13 mai 2019

Dilemme identitaire

«J’ai noté un jour que le voyage est une sorte de confessionnal ambulant dans lequel ceux que vous croisez sont enclins à vous confier les zones d’ombre de leur existence, ou le chagrin durable qui la domine, parce qu’ils savent qu’ils ne vous reverront jamais.» ~ Douglas Kennedy (Mot de l’auteur; Toutes ces grandes questions sans réponse; Belfond 2016)

Aucun rapport avec la citation de Kennedy – simple coïncidence :
«Presque tout le monde a fait l'expérience de moments d’affinité jetables – avec un passager en avion, avec un patient dans la salle d'attente du dentiste, avec un fan des Dresden Dolls en spectacle lors d'un congrès scientifique. Mais l'étrange psychologie qui sous-tend notre sentiment d'appartenance est aussi la racine des impulsions destructrices que Tolstoï et Gandhi ont observées en étudiant pourquoi nous nous faisons du mal. Toute violence a pour cible un Autre, et c'est le déplacement des frontières de notre propre identité qui dessine les contours de cette altérité.» ~ Maria Popova https://www.brainpickings.org/


Être ordinaire c’est extraordinaire. (Proverbe zen)
Plus facile à dire qu’à cultiver; cette façon de penser élimine pourtant bien des contraintes imposées par les complexes de supériorité et d’infériorité identitaires. C’est la liberté.

Nous pourrions imiter Justin Trudeau qui s'adapte au multiculturalisme de façon élégante et décontractée : un déguisement pour chaque culture. Mais attention, un déguisement chinois lors d’une rencontre avec le premier ministre japonais peut créer un malaise... Si le camouflage adaptatif fonctionne pour le caméléon, il devrait marcher pour nous aussi. Mais il est difficile de plaire à tout le monde; et puis, l’on ne manquerait pas de nous accuser d’appropriation culturelle. Vraiment compliquées les relations humaines.

Photographe inconnu  

Caricatures : Serge Chapleau; La Presse

 


Vu les débats suscités par le projet de Loi 21, les Québécois pourraient lire cet ouvrage de Maalouf. Un livre qui devrait être inclus au cursus cégépien...

Les Identités meurtrières
Amin Maalouf
Grasset (1998)

«Depuis que j'ai quitté le Liban pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais «plutôt français» ou «plutôt libanais». Je réponds invariablement : «L'un et l'autre!» Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C'est cela mon identité?»
   Partant d'une question anodine qu'on lui a souvent posée, Amin Maalouf s'interroge sur la notion d'identité, sur les passions qu'elle suscite, sur ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d'assumer en toute liberté ses diverses appartenances? Pourquoi faut-il, en cette fin de siècle, que l'affirmation de soi s'accompagne si souvent de la négation d'autrui? Nos sociétés seront-elles indéfiniment soumises aux tensions, aux déchaînements de violence, pour la seule raison que les êtres qui s'y côtoient n'ont pas tous la même religion, la même couleur de peau, la même culture d'origine? Y aurait-il une loi de la nature ou une loi de l'Histoire qui condamne les hommes à s'entretuer au nom de leur identité?
   C'est parce qu'il refuse cette fatalité que l'auteur a choisi d'écrire Les Identités meurtrières, un livre de sagesse et de lucidité, d'inquiétude mais aussi d'espoir.

Citations / extraits

«N’est-ce pas la vertu première du nationalisme que de trouver pour chaque problème un coupable plutôt qu’une solution?»  

«Séparer l'Église de l'État ne suffit plus; tout aussi important serait de séparer le religieux de l'identitaire.»

«Toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes circonstances qu’on pouvait légitimement l’appeler «identité». Pour les uns, la nation, pour d’autres la religion, ou la classe. Mais il suffit de promener son regard sur les différents conflits qui se déroulent à travers le monde pour se rendre compte qu’aucune appartenance ne prévaut de manière absolue. Là où les gens se sentent menacés dans leur foi, c’est l’appartenance religieuse qui semble résumer leur identité entière. Mais si c’est leur langue maternelle et leur groupe ethnique qui sont menacés, alors ils se battent farouchement contre leurs propres coreligionnaires.»

«Ce que nous appelons commodément "folie meurtrière" est la propension de nos semblables à se transformer en bouchers lorsqu'ils soupçonnent que leur "tribu" est menacée. Les émotions de peur ou d'insécurité n'obéissent pas toujours à des considérations rationnelles. Elles peuvent être exagérées ou même paranoïaques, mais  à partir du moment où une population a peur, c'est la réalité de la peur qui doit être prise en considération plus que la réalité de la menace.»

«Au sein de chaque communauté blessée apparaissent naturellement des meneurs. Enragés ou calculateurs, ils tiennent les propos jusqu'au-boutistes qui mettent du baume sur les blessures. Ils disent qu'il ne faut pas mendier auprès des autres le respect, qui est un dû, mais qu'il faut le leur imposer. Ils promettent victoire ou vengeance, enflamment les esprits, et se servent quelquefois des moyens extrêmes dont certains de leurs frères meurtris avaient pu rêver en secret. Désormais le décor est planté, la guerre peut commencer. Quoi qu'il arrive, "les autres" l'auront mérité, "nous" avons un souvenir précis de "tout ce qu'il nous ont fait endurer" depuis l'aube des temps. Tous les crimes, toutes les exactions, toutes les humiliations, toutes les frayeurs, des noms, des dates, des chiffres.»

«S'enfermer dans une mentalité d'agressé est plus dévastateur encore pour la victime que l'agression elle-même.»  

«Oui, partout, dans chaque société divisée, se trouvent un certain nombre d'hommes et de femmes qui portent en eux des appartenances contradictoires, qui vivent à la frontière entre deux communautés opposées, des êtres traversés, en quelque sorte, par les lignes de fracture ethniques ou religieuses ou autres [...] qui ne se retrouveront jamais du côté des fanatiques s'ils parviennent à vivre sereinement leur identité composée.»

«On partage le pouvoir entre les communautés, à titre provisoire, nous dit-on, dans l’espoir d’atténuer les tensions, et en se promettant de pousser les gens, progressivement, vers un sentiment d’appartenance à la “communauté nationale”. Mais la logique du système va dans une tout autre direction : dès lors qu’il y a partage du “gâteau”, chaque communauté à tendance à estimer que sa part est trop maigre, qu’elle est victime d’une injustice flagrante, et il se trouve des politiciens pour faire de ce ressentiment un thème permanent de leur propagande.»

«Peu à peu, les dirigeants qui ne se livrent pas à la surenchère se retrouvent marginalisés. Le sentiment d’appartenance aux différentes “tribus” se renforce alors, au lieu de s’affaiblir, et le sentiment d’appartenance à la communauté nationale se rétrécit, jusqu’à disparaître, ou presque. Toujours dans l’amertume, et parfois dans un bain de sang. Si l’on est en Europe occidentale, cela donne la Belgique; si l’on est au Proche-Orient, cela donne le Liban.»  

«On a souvent tendance à se reconnaître, d’ailleurs, dans son appartenance la plus attaquée; parfois, quand on ne se sent pas la force de la défendre, on la dissimule, alors elle reste au fond de soi-même, tapie dans l’ombre, attendant sa revanche; mais qu’on l’assume ou qu’on la cache, qu’on la proclame discrètement ou avec fracas, c’est à elle qu’on s’identifie. L’appartenance qui est en cause – la couleur, la religion la langue, la classe, ... – envahit alors l’identité entière. Ceux qui la partagent se sentent solidaires, ils se rassemblent, se mobilisent, s’encouragent mutuellement, s’en prennent à “ceux d’en face”. Pour eux, “affirmer leur identité” devient forcément un acte de courage, un acte libérateur...»

En conclusion :

«... D'une manière ou d'une autre, tous les peuples de la Terre sont dans la tourmente. Riches ou pauvres, arrogants ou soumis, occupants, occupés, ils sont – nous sommes – embarqués sur le même radeau fragile, en train de sombrer ensemble.
   Cependant nous continuons à nous invectiver et à nous quereller sans nous soucier de la mer qui monte. Nous serions même capables d'applaudir la vague dévastatrice si, en montant vers nous, elle engloutissait nos ennemis d'abord.» ~ Amin Maalouf, Le dérèglement du monde, Grasset  

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