28 octobre 2014

Fables de circonstance


 
La Lice et sa Compagne

Une lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu'à la fin sa compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la lice s'enferme.
Au bout de quelque temps sa compagne revient.
La lice lui demande encore une quinzaine;
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu'à peine.
            Pour faire court, elle l'obtient.
Ce second terme échu, l'autre lui redemande
            Sa maison, sa chambre, son lit.
La lice cette fois montre les dents, et dit :
«Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
            Si vous pouvez nous mettre hors.»
            Ses enfants étaient déjà forts.

Ce qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette.
           Pour tirer d'eux ce qu'on leur prête,
           Il faut que l'on en vienne aux coups;
           Il faut plaider, il faut combattre.
           Laissez-leur prendre un pied chez vous,
           Ils en auront bientôt pris quatre.

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La lice est une chienne de chasse destinée à la reproduction.
Sur son terme : Sur le point d’avoir ses jeunes.
Lui prêter sa hutte : Geste d’hospitalité.
Échu : Arrivé à son terme.
Pour tirer : Pour leur soutirer.

Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître

Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,
           Ni les mains à celle de l'or :
           Peu de gens gardent un trésor
           Avec des soins assez fidèles.

Certain chien, qui portait la pitance au logis,
S'était fait un collier du dîné de son maître.
Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être
           Quand il voyait un mets exquis;
Mais enfin il l'était, et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange! on apprend la tempérance aux chiens,
           Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes !
Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné,
Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.
           Il n'en eut pas toute la joie
Qu'il espérait d'abord: le chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux n'en étant plus chargé;
           Grand combat; d'autres chiens arrivent;
           Ils étaient de ceux-là qui vivent
Sur le public, et craignent peu les coups.
Notre chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part; et, lui sage, il leur dit :
«Point de courroux, messieurs, mon lopin me suffit;
           Faites votre profit du reste.»
À ces mots, le premier, il vous happe un morceau;
Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille,
       À qui mieux mieux. Ils firent tous ripaille;
           Chacun d'eux eut part au gâteau.

Je crois voir en ceci l'image d'une ville
Où l'on met les deniers à la merci des gens.
           Échevins, prévôt des marchands,
           Tout fait sa main; le plus habile
Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l'argent et dit le moindre mot,
           On lui fait voir qu'il est un sot.
           Il n'a pas de peine à se rendre :
           C'est bientôt le premier à prendre. 

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Nous n'avons pas les yeux ... : Nous devrions nous en garder.  
La pitance est la nourriture habituelle.
Dîné : On écrivait indifféremment «dîné» ou «dîner», «soupé», «souper» ou «soupée». Le dîner signifiait le repas de midi.
Atourné : paré.
Lopin (du latin «lobus», partie) : ma (petite) part.
La canaille : La bande de chiens (sens étymologique du terme).
Sa main : Son profit.
Se rendre : Se rendre aux raisons invoquées.

Jean de la Fontaine

Source : http://www.lafontaine.net/nouveau-site/

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