3 février 2019

Surveillance abusive et espionnage 3

En conclusion... pour l’instant.

Les géants du web nous connaissent de plus en plus

Janic Tremblay
Publié le vendredi 1 février 2019

Le reportage de Janic Tremblay (audiofil) à Désautels le dimanche  sur ICI PREMIÈRE, dans le cadre d’une série sur nos vies numériques.

Les citoyens sont de plus en plus surveillés, non pas par les États, mais par les géants d'Internet. Des compagnies comme Google, Facebook, Apple et Amazon, en savent beaucoup plus qu'on pense sur nous, grâce aux données qu'elles rassemblent, souvent avec notre bénédiction.

La trame sonore glauque et percussive de la pièce 1984 résonne avec force au Théâtre de Ménilmontant, à Paris. Sur la scène se joue le destin de Winston Smith, citoyen désillusionné d’un monde en état de guerre permanent, où la liberté a pratiquement disparu.
   Le pouvoir central sait tout de ses citoyens, grâce à l’ubiquité des « télécrans » branchés en permanence sur la vie de tout un chacun. La dissidence n’est plus possible et l’amour est interdit. Winston Smith apprendra à la dure tout le pouvoir de cet État totalitaire. Ceux qui ont lu le livre savent déjà que rien ne lui sera épargné.
   L’adaptation du roman phare de George Orwell en est à sa neuvième saison au Théâtre de Ménilmontant. C’est le directeur de l’institution, Sébastien Jeannerot, qui incarne Winston Smith.
   Le rôle lui va comme une seconde peau. Sourire en coin, il se présente d’ailleurs comme une sorte de Winston contemporain. Il faut dire qu’il réfléchit passablement sur les thèmes de la surveillance et la liberté des citoyens. Il croit que 1984 colle assez bien à notre époque.

Photo : Radio-Canada / Janic Tremblay. Sébastien Jeannerot, à gauche sur la photo, en pleine représentation de 1984 à Paris.  

«Notre liberté est de plus en plus limitée par tout un tas d’artifices numériques. Pensons aux réseaux sociaux. On peut partager ce que l’on veut, mais ce qui apparaît dans nos fils a d’abord été sélectionné par un algorithme. Notre liberté de pensée est plus limitée. Cela permet de mieux nous contrôler.» ~ Sébastien Jeannerot

Des citoyens plus vulnérables

Pour le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques, Jonathan Roberge, il est clair que nos vies contemporaines sont marquées par la surveillance. Cependant, contrairement à 1984, ce n’est pas l’État qui est en cause. Ce sont plutôt les géants d’Internet qui en savent beaucoup sur nous grâce à la quantité phénoménale de données qu’ils accumulent, la plupart du temps avec notre consentement. Il qualifie le phénomène de capitalisme de surveillance.

Photo : Radio-Canada / Janic Tremblay. Jonathan Roberge, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques.  

«La plateforme n’oublie jamais les données que vous lui avez confiées. On crée des dossiers sur vous qui n’existaient pas auparavant. Ces entités économiques ont une idée très précise de ce que vous êtes. C’est ici que ça devient du capitalisme de surveillance.» (Le sociologue Jonathan Roberge)
   Pour le sociologue, toute cette accumulation de données est problématique. Notamment parce qu’elle rend les citoyens plus vulnérables.
   Il n’est pas le seul à s’inquiéter. Aux États-Unis, depuis quelques semaines, l’universitaire Shoshana Zuboff multiplie les apparitions sur de nombreuses tribunes afin d’alerter la population sur ce qui est en train de se passer.
   L’auteure, qui enseigne à la prestigieuse Harvard Business School, vient de faire paraître un livre intitulé L’ère du capitalisme de surveillance. Pour elle, toute l’expérience humaine est devenue une matière première à exploiter et à décortiquer pour les géants du web.
   Elle explique que rien n’est exclu de l’appétit des compagnies qui règnent sur Internet et que toutes les données qui peuvent être scrutées et accumulées le sont effectivement. Elle parle d’une infrastructure d’extraction numérique à l’écoute 24 heures sur 24.
   «Tout les intéresse. Les mouvements, les conversations, les expressions du visage, les sons, les textes, les images. Mais aussi nos larmes, nos conversations, nos habitudes de sommeil, le niveau de décibels dans nos maisons, la disposition des meubles, le niveau d’usure de nos chaussures de course et même le point d’exclamation ajouté innocemment à un statut Facebook. [...] Tout cela est monnayable, dans cette nouvelle forme de capitalisme», explique l’experte dans une vidéo   https://www.youtube.com/watch?v=DeaSxCN2uw8 *

[J’ai transcrit un passage extrêmement intéressant où l’auteure explique que la surveillance capitaliste n’est pas inévitable, bien que nous en ayons l’impression (1)]   

Aux dires de l’auteure, tous les dispositifs connectés et toutes les interfaces deviennent des nœuds de communication dans une vaste chaîne de production dédiée à accumuler sans relâche des données comportementales.
   Elle parle d’un tournant historique et ajoute que ce sont maintenant les comportements que l’on tente d’influencer sournoisement à des fins commerciales. Elle cite l’exemple du jeu Pokemon Go qui a connu un succès monstre en 2016. Les joueurs peuvent y attraper de petites créatures virtuelles un peu partout, notamment dans des commerces qui payent à cette fin. Une façon d’attirer les joueurs. Ni plus ni moins qu’un leurre. Tout en recueillant aussi des données sur les participants.
   Le marché des données est lucratif et en pleine expansion. Tout le monde en veut une part. C’est pour cette raison que des tas d’applications aspirent ce qui se trouve dans nos téléphones, parfois sans que ce soit très clair ou sans que nous le sachions.
   À titre d’exemple, c’est le cas de certaines applications de santé. En ce moment même, en Californie, IBM est poursuivie parce que l’application qu’elle a conçue pour le Weather Channel récoltait des données à des fins de marketing sans le consentement des utilisateurs.
   Même les constructeurs automobiles veulent leur part du gâteau. Ford, pour ne nommer que lui, envisage de vendre les données de ses utilisateurs dans le futur. Ce serait une vraie mine d’or sur les habitudes de vie et de consommation des citoyens. Une occasion d’affaire évidemment très lucrative pour Ford.

De l’usage malveillant des données

L’un des arguments souvent entendus au sujet des données, c’est qu’elles sont anonymes. Qu’elles ne nous identifient pas personnellement, mais nous placent plutôt dans de grands ensembles de consommateurs. Cela fait sourire Guillaume Champeau, directeur de l’éthique et des affaires juridiques chez Qwant, un moteur de recherche européen qui ne recueille pas de données sur ses utilisateurs.
   Il dit que si en théorie les données sont anonymes, on peut dans bien des cas faire des recoupements et arriver à faire correspondre des numéros avec de vraies personnes. Notamment avec les informations liées aux déplacements, comme le démontrait récemment le New York Times. Ou encore en scrutant attentivement les recherches sur le web, parce que les gens ont tendance à rechercher leur propre nom sur Internet.
   Au cours des dernières années, des informaticiens ont exposé à quelques reprises les failles qui permettent de passer des données aux personnes. Guillaume Champeau craint ce qui se produira lorsque l’on croisera les amas de données et l’intelligence artificielle.
   Il cite le cas des assistants vocaux qui sont de plus en plus convaincants. Au point que l’on peut dans certains cas ne pas réaliser que l’on fait affaire avec une machine. C’est ce que Google a d’ailleurs démontré il y a quelques mois.
   «Imaginez une machine qui a accès aux données vous concernant et qui sait tout de vous», lance Guillaume Champeau, de Qwant. «Imaginez qu’elle vous appelle en se faisant passer pour un humain afin de vous vendre quelque chose. Une machine qui connaîtrait vos revenus, votre historique familial, votre type de personnalité. Comme le meilleur des vendeurs, elle saurait exactement quel discours adopter pour parvenir à ses fins. Pire, imaginez dans un contexte politique».
   Point besoin d’imaginer. Le monde a eu un avant-goût bien réel du risque qu’une telle technologie peut faire courir à la démocratie, en 2016, lors de l’élection de Donald Trump. On sait maintenant que les données Facebook de 87 millions d’utilisateurs, en grande majorité des Américains, ont été aspirées à leur insu à l’aide d’une application conçue par la firme Cambridge Analytica.
   Le but était de cibler des électeurs qui auraient pu être tentés de voter pour le candidat républicain et de les convaincre, en se basant sur le contenu de leurs données Facebook. Il est fort possible que cela ait effectivement contribué à porter Donald Trump au pouvoir. Le témoignage du lanceur d’alerte canadien et ancien employé de la firme, Christopher Wylie, permet d’entrevoir de sombres possibilités.

Photo : Associated Press / Alastair Grant. L'ancien directeur de recherche de Cambridge Analytica, Chris Wylie.

«C’était tout simplement une machine à propagande. On ne s’adressait pas au citoyen qui vote, mais plutôt à sa personnalité même. On savait à quel type de message les gens étaient sensibles : la forme, les sujets, le contenu, le ton, le recours ou non à la peur. On chuchotait à l’oreille des électeurs en faisant entendre le meilleur message pour chacun. On a risqué de fragmenter la société à un point où il devient impossible de se comprendre», raconte Christopher Wylie, dans une entrevue accordée au Guardian.
   Mais que révèlent nos données Facebook au juste? Dans une entrevue diffusée en 2017 à l’émission The Inquiry, le scientifique David Stillwell l’a expliqué. Ce spécialiste des amas de données comportementales à l’Université Cambridge a conçu une application pour Facebook : un test de personnalité en ligne. Elle a connu un immense succès sur le réseau social avec 6 millions de participants. Le tiers d’entre eux ont accepté de partager leurs résultats et leurs données Facebook avec David Stillwell. Environ 2 millions de personnes. Une des plus importantes banques de données en sciences sociales de l’histoire.
   Le chercheur voulait développer un algorithme capable de deviner la personnalité des gens à partir de leurs mentions «J’aime» sur Facebook.

Extrait des conclusions de David Stillwell
Avec 9 mentions «J’aime», on commence à vous connaître à peu près comme un collègue de travail. Avec 65 mentions, on peut prédire votre personnalité comme un ami. Avec 125 mentions, l’algorithme peut affirmer comme le ferait un membre de votre famille si vous êtes du type introverti ou extraverti. Sauf qu’en moyenne, les gens ont environ 225 mentions «J’aime». Rendu là, les prédictions comportementales sont aussi fiables que celles effectuées par un conjoint.

Quel Internet pour demain?

Le sociologue du numérique Antonio Casilli est d’avis que les grandes corporations exercent en ce moment un trop grand contrôle sur le web et les données. Pour lui, le volet citoyen d’Internet doit revenir au premier plan. 
    «Les enjeux sont énormes. Les trois quarts des habitants de la planète sont maintenant connectés. Il faut éviter que les technologies prennent une tournure antidémocratique ou irrespectueuse des libertés individuelles.» (Le sociologue Antonio Casilli)
   «Ma vie est plus facile depuis qu’Internet est arrivé. Mais elle est beaucoup plus compliquée depuis que les grands oligopoles capitalistes d’Internet sont là. Il faut trouver une façon de redonner du contrôle aux individus et aux groupes humains», de conclure le sociologue.


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(1) “How do they get away with it? Despite surveillance capitalism’s domination of the digital media and its illegitimate power to take private experience and to shape human behavior most people find it difficult to withdraw; and many ponder if it is even possible. In my book I explore 16 reasons why this is the case and I’ll focus on just two here. Above all surveillance capitalism succeeds because it leaves us no choice. Dependency and no exit are the fulcrums upon which its success is balanced. We are trapped in an involuntary merger of personal necessity and economic extraction as the same channels that we rely upon for daily logistics, social interaction, work, education, health care, access to products and services and much more now double as supply chain operations for surveillance capitalism’s surplus flows. The result is that effective social participation leads through the means of behavioral modification, eroding the choice mechanisms that once adhered to the private realm. Exit voice and loyalty. There can be no exit from processes that are intentionally designed to bypass individual awareness and produce ignorance. Especially when these are the very same processes upon which we must depend for effective daily life. Beyond exit users lack meaningful channels for voice. Loyalty is nothing but an empty suit. Participation is better explained in terms of necessity, dependency, helplessness, resignation, the foreclosure of alternatives and enforced ignorance. User dependency is thus a classic Faustian pact in which our felt needs for effective life vie against the inclination to resist surveillance capitalism’s bold incursions. This conflict creates as psychic numbing to the realities of being tracked, parsed mind and modified. It disposes us to rationalize the situation and resigned cynicism to shelter behind defense mechanisms like the infamous formulation “I have nothing to hide” or to find other ways to stick our heads in the sand out of frustration and helplessness. In this way surveillance capitalism imposes a fundamentally illegitimate choice that 21st century individuals should not have to make. And its normalization leaves us dancing in our chains where it is all too easy to forget that anyone who has nothing to hide is nothing. Surveillance capitalism is a human thing. It is not inevitable. It is a human creation that attempts to hide in the Trojan horse of technological determinism as so many other unjust creations have done in the past. And so it is important to know that every doctrine of inevitability carries a weaponized virus of moral nihilism programmed to target human agency and delete resistance and creativity from the text of human possibility. Inevitability rhetoric is designed to render us helpless and passive in the face of implacable forces that supposedly are and must be indifferent to the merely human. The hope of the inevitability rhetoric is that we will succumb to the naturalistic fallacy, that because surveillance capitalists are successful their rules must obviously be right and good. Do not be fooled. Surveillance capitalism and its technologies of digital dispossession are not inevitable. They are not good simply because they succeed. They have no right to an uncontested life of their own outside our group, outside our democracy.”
“You are not the product, you are the abandoned carcass. The product derives from the surplus that is ripped from your life.”
~ Shoshana Zuboff  

Une discussion plus longue sur Triangulation

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À ce jour, je n’ai toujours pas de téléphone intelligent et de tablette, je n’utilise jamais l’option wifi de mon compte internet, je ne suis pas abonnée à Facebook ni à Twitter, etc., je n’achète rien via internet, et je suis toujours vivante. Ce qui ne m’empêche pas d’être traquée et profilée; mais c’est ma façon de résister. On retrouve la même dynamique de propagande de l’agrobusiness au sujet de l’alimentation carnée. Le nouveau guide alimentaire canadien a soulevé un tollé : «Quoi? Manger moins de viande? Mais je vais mourir!» Ça fait plus de 30 ans que je ne mande pas de chair animale; je peux donc affirmer qu’on n’en meurt pas...
   Depuis la création de ce blogue, je dénonce le fait qu’on nous enfonce les technologies dans la gorge contre notre gré – il est en effet impossible de nous soustraire à la cyber-technologie car on nous l’impose dans tous les services essentiels (gouvernement, banques, commerce...) et inessentiels. On ne peut pas dire que c’est intelligent, en fait, c’est complètement fou!
   Mais il y a un autre aspect qu’on néglige : la destruction de l’environnement qu’elles encourent. Les créateurs de ces technologies numériques de communication savaient pourtant qu’elles entraineraient une chaine de désastres géophysiques, environnementaux et socioéconomiques. Mais cela ne les a pas empêché pas de laisser la gangrène progresser. Nos appareils de communication magique dévorent du charbon, du nucléaire, décapitent des montagnes, creusent d’immenses trous et polluent les océans (câblage web sous-marin).
   Article publié en avril 2015 sur ce blogue :
«Le côté sale du nuage» au sujet du documentaire Internet, la pollution cachée

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