4 mai 2019

«Enfant : existence sans biographie.» (Kundera)

La courte biographie de la fillette de 7 ans retrouvée dans un état lamentable chez ses parents à Granby raconte une histoire de maltraitance infantile, tristement chargée de multiples agressions physiques et psychologiques. Je ne suis pas Dolto, et je veux bien croire à la théorie de la résilience de Cyrulnik, mais, je ne pense pas que l’enfant aurait survécu aux agressions d’un père pédophile et d’une belle-mère tortionnaire jusqu’à l’adolescence. Plusieurs alertes avaient été lancées, mais la DPJ (Direction de la protection de la jeunesse) recommande souvent, semble-t-il, de remettre les enfants aux mains des parents biologiques même si le milieu de vie est inapproprié, voire dangereux.


Plus de 100 000 signalements ont été faits à la DPJ au cours de la dernière année pour l'ensemble du territoire québécois; dont on entendra parler uniquement s’ils connaissent une fin tragique.
   Mais la fillette ne sera peut-être pas morte en vain puisque les failles au sein de la chaîne bureaucratique du système de protection de la jeunesse sont maintenant sous la loupe.  Les divers paliers d’intervention, des travailleurs sociaux aux médecins et aux juges, s’accusent d’ailleurs mutuellement tandis que s’ouvrent trois enquêtes – un procès à la Kafka en vue.

Serge Chapleau; La Presse 03.05.2019 

Tout le monde et personne n'est responsable.

Si l'on était responsable que des choses dont on a conscience, les imbéciles seraient d'avance absous de toute faute. [...] l'homme est tenu de savoir. L'homme est responsable de son ignorance. L'ignorance est une faute.
~ Milan Kundera

Fillette morte à Granby : un tragique destin
Isabelle Ducas | La Presse, 3 mai 2019

Extrait     

Le drame de la petite Alicia*, négligée, violentée, sous-alimentée au cours de sa brève existence, ligotée dans la résidence familiale de Granby, morte à l'hôpital après quelques heures de coma, provoquera-t-il une révision en profondeur du système québécois de protection des enfants vulnérables? [...]  
   Le récit des traumatismes de la petite, relaté dans les décisions du tribunal de la jeunesse à son égard, donne froid dans le dos.
   On y apprend qu'elle a été élevée par des parents inadéquats, violents et ayant des antécédents en matière d'agression sexuelle, dont le comportement a entraîné de graves séquelles chez la petite fille.
   Malgré des indications claires de «négligence au plan éducatif, d'abus physiques et de mauvais traitements psychologiques», selon un jugement du 30 mai 2018 de la Chambre de la jeunesse, le juge, suivant la recommandation de la DPJ, a maintenu Alicia et son frère au domicile de leur père et de leur belle-mère. [...]  
   Alicia semble avoir vu le jour sous des cieux orageux, et les nuages noirs étaient présents même avant sa naissance.
   «Pendant sa grossesse, la mère se frappait le ventre en tenant des propos dénigrants envers l'enfant à naître», indique un jugement rendu en janvier 2012, alors que la petite n'avait que 4 mois, qui soulignait que sa sécurité et son développement étaient compromis.
   La jeune mère, qui avait 17 ans à l'accouchement, a consommé des drogues dures pendant sa grossesse. Elle est atteinte de déficience intellectuelle, souffre probablement d'un trouble de personnalité limite, du syndrome de Gilles de la Tourette, de trouble obsessif compulsif, de troubles de comportement, notamment d'agressivité verbale et physique, en plus d'avoir des antécédents suicidaires.
   Quant au père, il a été suivi en pédopsychiatrie à l'adolescence après avoir abusé sexuellement de son frère et de sa soeur.
   Les jeunes parents vivent dans un logement insalubre, avec quatre chiens, et manquent d'argent. [...]  
   Dans les faits, c'est la grand-mère qui s'occupe du nourrisson, et le tribunal lui confie officiellement la garde d'Alicia le 24 janvier 2012, avec visites supervisées des parents, qui s'intéressent peu à ses soins et ne l'ont jamais accompagnée lors de ses visites chez le médecin.
   Le frère d'Alicia naît en 2014, alors que la mère est en couple avec le frère du père de son enfant, et qu'elle n'est toujours «pas dotée de capacités parentales suffisantes», selon un jugement rendu le 18 juillet 2014. La mère aura ensuite deux autres enfants avec le frère de son ex-conjoint, et est actuellement enceinte d'un cinquième.
   Le poupon est confié au père, qui se serait alors ressaisi et aurait cessé de consommer de la drogue et de l'alcool, «afin d'éviter à l'enfant d'être déplacé auprès d'une famille d'accueil», selon le tribunal.
   Le juge indique aussi que la nouvelle conjointe du père, mère d'un garçon de 8 ans, «est dotée d'une grande maturité» et «n'a pas l'intention de mettre en danger l'enfant».
   En août 2014, la police intervient pourtant chez le père à la suite d'une plainte pour violence conjugale. Les policiers y retourneront au moins à deux reprises, en 2017.
   Cela n'empêche pas le père de demander, en février 2015, la garde d'Alicia, qui a maintenant 3 ans et vit chez ses grands-parents depuis sa naissance.
   Même quand la belle-mère est accusée de voies de fait envers Alicia, en septembre 2017, la DPJ ne remet pas en question la garde des enfants. À ce moment, puisque sa conjointe ne peut plus être en contact avec la fillette, le père doit quitter le domicile avec sa fille; il dort chez des amis, mais passe aussi deux nuits dans sa voiture avec Alicia.
   À la suite de ces accusations, la belle-mère bénéficiera d'une absolution inconditionnelle. [...]  
   Dans les semaines précédant sa mort, Alicia ne fréquente d'ailleurs plus l'école.
   Quand son père a appelé les secours au domicile familial, lundi soir dernier, la fillette était ligotée et en arrêt cardiorespiratoire. Elle est morte le lendemain au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, sans avoir repris connaissance.

* Nom fictif. Une ordonnance du tribunal nous interdit de dévoiler des informations qui pourraient permettre d'identifier la victime ou les témoins dans cette affaire.

Article intégral :

«[...] c'est la répétition des scandales qui est la reine de tous les scandales!»
(M. Kundera)

Une autre histoire sordide survenue quelques jours avant le cas de Granby. Le 25 avril dernier des policiers de Laval ont sauvé un nouveau-né d’une mort certaine après que celui-ci ait été abandonné à l’extérieur par sa mère de 18 ans, quelques minutes après sa naissance. L’enquête tend à démontrer que la mère aurait accouché seule dans un appartement, et placé ensuite son bébé dans une boîte à chaussures pour l’abandonner sur le balcon de la maison voisine, avant de se rendre en compagnie de sa mère à l’hôpital de la Cité-de-la-Santé pour recevoir des soins, niant avoir accouché. Selon l’évaluation des policiers, le nouveau-né serait demeuré sur le balcon durant environ deux heures, alors qu’il pleuvait et que le mercure oscillait autour de 7 °C, avant que la voisine s’en rende compte et appelle les services de sécurité. La jeune femme pourrait faire face à des accusations criminelles.


On fabrique des enfants aussi inconsciemment qu’on respire – pas de protection, pas de contraception, alcool et drogue augmentant le degré d’inconscience. Parfois, il peut s’agir d’un viol, bien entendu. Mais il n’en demeure pas moins que certaines personnes ne devraient pas avoir d’enfants, c’est clair. Et quand on voit les statistiques de violence conjugale / familiale en nette croissance, on serait tenté de voir la stérilisation comme une planche de salut contre ce fléau de civilisation. Ce qui n’arrivera pas bien sûr, ce serait une forme d’eugénisme.

On a beau analyser, examiner sous tous les angles ces actes de violence arrache-cœur, on arrive difficilement à se figurer comment des individus en arrivent là.

Parents dysfonctionnels, enfants dysfonctionnels?

«Dans certains milieux et dans certaines familles la violence règne; elle fait partie intégrante du mode de vie. L'usage de la violence y est valorisé. On sait par exemple de quel genre de brutalité les mafias sont capables. On connaît des familles où les attaques à l'intégrité physique et psychique par les "plus forts" est monnaie courante. Les victimes d'abus sexuels et les enfants battus en sont les tristes témoins.
   Dans ces univers, la brutalité et même la cruauté apparaissent comme des signes de force et une qualité méritant le respect. Aussi n'est-il pas rare de voir le fils imiter le père violent et reprendre son rôle auprès de la mère et de la fratrie. Il n'est pas surprenant que les enfants de ces cultures se calquent aux modèles qui y sont valorisés. Plus tard, dans leur propre famille ou dans un gang, c'est par leur dureté, leur insensibilité et leur potentiel destructeur qu'ils tenteront de se valoriser.» ~ Michelle Larivey, psychologue

Camil Bouchard, professeur retraité de l'UQÀM, citait quatre facteurs «extrêmement importants» qui mènent à la maltraitance envers les tout-petits sur la Côte-Nord : la pauvreté, l'isolement des familles, les logements trop petits et insalubres et l'expérience antérieure d'avoir été négligé. «Vous additionnez ces quatre trucs-là et vous arrivez à pointer le doigt sur un certain nombre de communautés locales où les risques sont plus élevés.» Le taux d'abus de la région dépasserait de trois fois la moyenne nationale. (ICI Radio-Canada, 2017)  

«La liberté ne commence pas là où les parents sont rejetés ou enterrés, mais là où ils ne sont pas : là où l'homme vient au monde sans savoir de qui.»
~ Milan Kundera (La vie est ailleurs)

Alors, vers quoi se tourner si ce n’est l’ÉDUCATION? 
Mais quel genre d'éducation? 

Les recommandations de l'écrivaine Marguerite Yourcenar  

Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.
   Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
   Il apprendrait que les hommes se sont entre-tués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
   On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé́, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
   On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
   On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays [États-Unis].
   En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celles du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
   On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
   Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait.»

Source : Les yeux ouverts : entretiens avec Marguerite Yourcenar par Matthieu Galey; Éditions du Centurion, 1980

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