30 novembre 2012

Philo pour insomniaques


Vendredi dernier, j’ai enfin reçu les chroniques de Marie-Noëlle Agniau : de savoureux clins d’œil philosophiques adressés aux petites choses du quotidien, agréables ou dérangeantes, apparemment anodines. Mais, si l’on prend le temps d’y réfléchir à la manière de l’auteur, ces incidents prennent un nouveau sens, une valeur insoupçonnée.

La grande finesse de l’écriture fait sourire le cœur et l’esprit.
 
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Plusieurs personnes de mon entourage souffrent d’insomnie chronique. De mon côté, aussitôt que je ferme les yeux pour un cat-nap ou pour la nuit, je perds littéralement connaissance – pur délice! Ne connaissant donc pas l’insomnie, je peux néanmoins imaginer le caractère obsédant du «vouloir dormir».
 
Voici la réflexion de l’auteur sur le sommeil – que je dédie à mes ami(e)s insomniaques…
 
Le rêve des papillons
Marie-Noëlle Agniau*
MÉDITATIONS DU TEMPS PRÉSENTS; La philosophie à l’épreuve du quotidien
L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique; 2008 

L’autre jour, à l’occasion d’une insomnie, je me rappelle cette phrase lue très rapidement sur une affiche publicitaire : «entrez dans l’univers du sommeil». Ironie du sort comme on dit toujours quand deux séries d’événements viennent s’entrechoquer. Et voilà que, précisément, je n’arrive pas à entrer dans l’univers du sommeil. Est-ce que je ne peux pas? Est-ce que je ne veux pas? Mon problème, c’est dormir. Je veux dormir!

Ah, qu’est-ce que le sommeil? Le repos de la journée bien remplie, soit. C’est surtout comme une perte de conscience progressivement consentie. Oui, dormant, je perds (j’ai déjà perdu) le savoir que j’ai de moi-même – savoir à l’œuvre quand nous sommes éveillés. Je perds une forme de présence à soi (et même plus ou moins claire), une forme de tonicité et fraîcheur d’être, bref une forme d’attention qui semble définir la conscience humaine et son rapport au monde. Mais ce que je perds, je le perds avec confiance, sachant que cet abandon de soi, à commencer par le corps, sera compensé. Dormir n’est donc qu’une manière, douce manière de perdre connaissance, manière chronique mais salutaire. On s’abandonne au repos de l’âme et du corps, certain de se retrouver au petit matin tel qu’on est. La question «qui suis-je?» ou «est-ce bien moi?» n’a pas lieu d’être. Le sommeil ne vient pas rompre l’unité, l’identité que nous sommes fondamentalement. Seulement, il la fait passer en dehors, ou sous, ou au creux de la conscience active que recommande chaque jour. Ainsi il n’y a pas de rupture dans notre solide continuité mais seulement une manière différente d’être cette continuité. Le sommeil n’admet que des degrés. Petite mort, disait-on. Anesthésie, encore.

Or, ce qui soutient ce que nous sommes, cette formidable identité du Même qui en changeant demeure Soi, est autant la conscience que la mémoire profonde et la possibilité de dire «je» et donc de ramener nos actes (divers) à cette singularité. Et comme nous sommes capables de nous éprouver et de nous reconnaître comme tels, nous éprouvons aussi ce qui vient mettre à mal cette existence consciente et personnelle. Comme si nous assistions du dedans à la déchirure du tissu que nous sommes.

Ainsi du sommeil. Quand on se sent partir. Mais contre toute attente, dormir n’est pas mourir. Je renais à chaque fois : se développe en moi, pendant que je dors, toute une vie onirique. Je rêve et c’est moi qui rêve et malgré le régime mobile des métamorphoses, je suis celui ou celle qui a été traversé(e) par cette épaisseur d’êtres. La conscience ne cède pas à son anéantissement, elle cède simplement à son enfouissement dans le corps, le corps même du rêve. Et voilà qu’au moment du réveil, nous sommes frappés de stupeur tant ce corps nous paraissait réel. Et nous-mêmes. Combien de vies avons-nous ainsi vécu? Ah la belle échappée : inconsciente, impersonnelle, créatrice, secrète, originaire, tout se libère (et parfois même la voix, inaudible, surgie du plus profond).  Et c’est pourtant moi que je retrouve. Avons-nous été transformés? peut-être.

Dormir fait autant provision d’énergie. Notre petite hibernation.

On comprend mieux alors la terrible douleur de l’insomnie. L’impossible renaissance de l’insomniaque. L’impossible renaissance de l’insomniaque. Que refuse-t-on? L’abandon, la chute dans le corps, le délaissement de soi, la vulnérabilité des images du rêve. Car tout est possible en dormant. En sa propre absence. Tout est possible. Il s’agit alors d’entrer dans le cycle divin de l’ubiquité : l’insomniaque veut le réveil absolu et toujours il veut il veut la conscience active. Il refuse toute zone d’ombre, toute métamorphose, il refuse la nuit qu’il aime, peut-être. Angoisse. Car tout doit être tenu. Et dormir, ce n’est plus rien tenir. Le centre s’affole. Dormir serait faire aveu de faiblesse. En cela, l’insomniaque veut le pouvoir. Une pleine lucidité sur soi et le monde qui l’entoure. C’est comme si tout devait être vu et visible. À commencer par l’existence. Oui, il y a de la peur en lui.

Comme il y a sans doute un excès d’être qui n’arrive pas à se transformer, à se délaisser, à prendre littéralement une autre forme, plus fluide et moins obstinée, une forme qui précéderait le langage et tous les discours, une forme antédiluvienne, irrationnelle, comme si après tout, nous n’étions plus que le rêve d’un papillon.

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* Marie-Noëlle Agniau est une écrivaine, poète et philosophe française. Professeur de philosophie à Limoges, publiée en revue, adaptée à la radio et sur scène, elle a fait également de nombreuses lectures publiques, à Limoges, Bruxelles, Port-Louis etc. Elle est mariée à l'historien et écrivain Laurent Bourdelas, avec qui elle a eu deux enfants.

Autres titres : Les Moustiques dorment aussi; Faire usage du sablier; Il pleut sur les verrières; Mon amour est lampe d’ogre; Délogée du monde, L’arbre à paroles; La philosophie à l’épreuve du quotidien, 2005; Le tumulte et la faim; journal d’une lectrice remise au monde, 2011; Dans un corps zéro contour, 2012

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COMMENTAIRE

Bien des facteurs peuvent empêcher le sommeil : le buffet chinois mental, les soucis concernant le passé et le futur, les peurs, notamment celle de mourir, etc. Une de mes amies ne s’endormait que lorsque son corps était complètement épuisé. Pendant une thérapie de régression nous avons découvert une vie antérieure où elle avait été enterrée vivante. L’angoisse éprouvée à l’époque, au moment de son réveil à l’intérieur du cercueil sous terre, était incrustée dans la mémoire vive du subconscient. Le phénomène s’est graduellement estompé par la suite. Si la cause d’une phobie ne dépend pas d’une expérience traumatisante de la vie présente, il peut être profitable de fouiller les vies antérieures… 

Pensées du jour 

Parfois on se réveille en sursaut après un cauchemar en se disant, soulagé, «fiou, c’était juste un rêve!» Eh bien, quand on meurt et qu’on se réveille de l’autre côté on pense exactement la même chose… Sauf si l’on reste très attaché aux êtres et aux choses «prêtées» qu’on croyait posséder durant l’incarnation. 

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Un jour, moi, Zhuangzi, j’ai rêvé que j’étais un papillon, volant ici et là. J’étais tout à ma joie d’être papillon, ignorant que j’étais Zhuangzi. Soudain je m’éveillai, et j’étais à nouveau moi-même.
       Or maintenant, je ne sais pas si j’étais un homme rêvant qu’il était un papillon ou si je suis maintenant un papillon rêvant qu’il est un homme.
       Il y a bien sûr une différence entre un homme et un papillon.
       La transition, c’est la transformation des choses matérielles.
~ Zhuangzi

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