Source photo : Captain Grub; Patrick Burg
Il y a de ces livres où l’on se retrouve de par une harmonie de pensée flagrante. C’est ce que je ressens en relisant des passages de L’espèce fabulatrice. Sans doute parce qu’il réaffirme ma propre perception du «sens» et du «pas de sens». En outre, je trouve que c’est une fabuleuse démonstration de la manière dont nous créons notre réalité par l’imagination. Le tout donne en effet du Sens à bien des choses qui semblent n’en avoir aucun.
Je l’ai acheté il y a deux ans après avoir entendu la comédienne Micheline Lanctôt en réciter un extrait à la radio; elle concluait : «tout l’monde
devrait lire ça!». Entièrement d’accord.
[N.d.É. :
j’ai souligné quelques phrases en gras.]
L’espèce
fabulatrice
Nancy Huston Actes Sud / Leméac; 2008
Chapitre Persona, personnage, personne [extrait]
Derechef : aussi loin que l’on remonte dans le temps, aussi profond que l’on s’enfonce dans la jungle ou le désert, on ne trouve aucune trace d’un groupement humain ayant vécu ou vivant dans la seule «réalité», la constatant et la commentant, sans (se) raconter d’histoire à son sujet.
Si les fictions avec personnages sont omniprésentes dans notre espèce, c’est que nous sommes nous-mêmes les personnages de notre vie – et avons besoin, à la différence des chimpanzés, d’apprendre notre rôle.
Personnage et personne viennent tous deux de persona : mot bien ancien (les Romains l’ayant emprunté aux Étrusques) signifiant «masque».
Un être humain, c’est quelqu’un qui porte un masque.
Chaque personne est un personnage.
La spécificité de notre espèce, c’est qu’elle passe sa vie à jouer sa vie.
Les rôles qu’on nous propose seront plus ou moins divers, plus ou moins figés, selon la société dans laquelle nous naissons. On nous montrera, comment nous y prendre pour les jouer, on nous apprendra à imiter des modèles et à intégrer les récits les concernant.
L’identité est construite grâce à l’identification. Le soi est tissé d’autres.
Oui : nous avons tous besoin (comme le disait Beckett) de compagnie.
Notre cerveau, même celui du philosophe rationaliste le plus misanthrope et monacal, grouille littéralement de la présence des autres. […]
Aujourd’hui comme hier, une des façons les plus courantes de chercher et de trouver du Sens est de se projeter imaginairement dans l’esprit d’un autre. Se produit alors : cristallisation, essentialisation – une «précipitation», en quelque sorte, d’affects demeurés jusque-là flous et insaisissables.
Tout au long de l’histoire humaine, les personnes ont tiré des leçons morales des personnages tels qu’ils apparaissaient dans les fabulations culturelles, grandes (religions) ou petites (contes et fables). «Et la morale de l’histoire, c’est…»
L’identification engendre l’éthique.
[…]
La science nous montre que, derrière les faits, il y a non une raison, mais une cause. Cela change tout.
Les valeurs fondées sur les anciennes contraintes (religion, clans, familles) ne s’imposant plus aux Européens comme naturelles, il leur fallu en trouver, en inventer d’autres.
D’où : mariage d’amour au lieu de mariage arrangé; littérature et philosophie au lieu de religion.
L’individu est le résultat de cette évolution.
L’avènement du roman est lié de façon nécessaire à celui de l’individu.
Pour la première fois dans l’Histoire, ayant pris conscience du caractère arbitraire de sa présence au monde (mais aussi de sa liberté), l’homme se sent entièrement responsable de son destin. Vertige. De ce vertige surgit le romantisme – sous deux formes contrastées, l’une sociale, l’autre individuelle –, l’utopie politique (que j’appelle le Y a qu’à) et le nihilisme (le N’est que).
La science ne produit pas de Sens, seulement des corrélations, indépendantes de nous. Or nous restons fragiles et le monde reste menaçant. Aucune découverte scientifique ne peut nous rendre immortels, ni même éliminer de notre existence conflits et douleurs.
On ne s’exclame plus, quand survient une éclipse de la Lune : La fin du monde approche! Mais l’explication rationnelle de l’éclipse de la Lune – ou des maladies, ou de la foudre, etc. – n’entame en rien notre besoin de chercher et de trouver du Sens dans notre vie.
De nos jours encore, bien sûr, les religions remplissent très largement cette fonction. Mais, en plus de ces grands récits traditionnels pourvoyeurs de Sens, l’on assiste depuis deux siècles à une prolifération sans précédent de récits profanes, véhiculés par toutes sortes de médias (romans, pièces de théâtre, cinéma, jeux vidéo, Internet…).
Du coup, chaque individu du monde moderne (qui n’est pas le monde entier) a sa petite tête à soi, avec ses propres associations, sa propre manière de combiner les fictions pour se tenir compagnie.
Les romanciers suscitent souvent l’incrédulité lorsqu’ils affirment que, pour eux, leurs personnages sont aussi réels que des personnes en chair et en os.
Mais cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où, dans notre cerveau, les personnes vivantes sont des personnages.
Pensez aux êtres humains qui vous sont plus ou moins proches, plus ou moins connus : vos parents, voisins et amis, les politiciens de votre pays, les commerçants de votre quartier, les acteurs de cinéma, Les foules vues à la télévision… À ceux-là, ajoutez ceux que vous n’avez jamais vus, mais dont vous savez qu’ils existent ou ont existé : les fermiers du Zimbabwe, les ouvriers des centrales nucléaires russes, vos ancêtres, le frère de votre copine […]. De tous ces humains, vous portez en vous une image plus ou moins détaillée, image que vous révisez, retouchez, réadaptez spontanément, automatiquement, chaque fois que vous retrouvez ces personnes ou repensez à elles. Ces images sont par définition incomplètes mais, à tout moment donné, elles vous paraissent «complètes».
C’est sur ce processus automatique de remplissage que compte le romancier quand il campe en quelques phrases un personnage.
[…]
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Ainsi, me dis-je, ce grime serait moi? Il suffit de
quelques centimètres carrés de peau lésée pour que ma personnalité physique
s’abolisse, en esthétique,
tout au moins.
À cela je vis, une fois de plus, à
quoi tiennent les identités charnelles.
Je ne sais qui disait que, de la femme
la plus belle, il resterait peu de chose si le derme était absent.
~ Georges
Barbarin
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Esprits de la nature
Nos yeux admirent les fleurs,
nos sens en apprécient la douceur et le parfum.
Les petits jardiniers du royaume des dévas
les garderont vivantes pour un temps.
Chaque chose ne tient-elle pas
dans l’espace comme par magie?
Même si nous ne les voyons plus
ceux qu’on appelait autrefois lutins, fées ou
esprits de la nature n’ont jamais cessé
de coopérer avec bienveillance
à la réalisation matérielle des choses.
L’arbre est toujours debout au même endroit
et l’eau ne s’envole pas soudainement du ruisseau.
Je sais que si je quitte ma maison,
elle n’aura pas disparu à mon retour.
Tout le monde se plie aux conventions
de solidité et de permanence,
fixées dans le temps et l’espace.
L’on ne peut trop espérer que l’humanité,
dans un accès subit d’illumination ou de clairvoyance,
se mette à préférer l’arbre, la fleur, l’oiseau et l’or bleu
au béton, à l’asphalte et à l’or noir,
car beauté et survie de la planète
ne tiennent plus qu’à un fil.
Boudabla; 2003
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Pensée du jour :
L’art saisit la vie et la rend disponible à la
contemplation.
L’art capture l’éternité au quotidien.
À son tour l’éternité nourrit l’âme.
L’univers entier est contenu dans un grain de sable.
~ Thomas
Moore, Le soin de l’âme
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