1 juin 2018

L’abominable face cachée du recyclage au Canada

D’abord un bref aperçu du gaspillage alimentaire (ce qui va dans nos sacs verts). Toute proportion gardée, les Canadiens ne font pas mieux que les Américains qui gaspillent près de 150 000 tonnes de nourriture par jour, soit l'équivalent de plus de 400 grammes (près d'un demi-kilo) par personne, selon une étude récente qui précisait que les fruits et légumes étaient les produits les plus fréquemment jetés. Ces denrées ont été cultivées sur près de 7 % des terres agricoles américaines, ont requis des milliers de milliards de litres d'eau pour les produire, 350 millions de kilos de pesticides et près d'un milliard de kilos d'engrais, à «chaque année» entre 2007 et 2014, selon un article publié dans le journal PLOS ONE. Les fruits et les légumes représentaient 39 % de l'ensemble des produits jetés, suivis par les laitages (17 %), la viande (14 %) et les céréales (12 %). Parmi les produits les moins susceptibles d'être jetés à la poubelle figuraient les chips, l'huile, les sucreries et les boissons sans alcool.

Je ne comprends pas pourquoi les marchés d’alimentation (même biologique) emballent encore les fruits et légumes dans des barquettes de styromousse couvertes de pellicule plastique. Au chapitre de la viande, cette méthode favorise la prolifération des bactéries et accélère le processus de décomposition déjà amorcé. N’importe quel cadavre commence à se décomposer aussitôt après la mort, à l’abattoir ou ailleurs...

C’est tellement fantastique tout ce qu’on largue dans l’environnement, on ne pourrait même pas en faire une liste complète. On trouve entre autres des déchets nucléaires, des ogives, des métaux, des matériaux de construction, des meubles, des substances toxiques (pesticides, hormones, médicaments, drogues), des bébelles en plastique, des gadgets électroniques, etc., par milliards de tonnes.  
   Comment noyer le poisson... Certains croient naïvement qu’il n’y a pas de problèmes à balancer notre junk aux ordures, au recyclage ou carrément dans la nature, au moins on ne la voit plus – oui, engloutie, disparue, ni vue ni connue je t’embrouille! Ce qu’on ne sait pas ne fait pas mal, dit le vieux dicton. Quel malheureux imbécile a pu débiter pareille connerie.

Site d’enfouissement. Photo : rob245 – Fotolia (Adobe Stock Images)   

Un exemple local de mauvaise volonté en matière de recyclage. La Société des alcools du Québec (un monopole étatique) refuse d’instaurer la consignation des bouteilles, malgré les requêtes de la part des recycleurs et des citoyens. Par contre en Ontario, la pratique existe depuis plusieurs années et les points de chute se multiplient. Heureusement, certaines villes québécoises ont pris l’initiative d’installer de grands containers exclusivement réservés à la collecte de verre dans les stationnements des édifices municipaux (1). Louable! Une preuve supplémentaire qu’il ne faut pas attendre après nos ministres de l’environnement (possiblement à la remorque de lobbyistes qui collectent le fric en 18-roues).

La récupération dans les sites d’enfouissement à ciel ouvert des pays «émergents» où nous envoyons nos déchets. Ici, une enfant collecte des résidus à Buenos Aires.

Quand j’ai créé ce blog en 2010, j’avais encore espoir que nous pourrions vaincre l’égoïsme, l’apathie et le je-m’en-foutisme généralisés. Panser les plaies ouvertes de la terre, ces cratères nauséabonds, fumants et toxiques créés de main d’homme, était plus qu’urgent. Mais là, je n’espère plus rien...

Savoir permet de choisir. J’ai osé traduire cet article de l’écrivain Charles Wilkins (qu’il me pardonne s’il tombe sur cette traduction maison), un auteur prolifique à découvrir (2). 
   Si seulement nous pouvions visiter des usines de recyclage et surtout des sites d’enfouissement, notre mode de consommation changerait radicalement. Voici donc un tour guidé dans cet univers tenu secret.

Texte original Canada's dirty secret – Canada leads the developed world in per capita production of garbage :

Le vilain secret du Canada

Le Canada domine le monde développé par sa production de déchets per capita. Qu’est-ce qui se cache derrière notre gaspillage?

Charles Wilkins  | Canadian Geographic | Le 4 novembre 2017

Illustrations : Guy Parson / Canadian Geographic

Le matin du 3 mai 2016, à l'usine Canada Fibers, sur Arrow Road au nord-ouest de Toronto, un travailleur a repéré quelque chose d'anormal et rapidement actionné la sonnette d'alarme. L'installation au bruit caverneux est le site de triage des 800 tonnes de matières «recyclables» que le département de gestion des déchets de Toronto recueille tous les jours de sacs et bacs bleus de la ville. Tandis que le tonnage impressionnant roule à travers l'usine, la machinerie high-tech sépare les canettes d’aluminium, le verre, le papier, le carton, le polystyrène et plusieurs autres types de plastique. Les montagnes de détritus triés sont ensuite compressées en ballots de la taille d’un piano, puis elles sont expédiées à des acheteurs ... qui les défont et les vendent à des manufacturiers ... qui les défont et refont pour les vendre aux consommateurs ... qui les jettent dans les bacs de recyclage où ils seront pris en charge par l'un des 800 camions de collecte utilisés par la ville; et l'ensemble du processus surréaliste recommence ... et puis recommence.
   Mais tout cela a cafouillé le 3 mai, quand la machine sur Arrow Road a refusé de reconnaître et «trier» ce que la police décrira plus tard comme «une partie de corps humain». En quelques minutes, le grondement de l'usine s'est arrêté, et le site a été fermé. Et il le resta durant près de 24 heures.
   Pour Derek Angove, l'aimable et dévoué directeur de la gestion des déchets solides, le problème n'est pas tant la présence macabre d’une partie de corps (décidément une affaire pour la police) mais plutôt le fait que l'usine sera hors de service pour une durée indéterminée, et qu’il n'y aura pas d’endroit où décharger et trier l’avalanche sans fin de matières recyclables qui se déverse dans l'installation à un taux d'environ deux tonnes par minute, provenant des 18-roues qui ramassent les marchandises de l'une des sept stations municipales de transfert.
   Quelques minutes après l'arrêt, Angove était au téléphone pour trouver des sites de tri dans les environs de Burlington et d'autres endroits du sud de l'Ontario. «Mon travail, disait-il une heure plus tard, est de m'assurer que chaque point de collecte de déchets – des déchets de cuisine aux arbres de Noël aux matelas aux vieux tapis et aux toilettes – continue de bouger. Si pour une raison quelconque le flux commence à stagner, les stations de transfert sont pleines et dans le temps de le dire les camions de collecte ne peuvent pas décharger; et nous avons rapidement de gros problèmes.»
   Dans un monde de plus en plus enclin au «suicide par les ordures», comme le disait l'écrivain américain Jim Harrison, Toronto n’est peut-être qu’un coup de sifflet pour nous stopper sur le chemin de l'autodestruction globale.
   «Toronto est trompeuse», dit Myra Hird, qui enseigne à Queen's University school of environmental studies à Kingston, en Ontario, où elle est spécialiste en gestion des déchets. «On tend à faire face aux déchets municipaux si efficacement que le citoyen moyen ne voit pas combien il y en a ni où ils vont. Loin des yeux, loin du cœur.»
   La dernière fois que les Torontois ont pris conscience des réalités de leurs habitudes en matière d’ordures c’était pendant les cinq semaines de grève des travailleurs municipaux en 2009. Les ordures ont été enfouies dans plusieurs parcs et patinoires extérieures (dépourvues de glace en juillet) jusqu'à quatre mètres de profondeur pour réduire la puanteur. La première fois c’était après les attentats du 11 septembre, quand les autorités frontalières américaines ont temporairement cessé de collecter environ un millier de tonnes de déchets torontois qui étaient habituellement enfouies dans un dépotoir de Carleton Farm, au Michigan. À l'époque, 4000 tonnes de déchets de la ville avaient été déposés à tous les jours dans la décharge Keele Valley, le plus grand dépotoir situé au nord de Toronto, à Vaughan – un site qui a lui-même été sous pression et sur le point de fermer son pont-levis accueillant les ordures de Toronto.
   N’importe quel néophyte qui verrait derrière la scène serait frappé par le volume, la variété, et le coût des déversements – plus d'un million de dollars par jour pour le garder en mouvement. Mais ce qui touche vraiment les non-initiés, et frappe fort, c’est le flot continu de tout cela, la rivière – le déferlement cauchemardesque et incessant des déchets qui entrent et requièrent des endroits où les envoyer, les cacher, les détruire, et parfois les faire renaître. Ce qui fait écho à l'implacable production de déchets dans l’ensemble du pays. Malgré tout ce qu'on pourrait croire sur les valeurs écologiques et les ambitions libérales de protection de la planète, le Canada domine le monde développé par sa production de déchets per capita.
   «Nous avons tendance à penser que si les autres pays étaient plus comme le Canada, la planète pourrait être sauvée», dit Hird. «Mais si chaque pays agissait comme le Canada en matière de consommation et de gaspillage, la planète serait encore plus dans le pétrin qu’elle ne l’est maintenant.»


Les 720 kilos per capita de déchets produits chaque année par les Canadiens sont environ deux fois ce que produit un habitant au Japon, et environ 10 fois ce que produit une demi-douzaine de pays en Afrique. Plus inquiétant encore, notre production de déchets est de 7% supérieure à celle des Américains, où tous les excès de consommation ont été inventés.
   «Toronto ayant la plus grande concentration de citadins, dit Hird, elle est fondamentalement une centrale à ordures – une bonne représentation de ce qui se passe, ou ne se passe pas, avec les déchets urbains dans tout le pays.»
   Au-delà du traitement annuel de 200 000 tonnes de matières recyclables, les résidents de la ville produisent des déchets domestiques (les choses que nous mettons dans les sacs verts) à un taux de 10 000 tonnes par semaine, ou un demi-million de tonnes par an. Pour une efficacité maximale, les semi-remorques, chacun charriant près de 40 tonnes de déchets compactés, sont méticuleusement chronométrés hors de Toronto afin d'arriver au site d'enfouissement Green Lane près de London (Ontario), au rythme d'un camion à toutes les 10 minutes, heure après heure,  semaine après semaine.
   Par rapport à la plupart des milieux ruraux du sud-ouest de l'Ontario, et en dépit de son nom pastoral, Green Lane, n'est pas une parcelle de terrain, ou même un dépotoir au sens habituel, c’est une autre planète. Situé juste au nord de l'autoroute 401, à environ 200 kilomètres à l'ouest de Toronto, la décharge publique de 130 hectares (la plus grande) dégage une puanteur mémorable dans toute la campagne environnante, mais elle est par ailleurs à peine visible à ceux qui ne la cherchent pas attentivement. Un talus herbeux la sépare de la 401, et la route secondaire qui mène au site passe à travers un ruisseau et une forêt de feuillus assainis par la ville de Toronto, en partie comme une sorte de gentil merci à Southwold Township pour avoir accueilli ses déchets à un moment où d'autres circonscriptions ne voulaient rien savoir.
   L’extérieur de la décharge est relativement élégant et fortement influencé par son manager, Anne Hiscock, une avocate devenue ingénieure, dont le bureau est orienté sur le côté nord du site. Il s’agit d’un faux bâtiment résidentiel entouré d’une profusion de jardins jaune qui, il  y a un an, a obtenu une place sur le tour guidé Communities-in-Bloom.
   Cependant, lors d’une première visite le long de la rampe de la décharge proprement dite, Hiscock et Angove nous avertissent gentiment de ce qui nous attend : une expérience inconcevable ou peut-être inimaginable. Et l’avertissement est justifié. Le visiteur et ses guides arrivent à la dernière pente de la route qui débouche sur une mesa poussiéreuse qui ressemble à s’y méprendre à un grand site de fouille archéologique, où  l’on aurait mis à jour une civilisation ou plus précisément ce qui reste de cette civilisation et de son pillage de la planète : un trou de 11 millions de mètres cubes dans lequel on jette des sacs d’ordures. Il n’existe pas d’hyperbole assez grand pour décrire le moment où vous le voyez pour la première fois (pensez à Cortez, contemplant le Pacifique, «silencieux sur un pic à Darien», comme disait John Keats). Sauf que cet océan ne contient pas d'eau bien sûr, mais des brasses d’ordures, un océan sur lequel des 18-roues et des compacteurs Caterpillar se déplacent comme des petits navires; on n’entend pas le bruit de leurs moteurs à cause de la distance et du hurlement persistant du vent.
   En général, un tel lieu serait l'hôte d’une légion d'oiseaux nécrophages (le site d’enfouissement de Vancouver Ladner à Delta héberge plusieurs milliers de goélands et un millier de pygargues à tête blanche). Mais à Green Lane, il n'y a que deux oiseaux – des prédateurs loués – perchés sur le promontoire : un aigle royal vieillissant et une buse de Harris, un genre de missile avec des ailes – c’est le «cheval de trait» de la paire, dit Angove. Green Lane embauche des rapaces apprivoisés fournis par Predator Bird Services, que leur maître installe sur des perches à quelques mètres de son véhicule. De temps en temps, la buse vole au-dessus des ordures pour rappeler aux goélands que la décharge n'est pas le paradis qu'ils imaginent (le vieil aigle est plus une menace implicite ces jours-ci). «Alors, nous n'avons pas d'oiseaux», dit Hiscock. 
   Et pas de rats. Et pas d'ours. 
   Green Lane, comme tous les sites d'enfouissement, héberge une colonie de microbes, par quintillions, qui rongent le contenu de la décharge, produisant du méthane et des gaz à effet de serre, une sérieuse infraction, à raison de 96 mètres cubes par minute (assez pour remplir un garage de deux voitures près de 1500 fois par jour). Les gaz sont recueillis dans une douzaine de puits à gaz horizontaux et verticaux et brûlés ou «enflammés»; néanmoins on planifie la construction d’une centrale électrique qui permettra de convertir le méthane en énergie utilisable. À l’ancienne décharge de Toronto, Keele Valley, qui a été déclassée il y a 16 ans, du méthane s’échappe encore de l’enfouissement recouvert en quantité suffisante pour alimenter une usine qui alimente 20 000 foyers en électricité.
   À Green Lane, une thibaude d’argile naturelle empêche les lixiviats toxiques de pénétrer dans l'eau souterraine. «Nous savons que l'argile est impénétrable», dit Angove. «Des tests ont révélé la présence de molécules d'eau datant de 10 000 ans» – autrement dit, datant de la période où les derniers glaciers du Wisconsin s’étendaient sur tout le territoire.
   Contrairement à certains sites d'enfouissement qui sont ouverts pour une période déterminée, puis fermés, Green Lane fonctionnera jusqu'à ce que le dernier sac de gazon chimiquement contaminé et de poupées Barbie cabossées soit tassé dans un bulldozer de 60 tonnes. La date de fermeture pourrait être 2040, dépendant de la volonté de Toronto d’acheminer plus en plus de déchets au recyclage. À l'heure actuelle, la ville ne recycle que 52 % des déchets recueillis (à Calgary c’est 34 % et dans plusieurs villes canadiennes c’est 55 %). 
   Le Canada compte environ 2400 décharges actives (grandes et petites, publiques et privées). La plupart sont nauséabondes; certaines laissent fuir des produits chimiques et des métaux lourds dans le sol et la nappe phréatique; certaines attirent des rats, d’autres provoquent des incendies; la plupart crée un trafic importun de camions et beaucoup de poussière. Peut-être pour des raisons évidentes, la plupart sont aussi politiquement litigieuses, en particulier dans les étapes de planification. Toronto a négocié pendant des années pour acheter Green Lane en 2007, à l'origine un site d’enfouissement privé que la ville a reconstruit et rouvert à ses propres fins en 2011. Avant cela, une décennie de négociations tendues et de campagne infructueuse pour convertir une mine abandonnée près de Kirkland Lake en dépotoir officiel avaient eu lieu à la ville. «Les décharges sont extrêmement difficiles à trouver, dit Angove, et elles devraient l’être, compte tenu de leur rôle et de leur importance dans notre culture.» Au cours des dernières années un certain nombre de villes canadiennes, dont Ottawa, Halifax et Vancouver, ont été témoins de débats acerbes au sujet de l'implantation de décharges locales.
   Pendant ce temps, la puanteur, la toxicité, le torchage, le camionnage, les dépenses et les perturbations socio-écologiques suscitent des débats et des efforts de gestion au Canada, ce qui est une bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il y a eu une succession de vérités plutôt déconcertantes qui ont expédié les écologistes les plus résolus dans le fossé.
   Ces vérités commencent par une prise de conscience que, à Toronto par exemple, et dans d'autres villes, les déchets résidentiels – fondamentalement, tous les détritus mentionnés précédemment, y compris les produits recyclables – représentent un peu plus du tiers des déchets urbains. Les deux autres tiers proviennent de l'industrie, du commerce et des institutions – ICI en jargon de gestion des déchets – c’est-à-dire les restaurants, les écoles, les centres commerciaux, les usines, et les immeubles à bureaux, ainsi que les sites de construction et de démolition. «Et à ce niveau, nous sommes beaucoup plus dans le noir qu’avec les ordures ménagères», dit Myra Hird. Car, la collecte ICI n’est pas faite par les municipalités, qui ont tendance à respecter des programmes responsables, mais par des transporteurs privés; les recherches ont montré qu’ils acheminent seulement 13 % des déchets recueillis vers le recyclage, tandis que le reste va dans des décharges privées ou des incinérateurs.
   «La triste réalité, c’est que détourner les déchets vers le recyclage coûte de l'argent», explique Daniel Hoornweg, un conseiller en gestion des déchets de la Banque mondiale, et professeur associé en systèmes énergétiques à l'Institut Universitaire de Technologie de l'Ontario, à Oshawa. «La seule chose que le transporteur privé veut, c'est faire disparaître les déchets dans les plus brefs délais. Et les municipalités sont en partie responsables de cela. Leur attitude envers les usines, les entreprises et les institutions est : ‘nous nous fichons de ce qui se passe avec votre junk si nous ne la ramassons pas ou ne la voyons pas.»  
   La nouvelle la plus inquiétante, c'est que les déchets urbains, dans l’ensemble du Canada – y compris ICI –, représentent seulement le tiers de la quantité totale de déchets. «La plus grande partie de nos déchets, dit Hird, provient des mines, de l'agriculture, de l'armée, et ainsi de suite – et dans la plupart des cas, ce sont les déchets les plus toxique de tous.»
   En ce qui concerne l'extraction minière, Hird explique que les entreprises responsables ont fait un nettoyage adéquat, même honorable, autour de leurs sites, mais on a laissé fuir les poisons dans le sol et l'eau. «Nous parlons de chlore, dioxines, et furanes, dit Hird, et certaines de ces substances sont parmi les plus toxiques qui existent.»
   Quand on lui demande pourquoi le gouvernement ne force pas les propriétaires des mines à se conformer à la législation de l'assainissement, Hird répond qu'il y a 28 000 sites miniers au Canada qui n'ont pas de propriétaires – ils ont été abandonnés par les entreprises après avoir soutiré tout ce qu'ils pouvaient de la mine, puis ils ont déclaré faillite ou ont simplement pris la déguerpi. Le pire exemple est la mine Giant Gold près de Yellowknife, dont les déchets contenaient un quart de million de tonnes de trioxyde d'arsenic mortel qu’on a simplement gelés dans une tentative de limiter de nouvelles contaminations. «Ils ont peut-être résolu temporairement le problème, dit Hird. Mais tous qu'ils font en réalité, c'est refiler le problème aux générations futures.» Hird soutient que l'agriculture au Canada est aussi coupable que l'exploitation minière dans la création et la diffusion, principalement dans les eaux usées, de nitrates, d’hormones et de médicaments qui s'infiltrent dans l'eau potable, les lacs et les rivières.
   «Compte tenu de l'accès limité aux documents militaires, dit-elle, nous ne savons pas ce que l'armée est en train de produire comme déchets à l'heure actuelle. Mais nous apprenons progressivement ce qu'ils ont laissé derrière eux, disons, jusqu'à la ligne DEW (Distant Early Warning Line) de l'Arctique – à savoir, des milliers de tonnes de vieux véhicules, des unités de logement, batteries, infrastructures, réservoirs de carburant, BPC ... et divers autres produits chimiques hautement toxiques. Il a fallu 19 ans pour les ramasser dans des dépotoirs; et tous les sites n'ont pas encore été complètement nettoyés.»
   Notre culture est axée sur les déchets résidentiels, par opposition à une vision plus globale. Il y a beaucoup plus de données disponibles sur les ordures ménagères que sur les déchets miniers ou militaires. «Et dans une certaine mesure, dit Hird, ça fait l’affaire de nos gouvernements, en ce sens qu'ils préfèrent sans doute ne pas se concentrer sur les déchets miniers, nucléaires et industriels. C'est beaucoup plus facile de convaincre les ménages de modifier leurs habitudes que de convaincre les entreprises à l'échelle mondiale.»
   Le recyclage lui-même peut être un facteur fuyant en gestion des déchets. Des études indiquent qu'aux États-Unis, plus de 90 % du plastique, dont une grande quantité va dans les bacs bleus, n’est jamais recyclé.
   Un reportage de 2016 a révélé que, même si Tim Hortons invitait les clients à mettre leurs gobelets à café jetables dans des bacs de recyclage, il ne les recyclait pas dans la plupart des régions du Canada, il les envoyait simplement à l'enfouissement (les tasses ont une doublure de plastique qui les empêche d’être recyclées avec le papier dans les programmes de recyclage). Les estimations indiquent que les Canadiens utilisent entre 1,6 et 2 milliards de gobelets jetables par an. Cela représente jusqu'à 35 000 tonnes de papier, fabriqué à partir de plus de 70 000 tonnes de bois brut récolté dans des milliers d'hectares de forêt. «Voilà comment on préserve vos ressources», affirme Hoornweg.
   Hird parle d'un projet de recherche à l'Université Queen's, dirigé par une de ses étudiantes, Cassandra Kuyvenhoven, qui a traqué le contenu des bacs bleus à Queen's pour voir où ils se retrouvaient. «Bien que le système semble fonctionnel et pur en surface, dit Hird, ce n'était certainement pas le cas derrière les coulisses.» Kuyvenhoven a découvert, par exemple, que le polystyrène recyclable de Queen’s  a été chargé dans des camions et emmené à Toronto où il fut compacté chimiquement, puis transporté par camion à Montréal pour être chargé sur des navires qui allant en Chine, et là, il a été largué dans une décharge. «Nous aurions pu tout aussi bien l’enfouir ici, dit Hird, nous aurions ainsi économisé des tonnes de carbone qui ont pollué l'atmosphère pour l’envoyer en Chine.» L'équipement électronique a fait un long périple, de l'université aux quais de chargement, puis vers des sites d’enfouissement en Inde et au Mexique.  
   «Quand les gens pensent que leurs choses sont recyclées, ils apaisent leur conscience, peu importe ce qui se passe réellement au-delà du bac bleu, dit Hird. Notre recherche montre que lorsque leur conscience est en paix, ils ont tendance à consommer plus que jamais. Depuis que les Canadiens ont commencé à recycler sérieusement, peut-être il y a 30 ans, la consommation dans notre pays n'a fait qu'augmenter.»
   Le recyclage en construction résidentielle au Canada en ce moment, est très peu considéré. Alors, le gaspillage est endémique. «Nous voyons des démolisseurs à Toronto et à Vancouver qui balancent allègrement des maisons complètes et des bâtiments viables dans des dépotoirs, dit Hoornweg. Les gens parlent des ‘démolitions’ comme d’un renouvellement naturel pour la communauté. [Référence aux maisons moins récentes achetées et saccagées pour faire de la place à des nouvelles constructions.] Mais, elles sont habitables! C’est une honte écologique et éthique. En Europe et en d’autres cultures qui gaspillent moins, les bâtiments anciens ont tendance à devenir une partie de la structure des nouveaux bâtiments. On ne les envoie pas dans des sites d’enfouissement.»
   Au milieu de ce qu'un critique social a appelé le «cauchemar des ordures», il est difficile d'imaginer un avenir où même les villes ayant les programmes de gestion les plus efficaces n’aient plus besoin de site d’enfouissement du tout. Mais, dans plusieurs municipalités  «zéro déchets / zéro enfouissement» est devenu une sorte de mantra, une ambition : Tu n’enfouiras point.
   «Déchets solides – notre trésor caché» proclame une brochure publiée par le ministère de la gestion des déchets de Toronto. Le ministère espère qu'à un moment donné, peut-être dans 20 ans, chaque petit déchet résidentiel aura une utilité, un acheteur, une vie au-delà du sac à ordures ou du bac bleu. Le plan, s’il était réalisé, rendrait une décharge comme Green Lane superflue.
   Avec cet objectif de récupération, la ville de Toronto ne prévoit par pour le moment acquérir un autre site d'enfouissement, ce qu’elle ferait normalement en ce moment. Même la petite ville de Whitehorse, où le recyclage est à ses débuts, espère trouver une utilisation à tous ses déchets solides d'ici 2040.
   «Ce qui est très bien, dit Hoornweg. Cependant, même le recyclage à 100 % ne ralentira pas la production de toutes les ordures que notre culture fabrique et achète, ce qui constitue la véritable source des déchets; il ne servira à rien de nettoyer tous les dépotoirs surchargés du monde entier.»
   Hird note que le recyclage sous forme de «minage urbain» peut en effet réduire certains des déchets existants. Elle cite la recherche suédoise montrant qu’il y a autant de métal précieux dans les infrastructures défuntes sous nos villes que dans les mines du monde entier. Avec les ressources qui s’épuisent dans les sites miniers traditionnels, de nouvelles possibilités existent pour récupérer ces ressources enterrées en milieu urbain.
   Les décharges aussi abritent des métaux et minéraux précieux, sauf que le «minage» menace les barrières imperméables qui empêchent le lixiviat de franchir les obstacles et de pénétrer dans les eaux souterraines et le sol.
   Hoornweg, à titre de conseiller à la Banque mondiale, concluait que le volume relatif de déchets produits par un pays est le parfait indicateur indirect (proxy) du statut moral et écologique de cet état. «Une forte production de déchets solides est l’un des symptômes les plus visibles et viscéraux d'une économie en difficulté, d'une société en difficulté – en haut de l’échelle conjointement à la production de carbone et la pauvreté. Je suppose que vous devez vous demander ce qui ça dit sur le Canada.»  
   Tout en reconnaissant que le recyclage est toujours une stratégie de première ligne pour réduire les déchets solides, Hoornweg est catégorique sur le fait que le remède ultime n’est pas au bout de la chaîne de recyclage, il le précède : réduire le consumérisme. «Au moment où les déchets sont recyclés, dit-il, 95 % de la détérioration de l'environnement a déjà eu lieu – durant la fabrication, l'extraction des hydrocarbures, l'empoisonnement de nos rivières et de l'air ... et les émissions de carbone.»
   Quand on lui demande s'il y a une solution définitive contre la prolifération des déchets, Hoornweg s'arrête et dit doucement : «Les gens doivent acheter moins. Le problème est que notre économie est basée sur la croissance et la production sans fin de ce qui notamment remplit les dépotoirs, c’est-à-dire de la junk indésirable. Ces choses ne seraient pas dans les dépotoirs si ce n’était pas de la junk! Bien sûr, personne ne souhaite que l’économie sombre; nous ne pouvons pas dire aux entreprises qui emploient des Canadiens de cesser de produire des choses ou aux magasins d’arrêter de vendre. Mais là encore, notre économie est déjà en train de sombrer à cause de la façon dont nous chamboulons la planète en étant au service de toute cette junk. Le cycle continue : fabriquer, consommer, jeter.» 


Hird souligne que la croissance économique s'accompagne inévitablement d’une augmentation de déchets. La coefficience (management innovant) est née à Toronto, où la croissance de la richesse des dernières années a augmenté la production de déchets solides («les démolitions» en sont un bon exemple). À l’opposé, l'économie à la baisse à Calgary a permis de réduire significativement la production de déchets – au point que, dans un site d'enfouissement, 29 emplois ont été récemment éliminés (pas assez de travail pour garder les employés occupés), et les heures de fonctionnement du site ont été réduites d'un jour par semaine.
   «Dans le domaine de la gestion des déchets, dit Hird, le scénario est répétitif : eh bien, nous ne savons pas comment venir à bout des déchets en ce moment, mais des ingénieurs et des scientifiques, ou peut-être des sociologues, trouveront comment nous sortir de l’impasse. L'une de mes plus grandes préoccupations au sujet de cette fantaisie est qu'en la répandant, nous accablons par inadvertance nos enfants d’un énorme sentiment de culpabilité et de responsabilité vis-à-vis l'avenir du monde. Nous leur disons ‘réduisez, réutilisez, recyclez’, tandis que nous les adultes, nous recyclons à peine, réutilisons un peu de temps en temps et ne réduisons pas du tout. Nous voulons juste continuer de consommer.»
   On demande à Hird de but en blanc si, avec l’angoissante prolifération des déchets, ceux qui en font cas ne vont pas simplement se décourager devant l’ampleur d’une situation déjà rendue trop loin.
   «Je ne suis pas moi-même une optimiste, répond-elle. Mais je crois qu'il y a un avenir – évidemment, bien plus modeste que notre présent. C’est le changement climatique qui s'en chargera.»
   Un intervieweur suggère en plaisantant que des extraterrestres pourraient arriver et nous tous amener sur une magnifique nouvelle planète.
   «Je ne pense pas que nous aurons cette chance, répond Hird en riant. Peut-être que les extraterrestres pourraient simplement persuader tout le monde de se ressaisir. Jusqu'à présent, les scientifiques n'ont pas réussi à les convaincre.»

De retour à Toronto, il est six heures du matin. Huit cent véhicules de collecte des déchets sont déjà dans les rues pour vider les bacs verts, ramasser les ordures, collecter les bouteilles, cannettes et journaux. À Green Lane, le premier 18-roues est arrivé avec ses 37 tonnes de déchets. Sur l’océan d’ordures en décomposition, les Caterpillar rugissent, le méthane spin dans les puits. À 7 h 00, l'usine Canada Fibers sur Arrow Road gronde au bruit des canettes de bière et des bouteilles de ketchup. Les stations de transfert sont sur le point d'exploser.
   À 9 h 30, les centres commerciaux sont ouverts. La première vague d'acheteurs se déplace vers les téléviseurs, les pantalons de yoga et les gadgets électroniques. Et les décorations de jardin, et les couvertures en laine polaire, et les nouveaux ustensiles de cuisine révolutionnaires.

Parce que la publicité est puissante.

Parce que le consumérisme est enivrant.

Parce que la thérapie-emplettes est plus facile et moins coûteuse que la thérapie planétaire.

Certains acheteurs, il faut le reconnaître, ont apporté leurs propres sacs. D'autres sont soucieux de demander une tasse en céramique au lieu d’un gobelet à café à usage unique. Certains boivent à la fontaine publique plutôt que d'acheter une autre bouteille d'eau en plastique.

Parce que la planète doit être sauvée.


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(1) En complément – au Québec

Où va le contenu de votre bac de recyclage?
La face cachée du recyclage

Alexandre Shields | Le Devoir | 9 décembre 2017 

[...] Parmi les enjeux à surveiller : le sort du plastique et du verre, dont le recyclage accuse toujours un sérieux retard au Québec, d’après les données officielles. À peine 14 % du verre récupéré dans votre bac est vendu pour être recyclé. En l’absence de solution de récupération efficace, le verre sert le plus souvent de matériau de recouvrement dans les sites d’enfouissement.
   Quant au plastique, la proportion de ce qui est dirigé «aux fins de recyclage» ne dépasse pas les 18 %, et ce, même si son utilisation est de plus en plus répandue. Québec songe à étendre aux bouteilles de plastique le système de consigne, resté inchangé depuis plus de 30 ans. Un «groupe de travail» mandaté par le ministère de l’Environnement se penche présentement sur cet enjeu. [...]  
 

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