée ou réveillée chez celui ou celle qui l’évoque est confondue avec la violence du comportement, de la parole blessante, injuste ou inappropriée venant de l’autre.
Nous pressentons peut-être alors confusément que les personnes qui parlent ainsi, et qui sont confrontées au vécu de la violence, ont tendance, par un raccourci réducteur, à confondre violence et souffrance, autrement dit cause et conséquences, origine et effets, ou encore à confondre ce qui se passe aux deux extrémités de la relation.
En effet, il n’est pas possible de «rendre» une souffrance, car la souffrance, c’est ce que nous ressentons, nous sommes seuls à la produire ou à l’entretenir en nous. C’est bien celui qui souffre qui produit la souffrance à l’intérieur de lui, même si elle est générée par une violence reçue de l’extérieur qui, elle, l’a blessé. Ce n’est pas parce que quelqu’un dit ou fait quelque chose qui nous blesse qu’il devient pour autant la cause de notre blessure. La succession temporelle des faits n’établit ipso facto une relation directe de cause à effet entre eux. Car ce n’est pas à proprement parler ce que l’autre dit ou fait qui nous blesse ou nous déstabilise, c’est ce qu’il touche de sensible, de déjà meurtri en nous, ce qu’il réveille ou réactive d’une blessure ancienne, déjà en place depuis longtemps et qui devient insupportable.
Un des mythes les plus profondément enracinés dans notre société, c’est la croyance que les choses nous arrivent de l’extérieur, qu’elles ont une cause en dehors de nous, parfois au-dessus de nous, une cause indépendante de notre vouloir ou de notre volonté. C’est aussi l’idée qu’il existe en dehors de nous un responsable à notre malheur, à nos difficultés, à notre désespoir.
Notre culture, de type essentiellement messianique, nous laisse croire aussi (et nous sommes prompts à nous entretenir dans cette mythologie) que quelqu’un (Dieu pour certains), quelque chose (le hasard pour d’autres), un enchaînement irrémédiable (la destinée, la fatalité ou le sort pour d’autres encore) veille ou pèse sur nous, ou alors qu’il est bien intentionné à notre égard. Cet autre informel est alors censé devoir prendre soin de nous, apporter des solutions à nos malheurs ou à nos déboires. Avec pour conséquence, s’il ne nous donne pas ce soutien, s’il ne résout pas nos problèmes, le sentiment ou la conviction qu’«il nous en veut», qu’«il est contre nous», que «nous n’avons pas de chance!» ou que «nous n’avons pas fait ce qu’il fallait vis-à-vis de cette entité».
Ainsi risquons-nous de pratiquer vis-à-vis de nous-mêmes la pire des escroqueries : celle de ne pas entendre que nous sommes partie prenante de tout ce qui nous arrive, que nous sommes à la fois les initiateurs et les producteurs de notre propre souffrance.
La souffrance, en effet, est générée par la création, l’implantation ou le réveil d’une blessure originelle, primaire, inscrite en nous en fonction des réponses et des non-réponses de nos proches ou de notre environnement immédiat et significatives tout au long de notre histoire.
C’est la non-adéquation des réponses de l’entourage à des demandes, à des attentes essentielles et vitales, qui va se transformer en violence et ouvrir ainsi en nous des blessures parfois très profondes.
Autrement dit, le schéma : violence reçues àblessures créées ou restimulées àsouffrance produite, fait partie du cycle de la vie de chacun de nous. C’est l’impact d’un geste, d’un acte, d’une parole reçue dans un moment de vulnérabilité, dans une phase sensible d’empreinte, qui devient violence et qui ouvre le passage à une blessure plus durable que l’événement déclencheur. Ce n’est pas ce que l’autre fait qui déclenche le plus souvent la violence, mais la façon dont nous recevons ce qui vient de lui. En effet, nombre de blessures originelles inscrites au début de la vie d’un bébé, d’un enfant, ont souvent pour origine des actes qui ne se voulaient pas violents, voire même qui sont passés inaperçus pour celui qui les a posés. Les parents sont étonnés, parfois choqués, et tombent des nues quand ils découvrent dans l’après-coup, quel a pu être pour leur enfant le ressentiment d’un mot ou d’un geste auquel ils n’avaient pas prêté attention ni attaché d’importance.
Toute une partie de l’enfance se construira en relation directe avec des actes, des décisions, des comportements qui s’inscrivent comme des contraintes, des frustrations ou même comme des menaces et des agressions, ou qui au contraire sont reçus comme des gratifications et des bienfaits et nous confirment dans le bienêtre d’exister en nous permettant d’accéder à plus d’autonomie, de liberté, de rayonnement, d’amour.
Nous pouvons ainsi mieux entendre l’habileté et l’inventivité tous azimuts avec lesquelles certains d’entre nous allons accuser, mettre en cause, culpabiliser l’autre, bref le rendre responsable de notre souffrance, sans faire l’effort de nous responsabiliser à partir de notre propre ressenti : «C’est bien moi qui ai vécu ce geste, cette parole, ce comportement comme dévalorisant ou disqualifiant». Ce processus semble d’ailleurs constituer un enjeu aux variations infinies dans les relations proches.
Tout se passe comme si cette «habitude relationnelle» nous autorisait en tout bien tout honneur à ne rien faire à notre bout de relation et à penser que c’est à l’autre d’agir autrement à son bout de relation ou à son niveau à lui, et cela bien sûr dans le sens de nos intérêts.
Le plaisir de l’accusation ou du reproche ainsi que le fait de se poser en victime – qui donnent parfois à celui qui l’adopte ou s’y complaît le sentiment d’exister ou celui d’un certain mérite – ne favorisent pourtant ni la responsabilisation ni la lucidité qui permettraient de déposer plus rapidement la charge de ses souffrances, de lâcher prise sur des ressentiments, des amertumes et des rancœurs. Et également de ne plus entretenir l’autoviolence à base de ruminations et de reproches sans fin projetés sur les uns ou sur les autres.
Malheureusement, ce système de dépendance implicite est bien rodé dans notre culture, entretenu par certaines croyances éducatives. Si l’autre nous aime, s’il nous veut du bien, s’il se prétend notre ami, alors il doit répondre à nos attentes, à nos besoins, il doit satisfaire à nos demandes.
S’il n’y répond pas, nous nous prétendons sa victime malheureuse, incomprise, blessée : nous en faisons le mauvais, le persécuteur. Ainsi pouvons-nous entretenir sans fin ressentiments, accusations, reproches et rejets de l’autre. Ce système à base d’hétéro-accusations mutuelles, de projections de la responsabilité sur autrui, est trop souvent entretenu par la plupart des protagonistes d’une relation.
Il est prolongé par toute une mythologie autour du pardon : «Je te pardonne le mal que tu m’as fait». La victime, transformée en accusateur magnanime, se donne le beau rôle d’offrir un quitus au bourreau ou à l’accusé… «du mal qu’il lui a fait». Elle oublie dans ce cas qu’elle «conserve» néanmoins en elle la violence reçue, que son corps et son psychisme en gardent la trace et les séquelles.
Le pardon, dans ses effets immédiats, est assimilable à un baume adoucissant déposé en compresse sur l’irritation ou l’inflammation d’une blessure.
Quand nous avons pardonné, nous éprouvons le sentiment d’un mieux-être, d’un soulagement. Nous sentons moins de ressentiment en nous, nous constatons un apaisement, moins de ruminations. La relation avec celui qui nous avait blessé semble plus apaisée, moins tendue, plus ouverte, mais la violence reçue est toujours là. Une violence peut sembler s’évaporer dans un pardon, la blessure paraît endormie, mais elle reste néanmoins telle quelle, tapie au plus profond de nous, et elle n’est pas cicatrisée pour autant. Elle se réactivera d’ailleurs au moindre incident.
Ce qu’il faudrait apprendre à pardonner, c’est nous-mêmes, pour toute l’autoviolence entretenue pas nos conduites, parfois durant des décennies. Il serait possible de s’entendre dire ou d’énoncer :
Je pardonne au petit garçon que j’étais d’avoir nourri et entretenu pendant vingt ans la haine que j’avais contre ce père qui buvait.
Je me pardonne d’avoir empoisonné tant de journées et de soirées à remâcher sans cesse l’humiliation d’avoir été violenté quand j’avais quinze ans…
[…]
La souffrance est bien souvent l’expression de la blessure. Elle peut se traduire par une douleur morale, psychologique, physique. Les symptômes répétitifs (passages à l’acte somatique) seront un des langages favoris de certaines blessures anciennes qui s’expriment ainsi, tentent de nous alerter sur la nécessité d’achever une situation restée en suspens. Des maux peuvent être entendus comme un signal, une invitation à «restituer» une violence reçue qui bloque ou consomme des énergies qui ne sont plus disponibles pour la vie relationnelle, personnelle et pour la créativité, car en grande partie réquisitionnées pour se défendre de l’insupportable ou de l’inacceptable. […]
Ainsi, toute souffrance (réactivation d’une blessure) peut être entendue comme un signal, une invitation à changer quelque chose dans notre mode de vie. […] Tout processus de changement impliquera la nécessité de se dépolluer de la violence ou des violences reçues au cours de nos différentes expériences de vie, à la fois pour libérer des énergies mais aussi pour se réapproprier un pouvoir d’influence sur sa propre vie. […] Ce nettoyage de la «tuyauterie relationnelle» intime constitue une des démarches les plus stimulantes de la vie.
[…]
En renonçant à confondre violence reçue et souffrance produite, une démarche de bienêtre et de libération énergétique peut ainsi s’amorcer.
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