Les géants du web nous connaissent de
plus en plus
Janic Tremblay
Publié
le vendredi 1 février 2019
Le
reportage de Janic Tremblay (audiofil) à Désautels le dimanche
sur ICI PREMIÈRE, dans le cadre d’une série sur nos vies numériques.
Les citoyens sont de plus en plus
surveillés, non pas par les États, mais par les géants d'Internet. Des
compagnies comme Google, Facebook, Apple et Amazon, en savent beaucoup plus
qu'on pense sur nous, grâce aux données qu'elles rassemblent, souvent avec
notre bénédiction.
La
trame sonore glauque et percussive de la pièce 1984 résonne avec force au
Théâtre de Ménilmontant, à Paris. Sur la scène se joue le destin de Winston
Smith, citoyen désillusionné d’un monde en état de guerre permanent, où la
liberté a pratiquement disparu.
Le pouvoir central sait tout de ses
citoyens, grâce à l’ubiquité des « télécrans » branchés en permanence sur la
vie de tout un chacun. La dissidence n’est plus possible et l’amour est
interdit. Winston Smith apprendra à la dure tout le pouvoir de cet État
totalitaire. Ceux qui ont lu le livre savent déjà que rien ne lui sera épargné.
L’adaptation du roman phare de George Orwell
en est à sa neuvième saison au Théâtre de Ménilmontant. C’est le directeur de
l’institution, Sébastien Jeannerot, qui incarne Winston Smith.
Le rôle lui va comme une seconde peau.
Sourire en coin, il se présente d’ailleurs comme une sorte de Winston
contemporain. Il faut dire qu’il réfléchit passablement sur les thèmes de la
surveillance et la liberté des citoyens. Il croit que 1984 colle assez bien à
notre époque.
Photo : Radio-Canada / Janic Tremblay. Sébastien Jeannerot, à gauche sur la
photo, en pleine représentation de 1984 à Paris.
«Notre
liberté est de plus en plus limitée par tout un tas d’artifices numériques.
Pensons aux réseaux sociaux. On peut partager ce que l’on veut, mais ce qui
apparaît dans nos fils a d’abord été sélectionné par un algorithme. Notre
liberté de pensée est plus limitée. Cela permet de mieux nous contrôler.» ~ Sébastien
Jeannerot
Des citoyens plus vulnérables
Pour
le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux
environnements numériques, Jonathan Roberge, il est clair que nos vies contemporaines
sont marquées par la surveillance. Cependant, contrairement à 1984, ce n’est
pas l’État qui est en cause. Ce sont plutôt les géants d’Internet qui en savent
beaucoup sur nous grâce à la quantité phénoménale de données qu’ils accumulent,
la plupart du temps avec notre consentement. Il qualifie le phénomène de
capitalisme de surveillance.
Photo : Radio-Canada / Janic Tremblay. Jonathan Roberge, titulaire de la
Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques.
«La
plateforme n’oublie jamais les données que vous lui avez confiées. On crée des
dossiers sur vous qui n’existaient pas auparavant. Ces entités économiques ont
une idée très précise de ce que vous êtes. C’est ici que ça devient du
capitalisme de surveillance.» (Le sociologue Jonathan Roberge)
Pour le sociologue, toute cette accumulation
de données est problématique. Notamment parce qu’elle rend les citoyens plus
vulnérables.
Il n’est pas le seul à s’inquiéter. Aux
États-Unis, depuis quelques semaines, l’universitaire Shoshana Zuboff multiplie
les apparitions sur de nombreuses tribunes afin d’alerter la population sur ce
qui est en train de se passer.
L’auteure, qui enseigne à la prestigieuse
Harvard Business School, vient de faire paraître un livre intitulé L’ère du
capitalisme de surveillance. Pour elle, toute l’expérience humaine est devenue
une matière première à exploiter et à décortiquer pour les géants du web.
Elle explique que rien n’est exclu de
l’appétit des compagnies qui règnent sur Internet et que toutes les données qui
peuvent être scrutées et accumulées le sont effectivement. Elle parle d’une
infrastructure d’extraction numérique à l’écoute 24 heures sur 24.
«Tout les intéresse. Les mouvements, les
conversations, les expressions du visage, les sons, les textes, les images.
Mais aussi nos larmes, nos conversations, nos habitudes de sommeil, le niveau
de décibels dans nos maisons, la disposition des meubles, le niveau d’usure de
nos chaussures de course et même le point d’exclamation ajouté innocemment à un
statut Facebook. [...] Tout cela est monnayable, dans cette nouvelle forme de
capitalisme», explique l’experte dans une vidéo https://www.youtube.com/watch?v=DeaSxCN2uw8
*
[J’ai
transcrit un passage extrêmement intéressant où l’auteure explique que la
surveillance capitaliste n’est pas inévitable, bien que nous en ayons
l’impression (1)]
Aux dires de l’auteure, tous les dispositifs connectés et toutes les interfaces deviennent des nœuds de communication dans une vaste chaîne de production dédiée à accumuler sans relâche des données comportementales.
Aux dires de l’auteure, tous les dispositifs connectés et toutes les interfaces deviennent des nœuds de communication dans une vaste chaîne de production dédiée à accumuler sans relâche des données comportementales.
Elle parle d’un tournant historique et
ajoute que ce sont maintenant les comportements que l’on tente d’influencer
sournoisement à des fins commerciales. Elle cite l’exemple du jeu Pokemon Go
qui a connu un succès monstre en 2016. Les joueurs peuvent y attraper de
petites créatures virtuelles un peu partout, notamment dans des commerces qui
payent à cette fin. Une façon d’attirer les joueurs. Ni plus ni moins qu’un
leurre. Tout en recueillant aussi des données sur les participants.
Le marché des données est lucratif et en
pleine expansion. Tout le monde en veut une part. C’est pour cette raison que
des tas d’applications aspirent ce qui se trouve dans nos téléphones, parfois
sans que ce soit très clair ou sans que nous le sachions.
À titre d’exemple, c’est le cas de certaines
applications de santé. En ce moment même, en Californie, IBM est poursuivie
parce que l’application qu’elle a conçue pour le Weather Channel récoltait des
données à des fins de marketing sans le consentement des utilisateurs.
Même les constructeurs automobiles veulent
leur part du gâteau. Ford, pour ne nommer que lui, envisage de vendre les données
de ses utilisateurs dans le futur. Ce serait une vraie mine d’or sur les
habitudes de vie et de consommation des citoyens. Une occasion d’affaire
évidemment très lucrative pour Ford.
De l’usage malveillant des données
L’un
des arguments souvent entendus au sujet des données, c’est qu’elles sont
anonymes. Qu’elles ne nous identifient pas personnellement, mais nous placent
plutôt dans de grands ensembles de consommateurs. Cela fait sourire Guillaume
Champeau, directeur de l’éthique et des affaires juridiques chez Qwant, un
moteur de recherche européen qui ne recueille pas de données sur ses
utilisateurs.
Il dit que si en théorie les données sont
anonymes, on peut dans bien des cas faire des recoupements et arriver à faire
correspondre des numéros avec de vraies personnes. Notamment avec les
informations liées aux déplacements, comme le démontrait récemment le New York
Times. Ou encore en scrutant attentivement les recherches sur le web, parce que
les gens ont tendance à rechercher leur propre nom sur Internet.
Au cours des dernières années, des
informaticiens ont exposé à quelques reprises les failles qui permettent de
passer des données aux personnes. Guillaume Champeau craint ce qui se produira
lorsque l’on croisera les amas de données et l’intelligence artificielle.
Il cite le cas des assistants vocaux qui
sont de plus en plus convaincants. Au point que l’on peut dans certains cas ne
pas réaliser que l’on fait affaire avec une machine. C’est ce que Google a
d’ailleurs démontré il y a quelques mois.
«Imaginez une machine qui a accès aux
données vous concernant et qui sait tout de vous», lance Guillaume Champeau, de
Qwant. «Imaginez qu’elle vous appelle en se faisant passer pour un humain afin
de vous vendre quelque chose. Une machine qui connaîtrait vos revenus, votre
historique familial, votre type de personnalité. Comme le meilleur des
vendeurs, elle saurait exactement quel discours adopter pour parvenir à ses
fins. Pire, imaginez dans un contexte politique».
Point besoin d’imaginer. Le monde a eu un
avant-goût bien réel du risque qu’une telle technologie peut faire courir à la
démocratie, en 2016, lors de l’élection de Donald Trump. On sait maintenant que
les données Facebook de 87 millions d’utilisateurs, en grande majorité des Américains,
ont été aspirées à leur insu à l’aide d’une application conçue par la firme
Cambridge Analytica.
Le but était de cibler des électeurs qui
auraient pu être tentés de voter pour le candidat républicain et de les
convaincre, en se basant sur le contenu de leurs données Facebook. Il est fort
possible que cela ait effectivement contribué à porter Donald Trump au pouvoir.
Le témoignage du lanceur d’alerte canadien et ancien employé de la firme,
Christopher Wylie, permet d’entrevoir de sombres possibilités.
Photo : Associated Press / Alastair Grant. L'ancien directeur de recherche de
Cambridge Analytica, Chris Wylie.
«C’était
tout simplement une machine à propagande. On ne s’adressait pas au citoyen qui
vote, mais plutôt à sa personnalité même. On savait à quel type de message les
gens étaient sensibles : la forme, les sujets, le contenu, le ton, le recours
ou non à la peur. On chuchotait à l’oreille des électeurs en faisant entendre
le meilleur message pour chacun. On a risqué de fragmenter la société à un
point où il devient impossible de se comprendre», raconte Christopher Wylie,
dans une entrevue accordée au Guardian.
Mais que révèlent nos données Facebook au
juste? Dans une entrevue diffusée en 2017 à l’émission The Inquiry, le
scientifique David Stillwell l’a expliqué. Ce spécialiste des amas de données
comportementales à l’Université Cambridge a conçu une application pour Facebook
: un test de personnalité en ligne. Elle a connu un immense succès sur le
réseau social avec 6 millions de participants. Le tiers d’entre eux ont accepté
de partager leurs résultats et leurs données Facebook avec David Stillwell.
Environ 2 millions de personnes. Une des plus importantes banques de données en
sciences sociales de l’histoire.
Le chercheur voulait développer un
algorithme capable de deviner la personnalité des gens à partir de leurs
mentions «J’aime» sur Facebook.
Extrait des conclusions de David
Stillwell
Avec
9 mentions «J’aime», on commence à vous connaître à peu près comme un collègue
de travail. Avec 65 mentions, on peut prédire votre personnalité comme un ami.
Avec 125 mentions, l’algorithme peut affirmer comme le ferait un membre de
votre famille si vous êtes du type introverti ou extraverti. Sauf qu’en
moyenne, les gens ont environ 225 mentions «J’aime». Rendu là, les prédictions
comportementales sont aussi fiables que celles effectuées par un conjoint.
Quel Internet pour demain?
Le
sociologue du numérique Antonio Casilli est d’avis que les grandes corporations
exercent en ce moment un trop grand contrôle sur le web et les données. Pour
lui, le volet citoyen d’Internet doit revenir au premier plan.
«Les
enjeux sont énormes. Les trois quarts des habitants de la planète sont
maintenant connectés. Il faut éviter que les technologies prennent une tournure
antidémocratique ou irrespectueuse des libertés individuelles.» (Le sociologue
Antonio Casilli)
«Ma vie est plus facile depuis qu’Internet
est arrivé. Mais elle est beaucoup plus compliquée depuis que les grands
oligopoles capitalistes d’Internet sont là. Il faut trouver une façon de
redonner du contrôle aux individus et aux groupes humains», de conclure le
sociologue.
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(1) “How do they get away with it? Despite surveillance
capitalism’s domination of the digital media and its illegitimate power to take
private experience and to shape human behavior most people find it difficult to
withdraw; and many ponder if it is even possible. In my book I explore 16
reasons why this is the case and I’ll focus on just two here. Above all surveillance capitalism succeeds because it
leaves us no choice. Dependency and no exit are the fulcrums upon which its
success is balanced. We are trapped
in an involuntary merger of personal necessity and economic extraction as the
same channels that we rely upon for daily logistics, social interaction, work,
education, health care, access to products and services and much more now
double as supply chain operations for surveillance capitalism’s surplus flows.
The result is that effective social participation leads through the means of
behavioral modification, eroding the choice mechanisms that once adhered to the
private realm. Exit voice and loyalty. There
can be no exit from processes that are intentionally designed to bypass
individual awareness and produce ignorance. Especially when these are the
very same processes upon which we must depend for effective daily life. Beyond
exit users lack meaningful channels for voice. Loyalty is nothing but an empty
suit. Participation is better explained in terms of necessity, dependency,
helplessness, resignation, the foreclosure of alternatives and enforced
ignorance. User dependency is thus a classic Faustian pact in which our felt
needs for effective life vie against the inclination to resist surveillance
capitalism’s bold incursions. This conflict creates as psychic numbing to the
realities of being tracked, parsed mind and modified. It disposes us to
rationalize the situation and resigned cynicism to shelter behind defense
mechanisms like the infamous formulation “I have nothing to hide” or to find
other ways to stick our heads in the sand out of frustration and helplessness.
In this way surveillance capitalism imposes a fundamentally illegitimate choice
that 21st century individuals should not have to make. And its
normalization leaves us dancing in our chains where it is all too easy to
forget that anyone who has nothing to hide is nothing. Surveillance capitalism
is a human thing. It is not inevitable. It is a human creation that attempts to
hide in the Trojan horse of technological determinism as so many other unjust
creations have done in the past. And so it is important to know that every
doctrine of inevitability carries a weaponized virus of moral nihilism
programmed to target human agency and delete resistance and creativity from the
text of human possibility. Inevitability rhetoric is designed to render us
helpless and passive in the face of implacable forces that supposedly are and
must be indifferent to the merely human. The hope of the inevitability rhetoric
is that we will succumb to the naturalistic fallacy, that because surveillance
capitalists are successful their rules must obviously be right and good. Do not
be fooled. Surveillance capitalism and its technologies of digital
dispossession are not inevitable. They are not good simply because they
succeed. They have no right to an uncontested life of their own outside our
group, outside our democracy.”
“You are not the product, you are the abandoned
carcass. The product derives from the surplus that is ripped from your life.”
~ Shoshana
Zuboff
Une
discussion plus longue sur Triangulation
~~~
À
ce jour, je n’ai toujours pas de téléphone intelligent et de tablette, je
n’utilise jamais l’option wifi de mon compte internet, je ne suis pas abonnée à
Facebook ni à Twitter, etc., je n’achète rien via internet, et je suis toujours
vivante. Ce qui ne m’empêche pas d’être traquée et profilée; mais c’est ma
façon de résister. On retrouve la même dynamique de propagande de
l’agrobusiness au sujet de l’alimentation carnée. Le nouveau guide alimentaire
canadien a soulevé un tollé : «Quoi? Manger moins de viande? Mais je vais mourir!» Ça fait
plus de 30 ans que je ne mande pas de chair animale; je peux donc affirmer
qu’on n’en meurt pas...
Depuis la création de ce blogue, je dénonce le
fait qu’on nous enfonce les technologies dans la gorge contre notre gré – il
est en effet impossible de nous soustraire à la cyber-technologie car on nous
l’impose dans tous les services essentiels (gouvernement, banques, commerce...)
et inessentiels. On ne peut pas dire que c’est intelligent, en fait, c’est
complètement fou!
Mais il y a un autre aspect qu’on
néglige : la destruction de l’environnement qu’elles encourent. Les
créateurs de ces technologies numériques de communication savaient pourtant qu’elles
entraineraient une chaine de désastres géophysiques, environnementaux et socioéconomiques.
Mais cela ne les a pas empêché pas de laisser la gangrène progresser. Nos
appareils de communication magique dévorent du charbon, du nucléaire,
décapitent des montagnes, creusent d’immenses trous et polluent les océans
(câblage web sous-marin).
Article
publié en avril 2015 sur ce blogue :
«Le côté sale du nuage» au sujet du
documentaire Internet, la pollution cachée
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