Au-delà de la Grande Muraille :
l'autoritarisme numérique chinois s'exporte
Un
texte de Bernard Barbeau
ICI Radio-Canada Nouvelle, le vendredi 23 novembre 2018
La liberté s'effrite d'année en année,
sur le web. Elle a reculé en 2018 pour une huitième année d'affilée, selon le
plus récent rapport Liberté sur le Net de Freedom House, une organisation non
gouvernementale. Et d'après l'ONG, la Chine, non contente d'être le pays qui
impose le plus de restrictions sur Internet, a entrepris de contribuer à la
répression ailleurs dans le monde.
L’analyse
de Liberté sur le Net, qui porte sur 65 pays, souligne que des reculs ont été
constatés par rapport à 2017 dans 26 pays, alors que des améliorations l’ont
été dans 19 autres. Et, de façon générale, les reculs ont eu des portées plus
grandes que les améliorations.
La situation est demeurée stable dans les 20
pays restants. Ceux-ci incluent l'Islande et l'Estonie, ex æquo en tête du
classement, et le Canada, qui est troisième.
«Les gouvernements du monde resserrent le
contrôle sur les données des citoyens et invoquent les “fausses nouvelles” pour
écraser la dissidence, minant la confiance de la population envers Internet et
affaiblissant les fondements de la démocratie», affirme le rapport du groupe,
qui est financé par le gouvernement américain. Pas moins de 17 pays ont en
effet adopté ou proposé d’adopter des lois limitant les droits des médias en
ligne.
«Il a été démontré cette année qu’Internet
pouvait être utilisé pour perturber les démocraties autant que pour
déstabiliser les dictatures.» ~ Adrian Shahbaz, directeur de la recherche en
matière de technologie et de démocratie à Freedom House
«La propagande et la désinformation
empoisonnent de plus en plus la sphère numérique, tandis que la collecte
effrénée de données personnelles défie notre conception de la confidentialité»,
dit M. Shahbaz.
Dans 18 pays, les autorités ont accru leur
surveillance des activités en ligne sans la participation d’organismes
indépendants, interdisant le cryptage efficace des données afin d’y avoir plus
facilement accès.
La répression exportable de Pékin
Pour
la quatrième année de suite, c’est le gouvernement communiste chinois qui est
montré du doigt comme étant celui qui respecte le moins les droits et libertés
sur le web.
Le rapport indique que la situation s’y est
en effet détériorée, notamment après l’adoption en 2017 de la loi sur la
cybersécurité, qui a renforcé les pouvoirs des autorités sur l’activité en
ligne, accru les exigences en matière de censure, imposé la localisation des
données, rendu obligatoire l’enregistrement des noms réels des propriétaires de
sociétés Internet, forcé ces dernières à assister les agences de sécurité dans
leurs enquêtes, et augmenté de façon importante le fardeau financier des
entreprises de technologie, des médias indépendants et des blogueurs.
Pékin a également pris des mesures pour
limiter l'utilisation des outils permettant de contourner le blocage et le
filtrage. Le géant américain Apple s'est d'ailleurs conformé à cette exigence
en supprimant des centaines de services de réseau privé virtuel (VPN) de sa
boutique d'applications en ligne. Apple et d’autres sociétés internationales
ont également respecté les nouvelles exigences en matière de localisation des
données.
«Le contrôle de la Chine sur Internet a
atteint de nouveaux sommets en 2018.» (Le rapport «Liberté sur le Net» de
Freedom House)
La tendance générale à la hausse en matière
de censure, de propagande et de poursuites semble viser, entre autres, à mieux
contrôler et protéger l’image du président Xi Jinping, à mesure qu’il devient le
«chef suprême» du pays, estiment les auteurs du rapport. Même les sites de
potins et de nouvelles de divertissement, jusqu’ici épargnés par les mesures gouvernementales,
sont maintenant visés.
Et sans surprise, plusieurs dissidents ont
été sévèrement punis pour leurs activités en ligne, tandis que les minorités
religieuses et ethniques continuaient d'être surveillées et persécutées, en
particulier lorsqu’elles ont dénoncé les violations de leurs droits.
Photo : Getty Images / Luong Thai Linh. Le président chinois Xi Jinping et sa
femme Peng Liyuan.
«Le
régime chinois partage de plus en plus, avec les gouvernements qui ont les
mêmes idées que lui, ses technologies et ses méthodes afin de leur permettre de
mieux contrôler leurs propres populations», indique d’autre part Liberté sur le
Net.
Les auteurs y soulignent «l'extrême
efficacité» du système chinois de censure et de surveillance surnommé la «Grande
Muraille pare-feu» (Great Firewall).
Le président Xi a annoncé en octobre 2017 un
plan visant à faire de la Chine une «cyber superpuissance». Depuis, les
autorités et les entreprises locales ont pris les grands moyens pour exporter
les infrastructures techniques et l’expertise qu’elles ont développées. Des
responsables chinois ont organisé des formations sur les nouveaux médias ou la
gestion de l'information avec des représentants de 36 des 65 pays évalués.
Parmi ces pays : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte, la
Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, l’Ouganda, la Tanzanie, les
Philippines, le Vietnam et la Thaïlande. Pas tous des premiers de classe en ce
qui a trait aux droits de la personne.
La Chine enseigne ainsi l'autoritarisme
numérique au reste de la planète.
«La Chine exporte son modèle de censure et
de surveillance, ce qui lui permet de contrôler l’information à la fois à
l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières.» ~ Michael J. Abramowitz,
président de Freedom House
Qui plus est, «comme un nombre grandissant
d’infrastructures critiques de télécommunications sont construites par des
compagnies chinoises un peu partout dans le monde, il est permis de croire que
les services de renseignement chinois auront davantage accès aux données
mondiales, et ce, par des méthodes légales ou pas», avance le document.
L'accès, défi géographique pour le
Canada
Seules
l’Islande et l’Estonie limitent la liberté sur le web moins encore que le
Canada. En Islande, 99 % de la population a accès à Internet, alors qu'en
Estonie, il y a plus d'appareils mobiles activés que d'habitants : le taux de
pénétration y est de 145 % et les points d'accès WiFi y sont légion. Les deux
pays ne font à peu près rien pour limiter l'accès au contenu, exception faite
de la pornographie juvénile.
Au Canada, «l’accès à Internet est fiable et
abordable pour la majorité de la population», indique le rapport. C’est
cependant beaucoup moins vrai pour l’accès à partir d’appareils mobiles, pour
lesquels le téléchargement de données est plus dispendieux qu’ailleurs. Les
principaux obstacles à l’accès sont géographiques, en particulier dans les
territoires nordiques, mal servis en matière de télécommunications. Les
gouvernements du pays ont toutefois résolu d'y remédier.
Les rares instances où Ottawa bloque ou
filtre le contenu en ligne concernent surtout la pornographie juvénile
distribuée sur des sites étrangers, que les autorités canadiennes n’ont donc
pas le pouvoir de faire fermer.
Les chercheurs ont noté la tentative de la
coalition Franc-Jeu de faire bloquer l’accès à certains sites web de piratage.
Au début 2018, la coalition – dont faisaient notamment partie CBC/Radio-Canada,
Quebecor, Rogers, Bell et l’Union des artistes – a réclamé du Conseil de la
radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qu’il prenne les
moyens de «remédier au vol de contenu numérique par des sites web de piratage
illicite». Plusieurs intervenants estimaient cependant que les mesures
réclamées allaient enfreindre le principe de neutralité du Net et qu’il y avait
des risques importants qu’elles soient étendues à des sites autres que ceux
donnant dans le piratage.
Le CRTC a finalement estimé ne pas avoir la
compétence requise pour mettre en œuvre le plan mis de l’avant par Franc-Jeu,
mais il a invité le gouvernement fédéral à se pencher sur la question. Ce
dernier a demandé à un comité d'experts de lui formuler en 2019 des
recommandations en vue de moderniser ses lois sur les télécommunications et la radiodiffusion.
La Cour supérieure du Québec a par ailleurs
invalidé en juillet dernier une loi adoptée deux ans plus tôt renforçant le
monopole de Loto-Québec sur le jeu en ligne en bloquant l’accès à plus de 2000
sites concurrents. Là encore, la neutralité du web était au cœur du débat,
souligne Liberté sur le Net.
La fin de la neutralité aux États-Unis
Les
règles de neutralité qui garantissaient depuis 2015 que les fournisseurs de
services Internet traitaient tout le trafic sur un pied d'égalité ont été
abrogées fin 2017 aux États-Unis. Depuis, les entreprises de télécommunications
américaines peuvent demander à leurs clients de payer pour accéder à certains
sites.
Une loi adoptée au printemps dernier,
destinée à réprimer les sites faisant la promotion de la prostitution et du
trafic sexuel, a conduit les fournisseurs de services à faire des excès de
prudence et à censurer, par crainte de sanctions, des contenus pourtant
légitimes.
Malgré ces changements, les États-Unis font
toujours partie des pays où le web fait l'objet du moins de répression.
Le contrôle du message
En
Russie, à l'approche du scrutin qui allait voir Vladimir Poutine obtenir un
quatrième mandat en tant que président, en mars 2018, les autorités ont
renforcé leur emprise déjà serrée sur Internet. Et Freedom House y a constaté
une détérioration pour la sixième année de suite.
Plusieurs lois «inquiétantes» ont été
adoptées, dont une exigeant des utilisateurs de médias sociaux et d’autres
plateformes de communication qu’ils y associent leurs numéros de téléphone et
autres informations personnelles, limitant ainsi l’anonymat en ligne. De plus,
les fournisseurs de services doivent maintenant stocker le contenu des
communications en ligne de leurs clients pendant une période pouvant aller
jusqu’à six mois et laisser les services de sécurité y accéder sans entrave
s'ils le veulent.
La répression exercée par le gouvernement a
eu l’effet d’une douche froide sur la liberté d'expression, en particulier sur
des sujets sensibles tels que la corruption, le conflit en Ukraine, les
violations des droits de l'homme, la religion et la communauté LGBTQ.
Moscou a en outre bloqué la très populaire
application de messagerie Telegram, au printemps. Les autorités russes
reprochaient à Telegram de refuser de lui fournir des clés de décryptage.
L'Iran, classé deuxième au palmarès des pays
les plus répressifs sur le web, a également banni Telegram, prétextant une
menace à la sécurité nationale.
La Syrie et l'Éthiopie sont toutes les deux
troisièmes au rang des régimes répressifs.
Mais alors que la Syrie, à l'instar de
l'Iran, a vu ses citoyens s'autocensurer de plus en plus, par crainte de
représailles des autorités, l'Éthiopie a été le théâtre d'un certain optimisme
après la démission du premier ministre Haile Mariam Dessalegn et
l'assermentation de son successeur Abiy Ahmed, signalent les auteurs du
rapport.
«Depuis qu’il a pris le pouvoir en avril, le
nouveau premier ministre Abiy Ahmed a projeté l’image d’un réformateur, assouplissant
les restrictions imposées aux médias et promettant des réformes démocratiques
dans son discours inaugural, relate le rapport. Internet est devenu plus
accessible, les réseaux étant moins perturbés et le contenu moins censuré. Et
les citoyens ont afflué sur les médias sociaux pour participer à la
conversation sur la transformation de leur pays.»
Cependant, «des lois répressives qui ont
permis l’autoritarisme demeurent en vigueur, notamment celles conçues pour
limiter la liberté d’expression et permettre le contrôle des communications»,
indique Liberté sur le Net.
Les 65 pays de l’analyse Liberté sur le Net
ont été choisis pour constituer un échantillon représentatif du monde en ce qui
concerne la diversité géographique, économique et politique. Elle se concentre
surtout sur les développements survenus entre juin 2017 et mai 2018. Les cotes
sont attribuées en fonction des réponses obtenues à une vingtaine de questions
et une centaine de sous-questions.
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