27 février 2019

La preuve n’est plus à faire

Le monde médical est colonisé par une bactérie mangeuse de déontologie (1) depuis très longtemps. Pourquoi?

Le roman de John le Carré, La constance du jardinier (publié en 2000), se concentre sur les machinations des multinationales pharmaceutiques et leurs alliances politiques. À la fin l’auteur a pris soin (on le comprend) de spécifier que tous les personnages, les entreprises, certains lieux et contextes étaient fictifs. Extrait, p. 487 :
   [...] En ces temps maudits où les avocats dirigent le monde, je dois multiplier ainsi les démentis, en l’occurrence totalement sincères. Aucun personnage de ce roman, aucun organisme ni aucune société, Dieu merci, ne m’a été inspiré  par une personne ou une organisation existante, qu’il s’agisse de Woodrow, Pellegrin, Landsbury, Crick, Curtiss et sa redoutable maison ThreeBees ou MM. Karel Vita Hudson, alias KVH, à une exception près : le merveilleux Wolfgang de l’Oasis Lodge, un personnage qui marque tant ses visiteurs qu’il serait futile d’essayer de lui créer un alter ego. Dans sa royale bonté, Wolfgang n’a émis aucune objection à  ce que j’utilise son nom et sa voix.
   Le Dypraxa n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais. Je ne connais aucun remède miracle antituberculeux récemment lancé ni sur le point de l’être sur le marché africain ou tout autre, si bien qu’avec un peu de chance je ne vais pas passer le restant de ma vie dans des tribunaux ou pire, quoique de nos jours on ne puisse jamais être sûr. Mais je peux vous dire une chose : à mesure que j’avançais dans mon périple à travers la jungle pharmaceutique, je me suis rendu compte que, au regard de la réalité, mon histoire est aussi anodine qu’une carte postale de vacances. [...]

Son histoire anodine offre néanmoins des marqueurs saisissants en rapport avec notre industrie pharmaceutique actuelle, si l’on considère le nombre renversant de médicaments et de produits de santé qui ont été bannis depuis 2000. Nous avons de bonnes raisons de nous inquiéter. On ne peut ignorer les scandales liés au fentanyl et au glyphosate (Roundup Bayer/Monsanto). Lucratif le business pharmaceutique? En 2017, le chiffre d’affaires du titan américain Johnson & Johnson s’élevait à plus de 76 milliards de dollars, celui de Roche (Suisse) à plus de 55 milliards et celui de Bayer Schering Pharma (Allemagne) à plus de 43 milliards. 

Qu’avons-nous besoin de milliers de médicaments tandis que quelques centaines suffiraient?

En France, il existe une Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), un genre de «police sanitaire» dont la principale mission est de «garantir la sécurité des produits de santé tout au long de leur cycle de vie, depuis les essais initiaux jusqu’à la surveillance après autorisation de mise en marché». Sa compétence s’applique aux médicaments, produits biologiques, dispositifs médicaux, produits cosmétiques et de tatouage, et autres https://www.ansm.sante.fr/
   Santé Canada fait sa part :  
Tous les rappels et avis de sécurité concernant les produits de santé

Ce roman nous rappelle aussi à des fraudes de l’aide internationale et des ONG – Haïti, le Venezuela et le Yémen en sont de sinistres exemples. Les crimes contre l’humanité sont légions en ce monde.

Autre similitude : nos histoires de corruption locales. Entre autres, le congédiement de l'agronome Louis Robert par le ministère de l'Agriculture, l’affaire SNC-Lavalin qui se dépatouille dans la fange, ainsi que notre fleuron d'injustice, la Commission Charbonneau – des ex ministres auraient dû répondre à des accusations de corruption, de fraude envers le gouvernement et d’abus de confiance (cadeaux ou financement politique en échange de subventions ou octroi de contrats publics). Mais, aucune poursuite n’a suivi grâce à la géniale option d’évitement de notre système judiciaire : l’arrêt Jordan.
   Bref, la trame du roman peut s’appliquer au fonctionnement de n’importe quel méga système d’exploitation – agraire, pétrolier, minier, etc.

Source : Le Monde 

La constance du jardinier
John le Carré 
Éditions du Seuil, 2001

Des extraits ô combien pertinents en 2019.  

[L’ex ambassadeur suivra la trajectoire de sa conjointe Tessa jusque dans des labos canadiens pour savoir pourquoi et par qui elle a été assassinée au Kenya.]

P. 263 /...
Justin Quayle explore le portable de Tessa.
   Des communiqués de l’Organisation mondiale de la santé.
   Les actes d’obscurs symposiums médicaux organisés à Genève, Amsterdam et Heidelberg sous l’égide des non moins obscurs avant-postes du vaste empire médical onusien.
   Des prospectus vantant des molécules au nom imprononçable et leurs vertus curatives.
   Des notes de Tessa elle-même. Des mémos. Une citation choc du Time Magazine encadrée de points d’exclamation, en capitales grasses, visible de l’autre bout de la pièce par qui a des yeux et les garde ouverts. Une synthèse effrayante pour la galvaniser dans sa quête : en 1993, les essais cliniques se sont soldés par 691 réactions négatives, dont seules 39 ont été signalées aux autorités sanitaires nationales.
   Justin tombe sur une attaque en règle du mot Humanitarisme. À ce qu’il découvre, humanitarisme est le mot clé de Tessa. Dès qu’elle l’entend, elle sort son revolver.
   Chaque fois que j’entends un labo justifier ses agissements par les mots Humanitarisme, Altruisme ou Déontologie, j’ai envie de vomir parce que je lis par ailleurs que les géants pharmaceutiques américains essaient de prolonger la vie de leurs patients pour préserver leur monopole, fixer les prix qu’ils veulent et utiliser le département d’État comme épouvantail afin de dissuader le tiers-monde de fabriquer ses propres produits génériques à une fraction du prix de la version déposée.
[...]
Et la tuberculose, c’est le jackpot – demandez donc à Karel Vita Hudson (KVH). D’un jour à l’autre, les pays les plus riches vont être confrontés à une pandémie tuberculeuse, ce qui fera de Dypraxa la poule aux œufs d’or dont rêve tout bon actionnaire. La peste blanche, la phtisie galopante, la grande faucheuse, la camarde ne se contente plus seulement des miséreux de cette terre. Elle fait ce qu’elle faisait il y a cent ans. Elle plane comme un immonde nuage de pollution dans le ciel de l’Occident, même si les victimes se comptent toujours parmi les pauvres.
   Et au Kenya, comme dans d’autres nations d’Afrique, l’incidence de la tuberculose a été multipliée par quatre depuis l’apparition du virus VIH.
   L’incidence nationale dans les groupes des minorités urbaines surpeuplées serait en constante augmentation. C’est-à-dire en termes compréhensibles par les bourses du monde entier : si le marché de la tuberculose suit les prévisions, il y aura des milliards de dollars à gagner, et qui les fera rentrer c’est le Dypraxa – toujours à condition que le galop d’essai en Afrique n’ait pas révélé d’effets indésirables. Bien sûr.

P. 285
Mégapoles tropicales : des enfers en puissance
Avec la destruction de l’écosystème du tiers-monde par la déforestation sauvage, la pollution de l’eau et des sols et l’exploitation pétrolière effrénée, de plus en plus de communautés rurales du tiers-monde sont contraintes de migrer vers les villes en quête de travail et subsistance. Les experts prévoient la formation de dizaines, voire de centaines, de mégapoles tropicales qui attireront une nouvelle sous-classe ouvrière déshéritée, ce qui entraînera des taux sans précédent de maladies mortelles comme la tuberculose...

P. 388
Curtiss possédait des demeures de Monaco à Mexico, et Donohue les détestait toutes. Il détestait leur puanteur d’iode, leurs domestiques serviles et leurs planchers flottants. Il détestait leurs bars à miroirs et leurs fleurs inodores qui vous zieutaient comme les putes déprimées dont s’entourait Curtiss. Donohue les assimilait aux Rolls-Royce, au Gulfstream et au yacht en un grand tripot vulgaire à cheval sur une demi-douzaine de pays. Mais plus que tout, il détestait cette ferme fortifiée sur les rives du lac Naivasha, ses clôtures barbelées tranchants, ses vigiles, ses coussins en peau de zèbre, ses tommettes, ses tapis en peau de léopard, ses sofas en antilope, son bar avec miroirs éclairés en rose, sa télévision par satellite, son téléphone par satellite, ses détecteurs de mouvement, ses boutons d’appel d’urgence ...

P. 391-392
– Il était en Allemagne la semaine dernière, à fouiner chez une bande de militants gauchises qui asticotent KVH. Si je n’avais pas été bonne poire, il aurait été rayé des listes électorales. Mais vos gars à Londres, ils ne le savent pas, ça, hein? Ils se font pas chier. Ils ont mieux à faire. Je vous parle, Donohue!
– Désolé, Kenny, je ne vous suis plus. Vous me demandez si mon service file Quayle. Je n’en ai pas la moindre idée. Si de précieux secrets d’État sont en danger. J’en doute. Si notre précieuse source sir Kenneth Curtiss doit être protégée. Nous ne vous avons jamais promis de protéger vos intérêts commerciaux, Kenny. Permettez-moi de vous le dire, je ne crois pas qu’il y ait une institution au monde, financière ou autre, qui s’y engagerait. Et qui survivrait.
– Je vous emmerde! Hurla Curtiss. Je peux enterrer votre putain de Service à moi tout seul si je veux, vous le savez, ça?
– Mais mon cher ami, je n’en n’ai jamais douté.
– Les mecs qui vous paient, je les invite à déjeuner. Je leur organise des soirées sur mon yacht à la con. Et allons-y les filles, le caviar, le champagne. En période électorale, c’est moi qui leur donne leur siège. Et allons-y les voitures, les biftons, les secrétaires à gros nichons. Je traite avec des sociétés qui font dix fois plus de fric que votre boîte n’en dépense en un an. Si je leur disais ce que je sais, vous seriez cuits. Alors, je vous emmerde Donohue.
[...]
– Pourquoi vous me faites ça? J’ai le droit de savoir! Je suis sir Kenneth Curtiss, bordel de merde! Tiens que l’année dernière, j’ai versé un demi-million de livres dans les caisses du parti, putain! Et à vous, le Renseignement britannique de mes deux, je vous ai fourni des infos en or! Je vous ai gracieusement rendu certains services d’un genre très, très spécial. Je...

P. 424/429  
– Qui vous a dit de le passer à la trappe, Sandy?
– Pellegrin, qui d’autre? «Brûlez-le, Sandy. Brûlez-en tous les exemplaires.» Ordre du trône. Je n’en n’avais gardé qu’un, je l’ai brûlé. Vite fait bien fait. Le bon élément, voyez-vous. Attentif à la sécurité. Comme je ne faisais pas confiance aux concierges, je l’ai emporté de mes blanches mains dans la salle des chaudières, et je l’ai balancé dans les flammes. Bien entraîné. Premier de classe.
– Porter savait?
– Mmoui, en gros. Sans approuver. Il n’apprécie pas Bernard. C’est la guerre ouverte entre eux. Enfin, ouverte façon Foreign Office. [...]
– Pellegrin a dit pourquoi vous deviez le faire disparaître, le brûler? Brûler tous les exemplaires?
[...]
– Avez-vous pensé à demander à Pellegrin pourquoi il fallait détruire le document? ...
– Pour faire une pierre deux coups, d’après Bernard. Il y avait des intérêts britanniques en jeu, déjà. Il faut bien protéger les siens.
– Vous l’avez cru? ...
– Je l’ai cru pour ThreeBees, évidemment. Le fleuron de l’industrie britannique en Afrique, le joyau de la Couronne, Curtiss, le chouchou des dirigeants africains, qui se distribue des pots-de-vin à droite et à gauche – c’est un trésor national, ce type. En plus il fricote avec la moitié du Cabinet, ce qui ne lui fait pas de mal.
– D’une pierre deux coups, vous disiez?
– KVH. Les types de Bâle nous faisaient la danse des sept voiles en laissant entendre qu’ils pourraient ouvrir un complexe chimique dans le sud du Pays de Galles, un autre à Cornouailles d’ici trois ans, et un troisième plus tard en Irlande du Nord. Richesse et prospérité pour nos régions en difficulté. Mais si on balançait tout sur le Dypraxa, terminé.
– Si on balançait tout?
– La molécule en était encore au stade des essais. Elle l’est toujours, en théorie. Si elle tue quelques patients condamnés, où est le drame? Elle n’était pas brevetée en Grande-Bretagne, donc pas de problème, si? Enfin, bon Dieu, Justin, il faut bien les tester sur quelqu’un, les médicaments, non? Et alors, on choisit qui, hein? Les étudiants en gestion de Harvard? ...
   Enfin, merde! Ce n’est pas le boulot du Foreign Office d’évaluer la sécurité des médicaments de synthèse! Il est censé graisser les rouages de l’industrie britannique, pas aller raconter partout qu’une compagnie britannique implantée en Afrique empoisonne ses clients. Vous connaissez la règle du jeu. On n’est pas payés pour faire du sentiment. Et ces gens qu’on tue seraient morts de toute façon. Regardez donc le taux de mortalité qu’ils ont, ici – non que ça intéresse grand monde, d’ailleurs. ...
– Les preuves étaient confondantes. Curtiss en a eu vent et a fait monter une opération de couverture par son homme de main. Mais Tessa et Bluhm ont aussi enquêté là-dessus. Ils sont retournés voir les gens qu’ils avaient interrogés : plus personne. Alors ils ont consigné dans leur rapport que non seulement ThreeBees empoisonnait les gens, mais en plus ils détruisaient les preuves après coup. «Ce témoin a disparu depuis notre rencontre. Ce témoin a été accusé de crime depuis notre rencontre. Ce village a été vidé de ses habitants.» Ils on fait très fort.
[...]
– Et à la lecture de ce rapport dont vous avez dû flairer l’authenticité, vous n’avez toujours pas éprouvé le besoin de dire quoi que ce soit aux Kenyans?
– Nom de Dieu, Quayle! Ça vous arrive souvent de mettre votre plus beau costume et de vous propulser au quartier général de la police locale pour les accuser d’orchestrer une opération de couverture en échange d’une obole de Kenny K? Ce n’est pas comme ça qu’on se fait des amis et qu’on influence les gens sous le soleil de Nairobi.
– J’imagine qu’il y avait aussi des données cliniques?
[...]
Des observations. Sur trente-sept cas en tout. De A à Z. Noms, adresses, traitement, date et lieu de l’enterrement. Les mêmes symptômes chaque fois. Somnolence, cécité, hémorragies, défaillance hépatique, bingo.
– Et KVH contestait des données?
– Non scientifiques, inductives, biaisées, tendancieuses... hyper-sensibilisées. Ça veut dire qu’on est trop sensible pour être fiable.

P. 455
Suivis à distance par Arthur et sa cour, Lorbeer et Justin arrivent à un dispensaire au toit de chaume qui rappelle un clubhouse provincial de cricket. Se frayant gentiment un chemin au milieu de malades qui hurlent, Lorbeer conduit Justin devant un rideau en acier gardé par deux Africains costauds en tee-shirt de Médecins sans frontières. On tire le rideau. ... Une auxiliaire médicale blanche et trois assistants mélangent et dosent des ingrédients derrière un comptoir en bois. Il règne une atmosphère de crise permanente mais contrôlée. [...]
   – Un généreux et philanthropique labo du New Jersey a fait don de ce produit aux nations pauvres et affamées du monde. [...] Pourquoi le labo a-t-il fait don de ce médicament? Parce qu’ils en ont fabriqué un meilleur et que l’ancien encombrerait le stock. Alors ils en font don à l’Afrique malgré la date de péremption à six mois et ils obtiennent un avantage fiscal de quelques millions de dollars pour leur acte de générosité. Sans compter qu’ils s’épargnent au passage quelques millions en stockage et en frais de destruction de médicaments invendables. Et en prime, tout le monde dit : «Oh, regardez ce qu’ils sont gentils», y compris les actionnaires... Ce lot est resté trois mois à la douane de Nairobi, le temps que les douaniers se fassent graisser la patte. Il y a environ deux ans, le même labo a expédié en Afrique des lotions capillaires, des remèdes antitabac et des coupe-faim. Ces salauds sont dépourvus de tout sentiment, sauf pour le dieu Profit. Voilà la vérité. [...]
   Ces mecs prétendent faire de l’humanitaire! Avec leur boulot pépère, leur salaire net d’impôts, leur retraire, leur belle voiture, les écoles internationales gratuites pour leurs gosses! Si souvent en déplacement qu’ils n’ont même plus le temps de dépenser leur fric. Je les ai vus, moi, faire des gueuletons dans des grands restaurants suisses avec les jeunes lobbyistes des labos. Pourquoi ils se mouilleraient au nom de l’humanité? Genève a quelques milliards de dollars à claquer? Génial! Donnons-les aux grands labos et faisons le bonheur des Américains!

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(1) Le laboratoire de microbiologie de Winnipeg (Manitoba) collectionne et/ou ressuscite les virus les plus dangereux (en principe éradiqués) en vue de répondre à de potentielles situations d’urgence. Il y a quelques années j’ai vu un documentaire sur un des laboratoires LNM situé en Alberta. Il était question du virus de la variole – absolument terrifiant! 

Catégorie hommes de science sans conscience, éligibles à des Prix Darwin. 
[Les Prix Darwin (Darwin Awards) saluent l'amélioration du génome humain en récompensant ceux et celles qui se sont accidentellement retirés du patrimoine génétique global en mourant à la suite de comportements particulièrement stupides de leur part. Les prix sont donc généralement décernés à titre posthume, mais parfois à des vivants devenus stériles pour la même raison. http://www.darwinawards.com/ ]   

En 2017, le gouvernement fédéral annonçait un financement de cinq millions de dollars pour le Laboratoire national de microbiologie du Canada (LNM) de Winnipeg afin reconfigurer l'espace et agrandir les lieux.
   Les cinq millions de dollars seraient utilisés pour convertir l'espace de laboratoire actuel de niveau de confinement 3 en «niveau de biosécurité le plus élevé», déclarait le gouvernement fédéral dans un communiqué de presse. L'établissement abrite déjà un laboratoire de niveau 4, qui sera agrandi grâce à cet investissement. Les laboratoires de confinement 4 sont équipés pour mener des diagnostics, mener des recherches et développer des vaccins.
   L'installation de Winnipeg est l'un des laboratoires nord-américains manipulant des agents pathogènes qui nécessitent le plus haut niveau de confinement. Il abrite également le Centre national des maladies animales exotiques de l'Agence canadienne d'inspection des aliments. (Source : ICI Radio-Canada nouvelles, juillet 2017)

La ligne rouge
Marie Lambert-Chan
Québec science | 29.03.2018

Des chercheurs de l’Alberta ont ressuscité le virus de la variole équine. Une étude troublante qui soulève d’importantes questions éthiques.

L’histoire s’apparente à la prémisse d’un scénario hollywoodien : à l’aide de fragments d’ADN achetés sur Internet, deux scientifiques recréent en laboratoire la variole équine et en publient la «recette», ainsi disponible pour quiconque voudrait reproduire la forme humaine du virus qui a tué près de 300 millions de personnes avant d’être éradiqué en 1979. Malheureusement, cela n’a rien d’une histoire de science-fiction : en janvier dernier, deux virologues de l’université de l’Alberta ont publié dans PLOS One une telle feuille de route.

Personne ne les a arrêtés. Ni le comité d’éthique de leur établissement, ni l’Organisation mondiale de la santé (OMS) où ils ont présenté leurs travaux en 2016, ni le comité de révision de la revue savante, ni les autorités des agences canadiennes de la santé publique et d’inspection des aliments que les chercheurs disent avoir consultées... La variole a pourtant tué plus de personnes que toutes les autres maladies infectieuses réunies.

Doit-on tout publier? Y a-t-il des cas extrêmes où l’on doit tracer une ligne rouge?

À l’heure où le bioterrorisme est considéré comme une menace grandissante et où les risques de pandémie n’ont jamais été aussi élevés, comment est-il possible qu’aucune de ces entités n’ait davantage contesté la pertinence de ces travaux, et ce, en dépit des avertissements lancés par de nombreux experts en biosécurité ?

Les scientifiques albertains ont concédé que leur recherche tombait dans la catégorie du «dilemme du double usage», c’est-à-dire qu’elle peut être utilisée pour faire le bien comme le mal. Évidemment, à leurs yeux, ils poursuivent un noble objectif : concevoir un meilleur vaccin contre la variole et explorer une technologie qui pourrait les aider à produire des vaccins anticancéreux. Cela dit, leurs arguments tiennent difficilement la route. Le vaccin antivariolique a fait ses preuves. Pourquoi en produire un autre, surtout lorsqu’on ne recommande plus l’immunisation systématique de la population? Parce que l’étude est financée par une compagnie pharmaceutique, Tonix, qui espère commercialiser le futur vaccin.

Par ailleurs, sous le vernis des bonnes intentions des chercheurs se cachent des détails inquiétants qui ont émergé à la faveur du travail de journalistes américains. Le chercheur principal, David Evans, n’avait pas besoin de recréer le virus en laboratoire puisqu’il existe un spécimen dans les congélateurs des Centers for Disease Control and Prevention. Il a même demandé à l’obtenir, pour ensuite abandonner sa requête, jugeant que ce virus n’aurait pas été aussi efficace pour mettre au point un vaccin sécuritaire, d’où le besoin d’en synthétiser un de toutes pièces. Mais est-ce vrai? Rien ne le prouve. Qui plus est, le doute est permis; car David Evans a admis qu’il souhaitait prouver au monde que la synthèse de la variole équine était faisable. C’est ce qu’il a affirmé, selon des témoins, pendant une réunion du comité consultatif de l’OMS de la recherche sur le virus variolique où il siégeait en compagnie d’un autre chercheur qui a présidé le comité de révision de la revue PLOS One. Ce même comité qui a approuvé unanimement la publication de l’étude, alors que les revues Science et Nature Communications l’avaient refusée.

Cette saga soulève d’importantes questions qu’on ne peut plus ignorer. La science ne pourrait évoluer sans la liberté académique, soit. Mais doit-on tout publier? Y a-t-il des cas extrêmes où l’on doit tracer une ligne rouge? Si oui, qui est responsable? Ne devrait-on pas réfléchir à des mécanismes d’approbation et de surveillance qui impliqueraient à la fois les universités, les gouvernements, les organismes de subvention de la recherche, les journaux scientifiques, les organisations internationales et le privé? Trouver des réponses à ces questions est drôlement plus urgent que de mettre au point un nouveau vaccin contre un virus qui a disparu il y a 40 ans.

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