Système
judiciaire : des problèmes profonds subsistent pour les victimes d’agression
sexuelle
Reportage d’Emmanuelle Latraverse, ICI
Radio-Canada nouvelles
Le 6 mars 2018
La vague de dénonciation #MoiAussi a illustré la
perte de confiance des victimes d'agression sexuelle dans le système
judiciaire. Une nouvelle étude menée au Québec vient confirmer qu'elles ont
raison d'être si méfiantes. Une véritable transformation est nécessaire pour
que ces victimes obtiennent justice, selon les chercheurs.
Delphine,
Marie-Claire, Telia, Margo et Odile ont toutes connu la violence sexuelle sous
diverses formes. Leurs témoignages et ceux de 47 autres victimes dressent un
portrait peu reluisant du système judiciaire au Québec.
Le
professeur à la Faculté des sciences de l’Université d’Ottawa Simon Lapierre
explique que la recherche a permis de démontrer que la méfiance des victimes
est bien fondée. Peu importe le type de violence qu’elles subissent, elles sont
mal accueillies par les acteurs du système judiciaire. «Ce n’est pas la
perception des femmes qu’il faut changer, ce sont les pratiques au sein du
système de justice qu’il faut absolument changer.»
C’est la
première fois au Québec que des chercheurs universitaires documentent
l’expérience des femmes victimes de violence face à toutes les étapes du processus
judiciaire. Une vaste étude qui a regroupé des universitaires de l’UQAM, de
l’Université d’Ottawa et de l’Université de Montréal, le Regroupement des
maisons pour femmes victimes de violence conjugale, la Fédération des maisons
d’hébergement pour femmes, le Regroupement québécois des CALACS et la
Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle.
Des
préjugés tenaces
«La recherche révèle qu’encore aujourd’hui, les
principaux intervenants du système judiciaire comprennent mal la problématique
de la violence contre les femmes. Ils ne sont pas à l’abri des mythes et
préjugés qui perdurent dans la société», explique Mélanie Sarroino, du
Regroupement québécois des CALACS.
Questions
sur la tenue vestimentaire ou la consommation d’alcool, commentaires
condescendants : les forces de l’ordre et les procureurs affichent
régulièrement des comportements dignes d’une autre époque.
On n’a
qu’à penser à Tammy qui s’est fait demander par son procureur pourquoi elle
avait été agressée, «quand [il y a] des jeunes filles beaucoup plus belles
qu'[elle]». Elle n’est pas la seule.
Les
femmes craignent de n’être pas crues, d’être blâmées. Pas surprenant, donc, que
90 % des agressions sexuelles ne soient pas rapportées à la police.
Obtenir
justice, une loterie?
Ces histoires font sursauter la procureure aux
poursuites criminelles et pénales Carmen Rioux. Elle plaide qu’elle et ses
pairs travaillent à établir une relation de confiance avec les plaignantes. «Il
faut leur dire qu’à partir du moment où on va aller vers la poursuite de
l’abuseur, on le fait parce qu’on les croit. Maintenant, on va être comme un
partenaire dans le processus judiciaire avec l’enquêteur et le juge.»
Le
problème, c’est que trop peu de femmes rencontrent la sensibilité et l’empathie
qui font la marque de commerce de Carmen Rioux, spécialisée depuis 15 ans dans
les crimes sexuels.
Parmi les
femmes qui ont participé à la recherche et qui se sont tournées vers le système
de justice, seules 21 % décrivent leur expérience comme satisfaisante. Et la
très grande majorité d’entre elles «ne recommenceraient pas la démarche si
elles se trouvaient dans des situations similaires», conclut le rapport.
«Les
femmes pour qui ça s’est bien passé se disent chanceuses», fait remarquer la
coordonnatrice de la recherche, Michèle Frenette. «C’est comme si on reconnaît
une certaine loterie au bon fonctionnement du système pour les victimes.»
C’est ce
qui fait dire aux chercheurs que le problème est également structurel.
Des délais
insurmontables
L’ampleur des délais avant d’obtenir justice amène
de nombreuses victimes à ne pas porter plainte contre leur agresseur.
Il est
fréquent qu’elles doivent attendre deux, trois, voire cinq ans avant que la
cause ne soit entendue. Or, tout ce temps, ces victimes continuent de vivre
avec leur agression, craignent pour leur sécurité, explique la présidente du
Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence
conjugale, Louise Riendeau.
«Ça n’a
pas de bon sens pour les victimes, c’est épouvantable de vivre ça.»
À la
suite de l’arrêt Jordan, les victimes redoutent maintenant l’avortement pur et
simple du procès. Pourquoi tant risquer si c’est pour ne pas obtenir justice?
se demandent-elles.
Le procès
de la victime
Les témoignages recueillis auprès de ces femmes
aux quatre coins de la province le confirment : si les victimes d'agression
sexuelle se tournent vers les tribunaux pour reprendre les commandes de leur
vie, cette épreuve tend à les victimiser à nouveau.
Certaines
vont jusqu'à dire qu'elles ont l’impression que les intervenants du système de
justice ont le même pouvoir sur leur vie que leurs agresseurs.
Elles se
sentent fréquemment impuissantes face à des procédures qu’elles comprennent
mal. Mais surtout, elles craignent l’épreuve du contre-interrogatoire de la
défense.
La
procureure Carmen Rioux est consciente de cette hantise. Elle plaide que des
victimes bien préparées sont armées pour affronter les questions difficiles et
intrusives. «Quand ces gens-là savent à quoi s’attendre, quand [ces femmes]
sont préparées à être interrogées et contre-interrogées, qu'[elles] comprennent
comment tout ça fonctionne, elles y vont fortes de cette information et non pas
dans l’appréhension d’être lancées dans une arène où elles ne connaissent pas
les règles.»
Or, combien
de femmes ont droit à une telle préparation?
Il est fréquent que les plaignantes rencontrent
leur procureur quelques minutes à peine avant leur témoignage, sans être
préparées, et qu'elles se retrouvent bombardées, humiliées et prises de court
par le procureur de la défense, souligne Mélanie Sarroino.
Mais il
ne s’agit pas de mauvaise foi, explique Manon Monastesse, de la Fédération des
maisons d’hébergement pour femmes. C’est souvent un problème de ressources.
«Il y a des directives pour les procureurs, pour
les policiers, c’est comme leur bible qui leur dit comment intervenir, mais ils
ne la suivent pas, parce qu’ils ont un volume de dossiers à traiter tellement
important qu’ils n’ont pas le temps de bien préparer et soutenir la victime.»
Réaction du
Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) :
Nous tenons à rassurer la population, plus
particulièrement les victimes d’infractions sexuelles et de violence conjugale.
Le DPCP met tout en œuvre pour assurer que le traitement judiciaire de ces
dossiers par les procureurs prendra en compte les intérêts et les besoins des
victimes.
Nous
souhaitons réitérer notre ouverture à travailler avec les représentants des
groupes de défense des droits des victimes à l'amélioration de nos pratiques.
Notre but est que celles-ci se sentent épaulées par le système et qu'elles
aient envie de s'y référer.
Nous
comprenons que l’étude publiée ce matin concerne un très petit échantillonnage
de personnes par rapport au nombre de dossiers de violence conjugale et
d’agression sexuelle. Il faut savoir que nous autorisons près de 3000 dossiers
de violences sexuelles par année et plus de 10 000 dossiers de violence
conjugale par année.
Les
commentaires de certaines femmes rapportées dans cette étude sont préoccupants
et nécessitent une mise en contexte. Nous aurions aimé être contactés et
associés dès le début pour saisir réellement l’objet des critiques.
Heureusement,
l’étude dans sa conclusion parle d’une seconde phase de recherche et d’action
et les auteurs souhaitent impliquer concrètement les intervenants terrain et
les acteurs clés des milieux policier et judiciaire. Il aurait été souhaitable
que cela soit fait avant, mais sachez que si une telle phase était mise en
œuvre, vous pouvez compter sur la participation du DPCP.
Des
réformes simples
Si de grands chantiers ont été lancés sur la
réforme du système de justice pénale, l’étude révèle que des premiers pas
pourraient faire une grande différence.
«Ce que
les victimes demandent, ce n’est rien d’exagéré, d’irréaliste. Elles demandent
que les personnes qui sont dans le système de justice connaissent la
problématique de la violence faite aux femmes, fassent un travail adéquat et
approprié et fassent preuve de compétence.» Simon Lapierre, professeur à la
Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa
Le succès
des unités d’enquête et des groupes de procureurs spécialisés offre une piste
de solution essentielle, selon les chercheurs. Ils plaident pour davantage de
formation afin que les intervenants judiciaires comprennent mieux la réalité et
les conséquences de la violence faite aux femmes. Un meilleur accès à des
ressources d’aide spécialisées tout au long du processus judiciaire serait
également déterminant.
Y a-t-il
vraiment une volonté politique de changer le système, d'investir davantage de
ressources, de forcer les policiers, les procureurs et les juges à recevoir
plus de formation?
«On le
verra, mais il n’y a pas eu cette réelle volonté politique au Québec au cours
des dernières années», déplore Simon Lapierre.
COMPLÉMENTS
– Ouvrage
recommandé à Plus on est de fous, plus on
lit (Radio-Canada Première) :
''Putting Trials on Trials'' Sexual
Assault and the Failure of the Legal Profession
Elaine Craig (Law Professor; researching on issues of law and sexuality)
Elaine Craig (Law Professor; researching on issues of law and sexuality)
McGill-Queen’s
University Press, February 2018
An
interrogation of sexual assault law and a legal process that traumatizes
complainants
Over
the past few years, public attention focused on the Jian Ghomeshi trial, the
failings of Judge Greg Lenehan in the Halifax taxi driver case, and the
judicial disciplinary proceedings against former Justice Robin Camp have placed
the sexual assault trial process under significant scrutiny. Less than one
percent of the sexual assaults that occur each year in Canada result in legal
sanction for those who commit these offences. Survivors often distrust and fear
the criminal justice process, and as a result, over ninety percent of sexual
assaults go unreported. Unfortunately, their fears are well founded.
In this thorough evaluation of the legal
culture and courtroom practices prevalent in sexual assault prosecutions,
Elaine Craig provides an even-handed account of the ways in which the legal
profession unnecessarily – and sometimes unlawfully – contributes to the trauma and re-victimization experienced by those who
testify as sexual assault complainants. Gathering conclusive evidence from
interviews with experienced lawyers across Canada, reported case law, lawyer
memoirs, recent trial transcripts, and defence lawyers’ public statements and
commercial advertisements, Putting Trials
on Trial demonstrates that - despite prominent contestations - complainants
are regularly subjected to abusive, humiliating, and discriminatory treatment
when they turn to the law to respond to sexual violations.
In pursuit of trial practices that are less
harmful to sexual assault complainants as well as survivors of sexual violence
more broadly, Putting Trials on Trial makes serious, substantiated, and
necessary claims about the ethical and cultural failures of the Canadian legal
profession.
– SexLeak : un problème de taille à résoudre
Quand on entend des propos sexistes dans la bouche
même d’un JUGE, on comprend la réticence des femmes à poursuivre leurs
agresseurs en justice. À propos du physique de la jeune fille, le juge Jean-Paul Braun avait déclaré : «On peut dire qu’elle a un peu de surpoids, mais qu'elle a un joli
visage.» Il s’est demandé devant la cour si la jeune fille n’aurait pas été
flattée des avances du chauffeur de taxi en disant : «Il lui fait des
compliments, puis la jeune fille est quand même un peu flattée que l'homme
s'intéresse à elle.» Le juge Braun s’est également questionné sur le
consentement nécessaire pour permettre certains gestes de nature sexuelle :
«Est-ce qu'on a besoin d'un consentement express pour, quand on se regarde,
s'embrasser? Est-ce que c'est vraiment sexuel, d'embrasser quelqu'un? Ce n’est
pas le même consentement pour embrasser quelqu’un et le consentement pour lui
mettre, comme on dit, la main au panier», a-t-il estimé.
– Blogue
L’ART EST DANS TOUT : Femmes 2018. «Le
cul est roi.» – Esther
Granek
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