Plus on lit les témoignages d’agressions sur #metoo
et #moiaussi, plus on mesure l’ampleur de cette plaie sociale.
Quand on entend des propos sexistes dans la bouche
d’un JUGE, on comprend la réticence des femmes à poursuivre leurs agresseurs en
justice :
La
ministre de la Justice du Québec, Stéphanie Vallée, a transmis au Conseil de la
magistrature sa demande d'ouverture d'une enquête sur les propos qu'un juge a
tenus dans un procès pour agression sexuelle impliquant une adolescente âgée de
17 ans.
Le juge Jean-Paul Braun, de la Cour du
Québec, a fait plusieurs commentaires déplacés lors du procès qui s’est tenu en
mai.
Le
chauffeur de taxi montréalais Carlo Figaro, âgé de 49 ans, a finalement été reconnu
coupable d’agression sexuelle dans cette affaire, pour avoir embrassé de force
l’adolescente qui était sa passagère, pour lui avoir touché la poitrine et pour
lui avoir fait des commentaires à connotation sexuelle.
À propos
du physique de la jeune fille, le juge
a ainsi noté : «On peut le dire qu’elle
a un peu de surpoids, mais qu'elle a un joli visage.»
Il s’est
demandé devant la cour si la jeune fille n’aurait pas été flattée des avances
du chauffeur de taxi en disant : «Il lui
fait des compliments, puis la jeune fille est quand même un peu flattée que
l'homme s'intéresse à elle.»
Le juge
Braun s’est également questionné sur le consentement nécessaire pour permettre
certains gestes de nature sexuelle : «Est-ce
qu'on a besoin d'un consentement express pour, quand on se regarde,
s'embrasser? Est-ce que c'est vraiment sexuel, d'embrasser quelqu'un? Ce n’est
pas le même consentement pour embrasser quelqu’un et le consentement pour lui
mettre, comme on dit, la main au panier», a-t-il estimé.
Ces propos ont été condamnés à l’Assemblée
nationale, notamment par la ministre de la Justice elle-même.
Paul-Matthieu
Grondin, bâtonnier, a déploré les propos du juge sur Twitter.
La Cour
du Québec refuse de commenter l'affaire «en raison du devoir de réserve qui lui
incombe».
Source : ICI Radio-Canada | 25 octobre 2017
Le nombre de dénonciations est si élevé que
plusieurs se sont mis à discréditer la véracité des allégations :
Le mythe
des menteuses en série
«Ça fait plus de 35 ans que les CALACS [centres
d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel] existent et ça
fait autant d’années qu’on déconstruit ces mêmes mythes et préjugés», m’a
exposé Stéphanie Tremblay, porte-parole du Regroupement québécois des CALACS.
Celle qui
a longtemps travaillé sur les premières lignes d’un centre d’aide insiste sur
le fait qu’il est totalement faux d’affirmer que beaucoup de femmes déclarent
faussement d’avoir été agressées sexuellement. Mais les préjugés persistent.
«C’est
parce qu’on est devant un fait qui remet la responsabilité [du crime] sur les
victimes et qui enlève la culpabilité aux agresseurs. Personne ne veut savoir
qu’il y a des agresseurs dans leur entourage. C’est confrontant de savoir
qu’une femme sur trois a été victime d’agression sexuelle dans sa vie»,
déplore-t-elle.
(Camille Lopez, Journal METRO, 24 octobre 2017)
Voici les dessous de ce grave problème social qui
nous dépasse. Je vous invite à le lire en entier pour mieux en comprendre les
rouages. (Les passages en gras sont de mon initiative.)
Une culture
d’agression
M Éditeur, 12 septembre 2017
Par Richard
Poulin, professeur émérite au département de sociologie et d’anthropologie
de l’Université d’Ottawa
Pourquoi des hommes agressent-ils sexuellement des
femmes, des enfants ou d’autres hommes? Pourquoi des hommes payent-ils pour des
relations sexuelles? Pourquoi consomment-ils de la pornographie? Pourquoi
battent-ils leur compagne? Pourquoi tuent-ils leur conjointe et leurs enfants,
ou exclusivement leurs enfants? Pourquoi prennent-ils les armes pour massacrer
leurs collègues d’étude, de travail ou des gens à l’église, à la mosquée, à la
synagogue, ou encore tirent-ils de façon aléatoire sur des cibles qui leur sont
inconnues? Pourquoi sont-ils des meurtriers en série à caractère sexuel?
Les histoires de crimes dits conjugaux, qui sont en
fait des crimes très majoritairement masculins, ponctuent l’actualité de façon
récurrente. Les comptes rendus dans les médias sur les cas de harcèlement
sexuel comme ceux faisant état d’agressions sexuelles en font tout autant.
On s’émeut lorsqu’il est question de crimes
haineux, mais les viols et les meurtres de femmes ne sont pas vus comme des
crimes de haine, et la pornographie échappe à la caractérisation de propagande
haineuse à l’égard des femmes. Non, la pornographie relèverait tout simplement
de la liberté d’expression (en fait, au mieux, elle serait du ressort de la
liberté de commerce. Pourtant, la propagande haineuse est criminalisée par
de nombreux États, ce qui s’avère une entorse à la liberté d’expression. Et la prostitution de millions de femmes
n’émeut guère les gens qui défendent la pornographie en tant que liberté.
Pour beaucoup, la prostitution serait une activité comme une autre, un simple
travail, relèverait d’un choix individuel rationnel, et rien ne devrait
interdire le droit des hommes à user des femmes soumises à leur service sexuel.
Toute une industrie mondiale a été
développée au profit des prostitueurs, ce qui a engendré le développement de la
traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution et le tourisme dit
sexuel. La prostitution est devenue banale dans de nombreux pays. Elle est
légale dans les bordels, les vitrines ou les zones de tolérance de certains
pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et ailleurs, largement tolérée
par d’autres pays qui engrangent des devises étrangères sur le sexe des femmes,
comme la Thaïlande, la Corée du Sud et ailleurs.
Certes,
tous les hommes ne deviennent pas des prostitueurs. Or, lorsque la prostitution
est une industrie comme une autre, alors le nombre d’hommes qui payent pour
l’accès sexuel au corps d’une femme ou d’un enfant augmente de façon importante.
Si, au Canada, environ 11% des hommes ont eu des relations sexuelles tarifées
et, en France, environ 12,5%, aux Pays-Bas, c’est désormais 60% des hommes, en
Allemagne, c’est 66%, et au Cambodge, haut lieu de tourisme pédocriminel, c’est
65%. Déjà en 1995, 75% des Thaïlandais avaient payé pour du sexe. En Suède, en
1998, soit avant l’adoption d’une loi pénalisant les prostitueurs et
criminalisant les proxénètes, environ 13% des hommes étaient des prostitueurs
occasionnels ou réguliers, en 2013, ils n’étaient plus que 8,5%.
Pénaliser
les prostitueurs n’affecte qu’une minorité d’hommes (sauf dans les pays qui ont
depuis des dizaines d’années normalisé l’industrie de la prostitution), tandis
que légaliser et légitimer cette industrie affecte la société dans sa totalité.
Dans ces sociétés, il apparaît normal que les femmes soient au service sexuel
des hommes, que leur destin en soit un de soumission aux besoins et au plaisir
du «premier» sexe.
Beaucoup d’hommes dissocient le sexe de
l’affectivité. C’est évidemment le cas des prostitueurs. C’est ce que de
nombreux hommes apprennent dans la pornographie. C’est ce que certains
pratiquent violemment en agressant sexuellement leur partenaire ou une
inconnue. Cette dissociation est l’un
des traits de la masculinité dans une société patriarcale.
En février
2012, Dominique Strauss-Kahn, l’ancien directeur du Fonds monétaire
international (FMI), est interrogé par la police française dans le cadre d’une
investigation sur un réseau de prostitution dans l’affaire dite du Carleton de
Lille. Il est mis en examen pour «proxénétisme aggravé en bande organisée».
L’ancien patron du FMI était accusé d’être la tête pensante d’un petit réseau
de prostitution dédié à ses besoins. Il est finalement relaxé. N’était-il pas,
selon ses avocats, qu’un client «de la prostitution dans une fête ‘gauloise’»
avec «une bande de potes qui ont fait la fête» et qui se sont adonnés à «une balade
un peu virile et canaille»? Quoi de mal à cela?
En 2011,
Nafissatou Diallo, une femme de chambre travaillant à l’hôtel Sofitel de New
York, porte plainte pour agression sexuelle, tentative de viol et séquestration
contre Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du FMI. La plainte n’est pas
retenue au criminel, la victime manquant de crédibilité aux yeux du procureur
de la poursuite. En 2015, Marcel Aubut se voit obligé de démissionner de son
poste de président du Comité olympique canadien à la suite d’allégations de
harcèlement sexuel portées par des employées dudit comité. En 2114, neuf femmes
ont accusé Jian Ghomeshi, un animateur vedette de CBC/Radio-Canada, de violence
et d’agression sexuelle. Il a finalement été acquitté. En 1997, le tueur en
série Robert Pickton est arrêté pour tentative de meurtre, puis rapidement relâché,
car sa victime n’était qu’une jeune femme prostituée toxicomane, donc une
personne non crédible aux yeux des forces de l’ordre et de la justice. Par la
suite, des dizaines de femmes ont payé de leur vie cette indifférence.
En 2014,
deux députés du Parti libéral du Canada, Massimo Pacetti et Scott Andrews, sont
suspendus à cause d’allégations de harcèlement sexuel. En 2016, c’est au tour
de Gerry Sklavounos, député du Parti libéral du Québec, d’être la cible
d’allégations d’agression sexuelle. Bertrand Charest, l’ancien entraîneur de
l’équipe féminine nationale junior de ski alpin, a été accusé d’avoir agressé
sexuellement 12 athlètes d’âge mineur; sa fédération sportive aurait détourné
les yeux et peut-être même étouffé l’affaire. Il a été reconnu coupable de 37
des 57 chefs d’accusation.
Les
exemples pourraient être multipliés. Des
hommes en situation de pouvoir abusent de leur pouvoir. Ces hommes ont
l’habitude de se faire obéir et de profiter d’autrui. Ils ne sont pas les seuls
à le faire, tant s’en faut, car beaucoup d’hommes harcèlent et agressent
sexuellement les femmes, mais leur impunité est grande, même si le mouvement
des femmes a commencé à la fissurer. Soulignons
qu’au Québec, une femme sur trois a été victime d’au moins une agression
sexuelle depuis l’âge de 16 ans. En
conséquence, le nombre d’agresseurs
sexuels est très important, trop important pour que leurs gestes soient
considérés comme des cas isolés résultant d’actes posés par des individus
méprisables, sans empathie pour autrui, et profiteurs. Car cela relève d’un
système, d’une culture d’agression.
En riposte
aux nombreux actes de harcèlement et d’agression non dénoncés – ce qu’a mis en
lumière l’affaire Gomeshi – voit le jour le mouvement #AgressionNonDenoncee,
lancé par la Fédération des femmes du Québec sur Twitter. C’est le pendant
francophone de #BeenRapedNeverReported. Selon l’Enquête sociale générale sur la
victimisation de 2014, on estime que le taux de dénonciation des agressions
sexuelles est seulement de 5%.
On assiste
aussi à une mobilisation dans les universités d’étudiantes dénonçant la
«culture du viol» au sein des doctes institutions. Il s’ensuit un certain
nombre de manifestations et une sensibilisation de la population. Grâce à ces actions et à la suite de
scandales à répétition, les choses ont commencé à bouger. Le silence
complice des autorités a été ébranlé. En effet, les criminels sexuels
bénéficient d’une relative impunité. En 2014, selon Statistique Canada, sur 633
000 agressions sexuelles déclarées par sondage, il n’y a eu que 12 663
agressions déclarées par la police, malgré 20 735 plaintes. Il y a eu 9 088
inculpations, 3 752 poursuites et seulement 1 814 condamnations, ce qui est
très peu eu égard aux agressions subies. Le scandale est tel que plusieurs
gouvernements au Canada ont décidé qu’il fallait réévaluer l’ensemble des
plaintes dites non fondées qui ont été laissées de côté par les forces de
l’ordre. Ainsi, la Police provinciale de l’Ontario a annoncé que 4 000 rapports
d’enquête reliés à des cas allégués d’agressions sexuelles seront révisés. Au
Canada, 19% des dossiers ouverts, entre 2010 et 2014, par les forces policières
étaient jugés sans fondement. Au Nouveau-Brunswick, ce nombre atteint 32%. Au
Québec, 21% des plaintes pour agressions sexuelles portées à l’attention de la
Sûreté du Québec, de 2009 à 2014, ont été rejetées.
Pourquoi
l’immense majorité des viols ne se terminent-ils jamais par une sanction? Le
viol serait-il un crime presque ordinaire?
Certes, tous les hommes ne violent pas.
Toutefois, lorsque les agresseurs sexuels bénéficient d’une impunité, lorsque
leurs victimes sont responsabilisées des crimes subis ou qu’elles sont
décrédibilisées par un système inique, les vannes sont alors grandes ouvertes…
Le harcèlement sexuel et le viol en tant
que dispositif de subordination et d’intimidation d’un sexe au profit de
l’autre sont un moyen utilisé consciemment ou non, en temps de guerre comme
en temps de paix, par les hommes pour se sentir supérieurs, pour mettre à leur
place les femmes, pour montrer qui règne et qui doit se soumettre.
De 40 à 50% des femmes des pays de l’Union
européenne auraient subi des avances sexuelles non désirées, des contacts
physiques ou d’autres formes de harcèlement sexuel au travail. Aux États-Unis,
83% des filles âgées de 12 à 16 ans auraient subi une forme ou une autre de
harcèlement sexuel dans les écoles publiques.
Des
estimations prudentes suggèrent que 20 000 à 50 000 femmes auraient été violées
pendant la guerre de 1992-1995 en Bosnie-Herzégovine, alors
qu’approximativement 250 000 à 500 000 femmes et filles ont subi le même sort
lors du génocide rwandais de 1994. En Sierra Leone, de 50 000 à 64 000 femmes
vivant dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays auraient
été sexuellement agressées par les combattants entre 1991 et 2001. Dans l’est
de la République démocratique du Congo, au moins 200 000 cas de violences
sexuelles, la plupart commises contre des femmes et des filles, ont été
enregistrés depuis 1996 : les chiffres réels sont certainement plus élevés
encore. Le viol est une redoutable arme de terreur. Et c’est une véritable arme
de guerre.
Violences dites domestiques ou conjugales,
agressions sexuelles, meurtres, féminicide (comme celui de Ciudad Juárez
par exemple), les femmes sont les
principales cibles des violences masculines. Une étude menée par
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à partir d’interviews de 24 000
personnes dans dix pays différents, montre une prévalence de violence
«conjugale» masculine. Elle affecterait de 15 à 70% des femmes interrogées
selon le pays. Ce n’est donc pas sans raison que le mouvement autonome des
femmes a mis beaucoup de ses énergies à combattre la violence masculine.
On a assisté au cours des deux dernières décennies
au retour en force de la femme-objet. Outre la marchandisation de la sexualité
(ainsi que de la maternité), le diktat des apparences (beauté associée à
l’obligation du toujours-jeune), la sexualité performative, les transformations
corporelles (chirurgie plastique, entre autres), etc., posent des questions non
seulement sur les rapports sociaux de sexe, mais également sur le rapport au
corps. Sans compter les phénomènes d’hypersexualisation et de sexualisation
précoce qui font des jeunes filles des objets sexuels à convoiter dans une
société où, paradoxalement, la pédophilie reste l’un des derniers tabous. De ce
point de vue, quel est le bilan de la «libéralisation» sexuelle?
N’assistons-nous pas à une contre-révolution sexuelle?
Pornographie, prostitution, traite à des
fins d’exploitation sexuelle, tourisme de prostitution ont d’ailleurs connu une
croissance sans précédent à l’échelle mondiale depuis la décennie 1990. Les
jeunes femmes et les filles, qui constituent 98% des cas de la traite à des
fins d’exploitation sexuelle, sont les proies et les hommes prostitueurs et
proxénètes. Tous les hommes? D’une certaine façon oui, comme groupe dominant;
d’une autre non, certains s’identifiant à la lutte pour l’égalité des femmes
remettent en cause des facettes de la masculinité. Cependant, tous, d’une façon
ou d’une autre, ont des privilèges liés à la domination patriarcale et à la
perpétuation de la division sexuelle du travail.
Dans
certains pays, les femmes sont juridiquement inférieures. Elles sont soumises,
violées, achetées et vendues, répudiées, excisées, lapidées, tuées pour
l’honneur… Victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle – des
millions de victimes par année – et de la traite à des fins de mariage forcé,
notamment dans les pays comme l’Inde et la Chine où les pratiques patriarcales
ont créé un déficit de femmes à marier. Bref, elles sont victimes d’une
«économie vaginale» industrialisée et mondialisée. Le trafic des femmes à des
fins d’exploitation domestique et de travail forcé, y compris au Canada – ce
qui est bien documenté dans le cas des Philippines –, permet aux États
d’origine ou «émetteurs» d’engranger des devises fortes servant à payer leur
dette. La mondialisation capitaliste actuelle se caractérise par une féminisation
des migrations (48%), due en partie à la traite des femmes et au trafic des
migrantes. L’effondrement des sociétés bureaucratiques de l’Est a généré une
véritable paupérisation des femmes de ces pays qui, désormais, constituent un
cheptel pour les industries mondialisées du sexe.
L’idée de
la domination masculine s’impose toujours dans nos sociétés et la sexualité
n’échappe pas à cette règle. Les violences, qu’elles soient sexuelles ou non,
commises par les hommes puisent en grande partie leur origine dans certains
clichés sur les droits des hommes dans le domaine des rapports sociaux de sexe.
Il y a aussi ce qui a été nommé la «culture
du viol». Sous cette expression se cache la banalisation des viols. Que ce soit
dans l’art, dans la publicité ou encore dans la fiction (les mythes, la
pornographie, les romans, le cinéma, etc.), les scènes de viol sont très
répandues. La culture du viol est alimentée par les différentes idées reçues en
matière de viol et de violences sexuelles. «Une femme qui dit non veut en fait dire
oui ou finira par dire oui» puisqu’elle découvrira ce qu’est une bonne relation
sexuelle avec un vrai mec!
Comment
les membres d’un jury pourraient-ils croire qu’un père qui assassine ses
enfants âgés de trois et cinq ans, à l’arme blanche, en les frappant à 46
reprises, est criminellement responsable? Largement présent dans notre société,
le sens commun veut que, tacitement, un tel homme ne puisse agir que sous le
coup de la folie et, en toute justice, il faut le faire soigner plutôt que de
l’enfermer en prison.
Le jury a
déclaré Guy Turcotte non criminellement responsable de ses crimes. Il a pu
recouvrer sa liberté d’un établissement psychiatrique, après un séjour de 46
mois, ce qui a scandalisé beaucoup de gens. La Couronne a fait appel du
jugement. Elle considère que Guy Turcotte a tué ses enfants de sang-froid pour
se venger de sa femme qui l’avait quitté pour un autre homme. Cette allégation
doit être prise au sérieux et explorée plus à fond.
La folie
est souvent retenue pour expliquer les meurtres qui se produisent dans le cadre
familial. Pourtant, cette violence s’inscrit dans un contexte social et
culturel spécifique. Aussi, l’affaire Turcotte n’est-elle pas un cas isolé ou
unique.
Aux
États-Unis, 74% des femmes assassinées par leur partenaire le sont après une
séparation ou un divorce. Ces hommes estiment que leur partenaire est leur
propriété. Des hommes, qui craignent de ne pouvoir obtenir la garde de leurs
enfants, prennent des mesures létales pour que personne ne l’obtienne. En 1997,
à L’Ancienne-Lorette, Serge Vachon a poignardé sa femme et abattu par balle
leurs deux enfants âgés d’un et de huit ans, après avoir pris connaissance que
sa femme envisageait de divorcer. En 2003, Jacques Picard a assassiné sa femme
et leurs deux enfants. Encore une fois, il s’agit d’une situation où la femme
voulait quitter son mari.
De façon
caractéristique, les hommes qui tuent leurs proches sont persuadés que les
membres de leur famille leur appartiennent, qu’ils ne peuvent pas avoir une vie
indépendante d’eux. L’anecdote suivante est révélatrice de cet état de fait.
Après avoir enduré pendant des années les violences physiques et psychologiques
de son mari, une femme décide de demander le divorce. Lorsque le mari reçoit les
formulaires officiels du divorce, il se rend au lieu où sa femme travaille et
la tue de plusieurs coups de feu. Il se suicide ensuite. Plus tard, les
policiers retrouvent les formulaires du divorce sur le tableau de bord de son
véhicule. Il est écrit en grosses lettres sur la première page : «Il n’y a pas
eu de divorce.»
La
violence brutale et meurtrière frappe des milieux comme la famille, le travail
ou l’école. Pourtant, ces milieux évoquent d’abord et avant tout la sécurité,
le réconfort ou l’épanouissement personnel et intellectuel. Pas la violence.
Or, depuis une trentaine d’années, ils ont été le théâtre d’un nombre croissant
de tueries sanglantes. À partir des années 1980, mais surtout des années 1990,
on a assisté à une hausse très importante du nombre de meurtres de masse (trois
victimes et plus), ce qui fait régulièrement les manchettes.
Les hommes
constituent la très grande majorité des tueurs et la majorité des tueries se
produisent dans le milieu familial.
Contrairement
à la croyance populaire, le tueur (conjoint et père) pense, organise et mène à
son terme l’action destructrice. Ce n’est pas un acte impulsif, bien que,
fréquemment, il y ait un événement déclencheur comme une séparation ou un
divorce. Cependant, il peut s’écouler plusieurs jours, semaines ou mois avant
que l’individu passe à l’acte.
L’action
meurtrière se manifeste brutalement, comme dans un excès de rage. Elle apparaît
pour ceux qui la subissent ou ceux qui y sont extérieurs comme un excès
incompréhensible, une déflagration inattendue et maladive. Cette violence est
pourtant chargée de sens. L’appropriation patriarcale de l’autre constitue un
élément fondamental de cette dynamique. «Tu m’appartiens, donc tu
n’appartiendras à aucun autre», «Mes enfants m’appartiennent, aucune autre
personne ne les aura, surtout pas toi, ma femme», s’écrient ces hommes qui
tuent leur partenaire ou leurs enfants. La violence du meurtrier constitue une
mise en valeur de soi-même, une manifestation de sa puissance égotique, de sa
domination et de son appropriation de l’autre, lesquelles, soudainement, sont
minées par un acte d’indépendance de la part de la conjointe, qu’il faut
impérativement punir en la tuant ou en tuant ses enfants.
Alors, les
discours qui installent la violence du côté de la seule psychologie des tueurs
(«rien ne laissait présager un tel acte de folie») ne s’intéressent guère aux
significations sociales sexistes desdites violences. Ils refusent de nommer
cette violence, qui est masculine, et, de ce fait, ils l’occultent. Aussi, ces
meurtres apparaissent-ils incompréhensibles; dès lors, ils ne peuvent être que
des actes de folie.
La banalité de la violence masculine, qui
est multiple et trop souvent létale, est mondiale et frappe les femmes et les
filles des sociétés du centre du capitalisme comme des sociétés de la
périphérie, les États démocratiques comme les dictatures. La pratique
massive des viols pendant les guerres n’est pas l’apanage d’un peuple, d’une
nation, d’une ethnie ou d’une religion en particulier, mais bien de l’ensemble
des armées et des milices. Les viols sont une arme de guerre visant à
terroriser et à soumettre les populations tout en montrant qui domine et qui
doit s’incliner. En outre, la mise en fonction de lieux de «repos» au profit
des guerriers qui occupent un territoire, y compris au profit des soldats
censés faire régner la paix comme les Casques bleus, exige la soumission de
dizaines de milliers ou plus de femmes et de filles qui sont enfermées dans des
bordels mis à la disposition des hommes de troupe. Ce qui exige l’organisation
d’une traite des femmes et des filles à des fins de prostitution puis permet le
développement ultérieur du tourisme de prostitution comme le montre l’histoire
récente de la Corée du Sud, de la Thaïlande, des Philippines, de la
Bosnie-Herzégovine, etc. Ce n’est pas une culture nationale, ethnique ou
religieuse en particulier qui est la cause de cette violence, de cette
soumission des femmes au plaisir masculin, mais bien une culture patriarcale,
qui leur est commune, une culture d’agression.
***
L’idée de réunir certains de mes textes pour
composer ce livre et ainsi contribuer à nourrir la réflexion sur la culture de
l’agression à l’égard des femmes a pris naissance en Espagne dans le cadre
d’une conférence internationale portant sur le thème Hombres trabajando para la erradicación de la prostitución (Hommes
œuvrant à l’éradication de la prostitution) organisée, en octobre 2016, par la Comisión para la Investigación de Malos
Tratos a Mujeres de Madrid. Interviewé à la veille de la conférence
internationale par Irene Hernández Velasco du quotidien El Mundo, qui m’a
questionné longuement sur les motivations des hommes qui payent pour l’accès au
sexe des femmes, j’ai pris le taureau par les cornes et changé le contenu de ma
conférence pour l’axer sur cette question difficile. Au regard du succès de ma
conférence, dû au fait que l’assistance cherchait des réponses à cette
question, j’ai eu le sentiment qu’il était nécessaire de poursuivre la
réflexion.
Les enquêtes
sur les prostitueurs montrent que c’est
Monsieur tout le monde qui paye pour du sexe. Il est issu de toutes les classes
sociales de la société. À l’évidence, la prostitution est organisée en
fonction de toutes les bourses, c’est-à-dire en fonction de la capacité de
payer des prostitueurs. Soldats,
miliciens, touristes, hommes d’affaires, politiciens, écrivains, festivaliers,
policiers, juges, prêtres, médecins, sportifs professionnels, partisans d’une
équipe, immigrés, nationaux, salariés… les prostitueurs sont aussi bien des
adolescents que des vieillards, des électriciens que des télé-évangélistes,
des courtiers que des membres des forces d’interposition pour la paix. Certains
sont à la tête d’États ou dirigent des institutions internationales importantes.
D’autres contestent l’ordre établi : les terroristes du 11 septembre 2001
auraient, la veille de l’attentat, voulu se payer des femmes prostituées, selon
le Boston Globe. Des organisations politiques de la gauche, y compris de la
gauche radicale, s’évertuent à faire de la prostitution une activité banale, un
métier comme un autre. Et ses partisans qui prétendent militer pour les droits
des femmes vont au bordel se payer du «bon temps» et consomment allégrement de
la pornographie.
Partout où
des hommes ont des raisons de séjourner en nombre est organisée une offre sexuelle pléthorique : événements
sportifs, congrès, festivals, lieux touristiques, conférences internationales,
sommets, etc. En fait, plus un milieu est étranger, si ce n’est hostile au féminin,
plus il célèbre la prostitution. C’est notamment le cas des armées et des
milices, des milieux sportifs et du monde des affaires. En même temps, ce n’est
pas Monsieur tout le monde qui paye pour du sexe, car beaucoup d’hommes se refusent à exploiter le sexe d’autrui. Ceux qui payent sont des hommes dissociés,
capables de disjoindre sexe et affectivité, de trouver du plaisir à dominer
– c’est vraisemblablement ce qui les fait jouir –, à se voir supérieurs à la
femme qui accepte, selon la somme payée, de faire ce qu’exige le prostitueur.
Ces hommes n’ont rien à faire de l’humanité de la personne qui leur est
sexuellement soumise. Elle est là pour cela. C’est une «pute», une «salope»,
une «moins que rien» qui a choisi de faire ce qu’elle fait et qui, en
conséquence, mérite son sort. En outre, comme le soutient Claudine Legardinier,
«c’est dans la circulation des femmes, transformées en objets sexuels tarifés,
que se construisent les liens entre hommes et leurs manifestations de
fraternité». Quel homme d’affaires québécois n’a pas amené ses clients à un bar
de danseuses nues? Et, en Allemagne, au bordel ou à l’eros center? Ces lieux
dédiés à la suprématie masculine (et donc à la solidarité entre les hommes)
sont souvent les endroits où se concluent les contrats en toute confraternité.
Les
prostitueurs comme les violeurs retirent aux femmes leur part d’humanité. Ils
se grandissent en prouvant qu’ils ne sont pas une femme, c’est-à-dire un être à
prendre. Ils se grandissent aussi entre eux, dans une concurrence mêlée de
partage et de camaraderie.
Dans les
cercles du pouvoir et des affaires, les femmes sont des signes extérieurs de la
réussite. Elles sont, en conséquence, utilisées pour valoriser les hommes, qui
se croient importants, afin de mettre en valeur leur prestige pitoyable. (1)
L’idée de
publier ce livre tient également au fait que, ces derniers mois, la société
québécoise a connu une forte mobilisation dénonçant la culture du viol. Cette
culture pèse d’un poids extrêmement lourd sur les femmes, sur leur autonomie et
leur capacité d’agir en toute liberté. Les hommes, y compris ceux qui ne
violent pas et ne payent pas pour des relations sexuelles, profitent de la
situation en ayant une liberté beaucoup plus importante que celle des femmes.
Ils ne sont pas socialement terrorisés. Ils tirent parti d’une situation qui
leur est favorable, d’une situation de privilégiés.
Le système
social construit les femmes en objets de désir, non en sujets de parole. Ce qui
importe aux yeux des prostitueurs c’est que les femmes ne tiennent pas compte
de leurs propres désirs, de leurs exigences et de leurs sentiments personnels.
Dans les bordels, seul le prostitueur est libre. Il est libre de circuler, de
soupeser, de sélectionner, d’imposer sa volonté. Il est libre d’exprimer son
mépris, ses fantasmes, de réaliser ses perversions; il est libre de contaminer,
de rendre malade. N’est-ce pas là une violence ? Une violence avalisée par
plusieurs États et par tous les bien-pensants pour qui la prostitution est une
activité comme une autre! Pour les personnes prostituées, ce sont règlements
draconiens, contrôles tous azimuts, cadences, amendes, réprimandes,
endettement. Ce sont également les prostitueurs qui leur lèvent le cœur, qui
leur font mal, qui les prennent de haut, qui les traitent comme des objets à
prendre et à jeter après usage...
Pour
décrypter la culture d’agression caractéristique de nos sociétés, nous avons
choisi de mettre en évidence trois domaines qui, à première vue, peuvent
sembler marginaux, bien qu’en fait, ils se retrouvent au cœur d’une dynamique
explicative de certaines des masculinités sociales.
La
première partie du livre est consacrée à la prostitution et à sa mondialisation
: traite à des fins d’exploitation sexuelle et tourisme de prostitution. Entre
autres, elle met en évidence le fait que cette industrie a été déployée au
profit des hommes et plus elle est banalisée, plus le nombre de
clients-prostitueurs augmente et, par conséquent, plus l’« offre » de personnes
prostituées doit elle aussi augmenter. Elle est née de la violence – ce que
montre la prostitution pour les militaires à différentes époques historiques –
et engendre sans cesse différents types de violence. Cette partie du livre
tente de donner des éléments de réponse à la question de l’utilisation par des
hommes des personnes prostituées. Si dans certaines sociétés, cela concerne de
10 à 13% des hommes, dans d’autres, cela touche plus de 60% des hommes.
La
deuxième partie concerne l’influence de la pornographie, sa dynamique, la
pornographisation du tissu social et des imaginaires sociaux ainsi que
l’hypersexualisation. Pourquoi les hommes consomment-ils aussi massivement de
la pornographie? Quels sont les messages et les codes de cette industrie? En
quoi nourrit-elle la culture du viol et de l’agression?
La
dernière partie est consacrée aux meurtres en série et de masse. Pourquoi ces
activités létales sont, pour l’essentiel, masculines? Qu’est-ce que cela révèle
sur les rapports sociaux de sexe et sur les masculinités? En mettant en
évidence les aspects sexistes et racistes de ces activités, en axant l’analyse
non sur les tueurs, mais sur leurs victimes – elles sont trop souvent ignorées
–, cela permet d’éclairer le fait que ces meurtres constituent la mise en œuvre
d’idées racistes et sexistes, motivée par un désir d’appropriation. On
s’attaque aux personnes plus faibles que soi et on leur fait payer son envie de
pouvoir. Ce pouvoir renvoie à une conception de la masculinité qui s’avère
mortifère.
Le silence est imposé aux femmes. Autour
d’elles, il existe une véritable conspiration d’oreilles bouchées. Ce silence
confère aux hommes une impunité importante pour leurs actes violents de
dégradation, d’exploitation et d’agression. Briser le silence complice, tel est
l’apport exceptionnel du mouvement contre la culture du viol. Aider à
briser le silence et à réfléchir sur ces masculinités qui exploitent,
agressent, violent et tuent, tel est l’apport de ce livre.
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(1) Extrait du roman
C’est
le cœur qui lâche en dernier de Margaret
Atwood, Laffont Canada, 2017. «Un roman aussi hilarant qu’inquiétant, une
implacable satire de nos vices et travers qui nous enferment dans de viles
obsessions quand le monde entier est en passe de disparaître.» http://margaretatwood.ca/
Un roman fascinant. Encore une fois dans le mille notre bien-aimée écrivaine!
L’un des personnages principaux, Stan, participe à
un complot contre le système Positron. Pour le sortir de la ville, on le
déguise en sexbot (robot sexuel). «Enfermé
dans une caisse d’expédition il voyage dans la soute aux marchandises d’un
transcontinental. Il se sent enterré vivant. Sortez-moi de là! hurle-t-il en silence. En guise de réponse lui parvient l’aboiement d’un
chien. Animal de compagnie malheureux, esclave et joujou d’une concubine
ruisselante de bijoux, elle-même animal de compagnie malheureux d’un ploutocrate
aimablement sadique. Il compatit.»