Plus de 100 000 signalements ont été faits à
la DPJ au cours de la dernière année pour l'ensemble du territoire québécois;
dont on entendra parler uniquement s’ils connaissent une fin tragique.
Mais la fillette ne sera peut-être pas morte en vain puisque les failles au sein de la
chaîne bureaucratique du système de protection de la jeunesse sont maintenant
sous la loupe. Les divers paliers
d’intervention, des travailleurs sociaux aux médecins et aux juges, s’accusent d’ailleurs
mutuellement tandis que s’ouvrent trois enquêtes – un procès à
la Kafka en vue.
Serge Chapleau; La Presse 03.05.2019
Tout le monde et personne n'est responsable.
Tout le monde et personne n'est responsable.
Si l'on était responsable que des
choses dont on a conscience, les imbéciles seraient d'avance absous de toute
faute. [...] l'homme est tenu de savoir. L'homme est
responsable de son ignorance. L'ignorance est une faute.
~
Milan Kundera
Fillette morte à Granby : un
tragique destin
Isabelle
Ducas | La Presse, 3 mai 2019
Extrait
Le drame de
la petite Alicia*, négligée, violentée, sous-alimentée au cours de sa brève
existence, ligotée dans la résidence familiale de Granby, morte à l'hôpital
après quelques heures de coma, provoquera-t-il une révision en profondeur du
système québécois de protection des enfants vulnérables? [...]
Le récit des traumatismes de la petite,
relaté dans les décisions du tribunal de la jeunesse à son égard, donne froid
dans le dos.
On y apprend qu'elle a été élevée par des
parents inadéquats, violents et ayant des antécédents en matière d'agression
sexuelle, dont le comportement a entraîné de graves séquelles chez la petite
fille.
Malgré
des indications claires de «négligence au plan éducatif, d'abus physiques et de
mauvais traitements psychologiques», selon un jugement du 30 mai 2018 de la
Chambre de la jeunesse, le juge, suivant la recommandation de la DPJ, a
maintenu Alicia et son frère au domicile de leur père et de leur belle-mère.
[...]
Alicia semble avoir vu le jour sous des
cieux orageux, et les nuages noirs étaient présents même avant sa naissance.
«Pendant sa grossesse, la mère se frappait
le ventre en tenant des propos dénigrants envers l'enfant à naître», indique un
jugement rendu en janvier 2012, alors que la petite n'avait que 4 mois, qui
soulignait que sa sécurité et son développement étaient compromis.
La
jeune mère, qui avait 17 ans à l'accouchement, a consommé des drogues dures
pendant sa grossesse. Elle est atteinte de déficience intellectuelle, souffre
probablement d'un trouble de personnalité limite, du syndrome de Gilles de la
Tourette, de trouble obsessif compulsif, de troubles de comportement, notamment
d'agressivité verbale et physique, en plus d'avoir des antécédents suicidaires.
Quant au père, il a été suivi en pédopsychiatrie à l'adolescence après
avoir abusé sexuellement de son frère et de sa soeur.
Les jeunes parents vivent dans un logement insalubre, avec quatre
chiens, et manquent d'argent.
[...]
Dans les faits, c'est la grand-mère qui
s'occupe du nourrisson, et le tribunal lui confie officiellement la garde
d'Alicia le 24 janvier 2012, avec visites supervisées des parents, qui
s'intéressent peu à ses soins et ne l'ont jamais accompagnée lors de ses
visites chez le médecin.
Le
frère d'Alicia naît en 2014, alors que la mère est en couple avec le frère du
père de son enfant, et qu'elle n'est toujours «pas dotée de capacités
parentales suffisantes», selon un jugement rendu le 18 juillet 2014. La mère aura ensuite deux autres enfants
avec le frère de son ex-conjoint, et est actuellement enceinte d'un cinquième.
Le poupon est confié au père, qui se serait
alors ressaisi et aurait cessé de consommer de la drogue et de l'alcool, «afin
d'éviter à l'enfant d'être déplacé auprès d'une famille d'accueil», selon le
tribunal.
Le juge indique aussi que la nouvelle
conjointe du père, mère d'un garçon de 8 ans, «est dotée d'une grande maturité»
et «n'a pas l'intention de mettre en danger l'enfant».
En août 2014, la police intervient pourtant
chez le père à la suite d'une plainte pour violence conjugale. Les policiers y
retourneront au moins à deux reprises, en 2017.
Cela n'empêche pas le père de demander, en
février 2015, la garde d'Alicia, qui a maintenant 3 ans et vit chez ses
grands-parents depuis sa naissance.
Même
quand la belle-mère est accusée de voies de fait envers Alicia, en septembre
2017, la DPJ ne remet pas en question la garde des enfants. À ce moment,
puisque sa conjointe ne peut plus être en contact avec la fillette, le père
doit quitter le domicile avec sa fille; il dort chez des amis, mais passe aussi
deux nuits dans sa voiture avec Alicia.
À la suite de ces accusations, la belle-mère
bénéficiera d'une absolution inconditionnelle. [...]
Dans les semaines précédant sa mort, Alicia
ne fréquente d'ailleurs plus l'école.
Quand
son père a appelé les secours au domicile familial, lundi soir dernier, la
fillette était ligotée et en arrêt cardiorespiratoire. Elle est morte le
lendemain au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, sans avoir repris
connaissance.
* Nom fictif.
Une ordonnance du tribunal nous interdit de dévoiler des informations qui
pourraient permettre d'identifier la victime ou les témoins dans cette affaire.
Article
intégral :
«[...]
c'est la répétition des scandales qui est la reine de tous les scandales!»
(M.
Kundera)
Une
autre histoire sordide survenue quelques jours avant le cas de Granby. Le 25
avril dernier des policiers de Laval ont sauvé un nouveau-né d’une mort
certaine après que celui-ci ait été abandonné à l’extérieur par sa mère de 18
ans, quelques minutes après sa naissance. L’enquête tend à démontrer que la
mère aurait accouché seule dans un appartement, et placé ensuite son bébé dans une
boîte à chaussures pour l’abandonner sur le balcon de la maison voisine, avant de
se rendre en compagnie de sa mère à l’hôpital de la Cité-de-la-Santé pour
recevoir des soins, niant avoir accouché. Selon l’évaluation des policiers, le
nouveau-né serait demeuré sur le balcon durant environ deux heures, alors qu’il
pleuvait et que le mercure oscillait autour de 7 °C, avant que la voisine s’en
rende compte et appelle les services de sécurité. La jeune femme pourrait faire
face à des accusations criminelles.
On fabrique des enfants aussi
inconsciemment qu’on respire – pas de protection, pas de contraception, alcool
et drogue augmentant le degré d’inconscience. Parfois, il peut s’agir d’un viol,
bien entendu. Mais il n’en demeure pas moins que certaines personnes ne
devraient pas avoir d’enfants, c’est clair. Et quand on voit les statistiques
de violence conjugale / familiale en nette croissance, on serait tenté de voir
la stérilisation comme une planche de salut contre ce fléau de civilisation. Ce
qui n’arrivera pas bien sûr, ce serait une forme d’eugénisme.
On
a beau analyser, examiner sous tous les angles ces actes de violence
arrache-cœur, on arrive difficilement à se figurer comment des individus
en arrivent là.
Parents
dysfonctionnels, enfants dysfonctionnels?
«Dans
certains milieux et dans certaines familles la violence règne; elle fait partie
intégrante du mode de vie. L'usage de la violence y est valorisé. On sait par
exemple de quel genre de brutalité les mafias sont capables. On connaît des
familles où les attaques à l'intégrité physique et psychique par les "plus
forts" est monnaie courante. Les victimes d'abus sexuels et les enfants
battus en sont les tristes témoins.
Dans ces univers, la brutalité et même la
cruauté apparaissent comme des signes de force et une qualité méritant le
respect. Aussi n'est-il pas rare de voir le fils imiter le père violent et
reprendre son rôle auprès de la mère et de la fratrie. Il n'est pas surprenant
que les enfants de ces cultures se calquent aux modèles qui y sont valorisés.
Plus tard, dans leur propre famille ou dans un gang, c'est par leur dureté,
leur insensibilité et leur potentiel destructeur qu'ils tenteront de se
valoriser.» ~ Michelle Larivey, psychologue
Camil
Bouchard, professeur retraité de l'UQÀM, citait quatre facteurs «extrêmement
importants» qui mènent à la maltraitance envers les tout-petits sur la
Côte-Nord : la pauvreté, l'isolement des familles, les logements trop petits et
insalubres et l'expérience antérieure d'avoir été négligé. «Vous additionnez ces
quatre trucs-là et vous arrivez à pointer le doigt sur un certain nombre de
communautés locales où les risques sont plus élevés.» Le taux d'abus de la
région dépasserait de trois fois la moyenne nationale. (ICI Radio-Canada, 2017)
«La liberté ne commence pas là où les
parents sont rejetés ou enterrés, mais là où ils ne sont pas : là où l'homme
vient au monde sans savoir de qui.»
~
Milan Kundera (La vie est ailleurs)
Alors,
vers quoi se tourner si ce n’est l’ÉDUCATION?
Mais quel genre d'éducation?
Mais quel genre d'éducation?
Les recommandations de l'écrivaine Marguerite Yourcenar
Je
condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que
dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale,
qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi
à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.
Je pense qu’il faudrait des études de base,
très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur
une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air,
de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre
violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont
entre-tués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres
guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à
flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour
qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé́, pour qu’il les admire là
où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent
ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois
avec les livres et les choses; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait
les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et
aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie; il apprendrait à donner
les premiers soins aux blessés; son éducation sexuelle comprendrait la présence
à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des
morts.
On lui donnerait aussi les simples notions
de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les
écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays [États-Unis].
En matière de religion, on ne lui imposerait
aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les
grandes religions du monde, et surtout de celles du pays où il se trouve, pour
éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand
le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture
publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou
moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
Il y a certainement un moyen de parler aux
enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait.»
Source :
Les yeux ouverts : entretiens avec
Marguerite Yourcenar par Matthieu Galey; Éditions du Centurion, 1980
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