En décembre 2015, je comparais le réseau de
transport pétrolier à un serpent venimeux car Enbridge avait commencé à
charrier le venin toxique de l’Alberta et de Bakken vers le fleuve Saint-Laurent
pour le cracher dans l’Espada Desgagnés.
L’analogie est saisissante : le Mamba noir (Dendroaspis polylepis) est une espèce de serpent venimeux de la
famille des Élapidés. Il doit son nom à la coloration noire de l'intérieur de
sa gueule. C'est le plus grand et le plus répandu des serpents venimeux
d'Afrique, et le deuxième plus venimeux au monde. Il évolue avec une rapidité
incroyable – sa vitesse de pointe officielle atteint 23 km/h; il serait donc le
serpent le plus rapide au monde, et aussi le plus violent selon plusieurs
experts scientifiques. Le reptile attaque sans provocation, et s'il est
confronté à une menace importante, comme un homme, il défendra son territoire
avec une agressivité redoutable. En mordant sa
proie, le Mamba noir injecte une grande quantité de venin neurotoxique (conotoxine), puis, il recule et attend
que le venin la paralyse. Il chasse activement de jour et de nuit.
Le
pétrole qui a enflammé et ruiné Lac-Mégantic provenait du gisement de pétrole de
Bakken dans le Dakota du Nord. La production colossale – vingt millions de
barils de pétrole de schiste chaque mois en 2013 – doit être vendue et acheminée
vers les marchés. En 2012, le cow-boy Hunter Harrison s’en assurera en prenant
les commandes de la compagnie ferroviaire Canadian Pacific Railway et de ses
sous-traitants comme MMA (voyez Mégantic 1 et 2).
Extrait
d’un reportage sur le gisement de Bakken au Dakota du Nord, réalisé par le
photojournaliste Andrew Burton en juillet 2013 (les photos ci-après sont de l’auteur).
Le train
transporte les deux tiers de la production du Dakota du Nord. À la fin de 2012,
800 000 barils/jours de pétrole de Bakken prenaient le train. Dix fois plus
qu’en août 2011. Mais le drame de Lac-Mégantic au Québec, le 6 juillet 2013, a
remis sur le devant de la scène le problème des transports de produits
dangereux par rail.
Les oléoducs acheminent 90 % des produits
pétroliers aux États-Unis. Mais en raison de la difficulté d’évaluer l’état des
réserves de pétrole de schiste dans le Dakota du Nord, les entreprises rechignaient
à investir dans la construction de pipelines et privilégiaient le chemin de
fer.
Les installations pétrolières sont presque
aussi nombreuses que les fermes. Au Dakota du Nord, de nombreux paysans se sont
enrichis en vendant leurs sous-sols aux compagnies pétrolières mais gardent la
jouissance du sol de surface.
La pollution qu’entraîne le fracking
inquiète les défenseurs de l’environnement. De leur côté, les agriculteurs
craignent que leurs terres soient irrécupérables. Une très grande quantité
d’eau mélangée à des produits chimiques se répand lors des opérations de
forage. L’élimination des eaux usées et des déchets est une préoccupation
majeure. La pollution environnementale ne provient pas de la fracturation
elle-même, mais de ce qui se passe avant et après, notamment lors du transport
et du stockage des énormes quantités de déchets chimiques générées par
l’activité. [Certaines vaches de Williston maigrissent et… perdent leur queue;
pour autant, les autorités préfèrent regarder ailleurs.]
Le paysage a été resculpté par plus de 200 plates-formes et 6000 puits.
Les chevalets de pompage
font désormais partie du décor. Ils permettent d’extraire le pétrole à partir
des puits.
10 000 poids
lourds par jour sillonnent les
routes de Williston car la raffinerie est située à des milliers de kilomètres
du gisement de Bakken...
Les torchères ont triplé au cours des trois
dernières années. Jour et nuit, des centaines de feux brillent dans les champs.
Elles sont installées lorsque les gaz excédentaires sont libérés par des
soupapes de décompression lors du forage pétrolier.
Beaucoup d’ouvriers, exposés à des produits
chimiques toxiques, ont des problèmes de santé. C’est dans ce secteur
industriel que l’on trouve le plus grande nombre de décès lié à l’environnement
professionnel. Les accidents du travail ne sont pas exceptionnels sur une
plateforme car la sécurité y est souvent précaire. Il n’est pas rare que des
salariés se sectionnent un membre lors d’une fausse manœuvre. Le service
d’urgence de l’hôpital local enregistre 400 admissions par mois. Les accidents
sur les plateformes ont progressé de 200 % entre 2008 et 2013.
Les gens viennent de situations
désespérées. Ils ont perdu leur emploi, leur maison et leurs biens dans un
autre État. Ils arrivent là et en quelques mois, ils sont remis sur pied
financièrement.
De
nombreux immeubles sont construits tous les jours car la pénurie de logements
reste un gros problème pour les nouveaux arrivants. Mais les loyers, de plus en
plus élevés, obligent certains à se loger dans des «camps d’hommes» (man camps).
Les champs
de caravanes et les parcs de maisonnettes en tôle se sont multipliés à la
lisière de la ville. Montées en toute hâte, des centaines de baraques
identiques s’alignent dans ces «man camp». Le loyer, avec demi-pension, peut
atteindre 2400 $ par mois.
Les terrains pour camping-cars sont pris d’assaut
par les ouvriers. Leurs voitures sont parfois le seul endroit où les nouveaux
arrivants peuvent se loger. Au cours de l’hiver 2013, plusieurs personnes ont
été retrouvées mortes de froid à l’intérieur de leurs véhicules.
Les hommes débarquent ainsi seuls dans le
Dakota du Nord, «abandonnant» femmes et enfants en espérant les faire venir dès
qu'un logement se sera libéré.
Les
ouvriers du pétrole, le portefeuille bien rempli, finissent leurs journées dans
les bars après 18 heures de travail. L’alcool, la drogue et son cortège de
violence sont en nette progression dans la région. Les conduites en état
d'ivresse ont augmenté de 77 %, les appels d'urgence de 260 %, les plaintes
pour crime de 31 %, selon le Département de la Police de Williston. Les femmes
sont souvent victimes de harcèlement sexuel.
Toutes les photos :
Géopolis France TVInfo
L’histoire
de l’exploitation pétrolière est saturée de catastrophes environnementales, et d’autant
de drames humains, sinon davantage.
Partout où
des hommes se retrouvent en surnombre et seuls dans des camps de travail, à des
milliers de kilomètres de leur conjointe ou de leur petite amie, les femmes
économiquement désavantagées leur servent d’exutoires. D’un bout à l’autre du
Canada, dans tous les territoires des Premières Nations à proximité des
exploitations forestières, minières et pétrolières, les femmes autochtones ont
été humiliées, battues, violées, enlevées et vendues, voire assassinées. Les
femmes «blanches» n’échappent pas au harcèlement sexuel, mais toute proportion
gardée, elles sont peut-être moins nombreuses.
La violence sexuelle : une
caractéristique du boom pétrolier de Bakken
A New Film Examines Sexual Violence as a Feature of the Bakken Oil Boom
By Alleen Brown, Michelle Latimer
By Alleen Brown, Michelle Latimer
Au milieu
des années 2000, les environs de la réserve indienne de Fort Berthold dans le
Dakota du Nord ont commencé à subir une transformation massive quand les
entreprises ont découvert qu’en utilisant la fracturation hydraulique elles
pouvaient exploiter les vastes réserves de pétrole de Bakken. Les politiciens se
réjouissaient des emplois bien rémunérés qui inonderaient la région, mais les
femmes de la communauté ont vécu le côté sombre de cet essor.
Oil rigs and freshly graded roads near the Fort
Berthold Reservation boundary. The reservation sits atop a particularly sweet
spot of the Bakken shale formation.
(Credit: Jim Wilson / The New York Times)
Dans son
film «Nuuca», Michelle Latimer examine le boom pétrolier de Bakken à travers
les yeux d'une jeune femme qui a grandi sur la réserve. Certaines
caractéristiques du boom sont évidentes : le chevalet de pompage (derrick)
grinçant qui va te vient dans le sol, les réservoirs pleins de pétrole brut
bourdonnant d'électricité, les tuyaux rouillés dans un champ, les torchères de
gaz, et les semi-remorques sillonnant les routes de campagne à toute vitesse, les
uns après les autres.
Mais Latimer explore les caractéristiques du
boom au-delà de l'infrastructure : la hausse du taux de violence sexuelle, la
traite des femmes et le harcèlement quotidien de la part des travailleurs de
passage.
Le film soulève des questions : le crime et
la violence sexuelle devraient-ils être considérés comme une caractéristique de
l'industrie pétrolière, au même titre que le derrick? La peur des femmes
devrait-elle être considérée comme une autre forme de pollution associée aux
combustibles fossiles, semblable aux émissions de carbone et aux déversements
pétroliers?
Depuis le boom, un certain nombre de
chercheurs et de journalistes ont examiné la criminalité qui l'accompagne. Dans
leur étude «Drilling Down: An Examination
of the Boom-Crime Relationship in Resource-Based Boom Counties» (un examen du
lien entre boom et criminalité dans les comtés où les ressources sont
exploitées), des chercheurs de l'Université de Regina et de l'Université du
Dakota du Nord décrivent certains des points communs que partagent les villes.
Un boom pétrolier peut signifier un afflux de jeunes hommes avec des salaires
énormes et qui n’ont aucun lien avec la communauté. Beaucoup vivent dans des
logements temporaires tentaculaires connus sous le nom de camps d’hommes (man
camps). Un portefeuille bien rempli, l'ennui, les heures de travail épuisantes
et le manque de partenaires en font des clients privilégiés pour les
trafiquants de sexe et de drogues. Les décès liés aux accidents de la
circulation augmentent souvent, tout comme les signalements de violence
familiale.
«C'est d’une grossière évidence que la
criminalité augmente chaque fois qu'une ville devient prospère, peu importe où ça
se passe en Amérique du Nord», déclarait Rick Rudell, l'un des auteurs de Drilling Down. «Cet affluence de jeunes,
principalement des hommes, dans les petites communautés rurales, perturbe
tout.»
En 2011, il y avait plus de 1,6 jeune homme
célibataire pour chaque jeune femme dans les comtés de la région de Bakken les
plus touchés par le boom pétrolier. L'étude Drilling
Down démontrait que les crimes violents dans les comtés en expansion avaient
augmenté de 18,5% entre 2006 et 2012, tandis qu'ils avaient diminué de 25,6%
dans les comtés qui n'avaient pas de production pétrolière ou gazière. La plus
grande ville de la région, Williston, a vu les appels à la police passer de
4163 en 2006 à 15 954 en 2011. Les
enquêtes sur les stupéfiants ont explosé, de même que les arrestations liées
aux stupéfiants.
Les infrastructures pétrolières et gazières
de Bakken comprenaient des refuges les victimes de violence familiale et un
nouveau bureau du FBI. Deux nouveaux procureurs spéciaux ont été nommés pour
s'occuper des crimes contre les femmes, et le Dakota du Nord a créé un groupe
de travail sur la traite des personnes. Les forces de l’ordre se sont réjouies de
l'inauguration d'une nouvelle prison.
Les problèmes sont exacerbés dans la réserve
où les questions de compétence compliquent les efforts pour poursuivre les
contrevenants non autochtones. Les données recueillies entre 1992 et 2001
montrent qu'à l'échelle nationale, les Indiens américains étaient deux fois
plus susceptibles que tous les autres groupes raciaux d'être agressés
sexuellement. Jusqu'à l'amendement de 2013 à la loi sur la violence contre les
femmes, les tribunaux tribaux n'étaient même pas autorisés à poursuivre les
personnes qui n'étaient pas membres de la tribu. L'amendement créait des
exceptions pour les incidents (mariage ou union libre), mais il excluait le
trafic sexuel et l'agression sexuelle commise en dehors d'une relation de
couple. La modification exige également que les tribus subissent un long
processus avant de pouvoir obtenir l'approbation fédérale pour exercer leur
compétence. Les nations Mandan, Hidatsa et Arikara de la réserve de Fort
Berthold n'ont pas actualisé les exceptions – selon l'American Bar Association,
seulement 13 tribus l’ont fait.
Ruddell a déclaré que dans les périodes de
boom, les employeurs peuvent être moins discriminatoires; ainsi, avec
l'industrie, viennent des individus avec des casiers judiciaires, incluant des
délinquants sexuels. En 2015, près de 20 % des délinquants sexuels condamnés
vivant dans la réserve indienne de Fort Berthold avaient omis de s’enregistrer,
contre 4 à 5 % pour le reste du Dakota du Nord.
Les législateurs ne semblent pas comprendre que
la violence sexuelle est une caractéristique inhérente de l'industrie
pétrolière. La sénatrice du Dakota du Nord, Heidi Heitkamp, qui a plaidé en
faveur de lois visant à lutter contre la violence faite aux femmes en réponse
au boom pétrolier, est également l'un des plus fervents défenseurs de l'industrie
pétrolière. Le pic de la criminalité a été décrit par beaucoup comme un inconvénient
gérable résultant d’un coup de malchance.
La plupart des données des chercheurs comme
Ruddell s'appuient sur l'application de la loi, et c'est incomplet. Cela est
particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de la violence contre les femmes, qui
refusent souvent de signaler la violence sexuelle ou domestique à la police.
Le harcèlement endémique, auquel les femmes
de la région du boom de Bakken sont habituées, n'est jamais signalé non plus.
Le film de Latimer se concentre sur une femme qui soupçonne qu'elle est
poursuivie, mais elle n'est pas attrapée.
«Si je m’étais concentrée, disons, sur
l'institutrice assassinée et dont le corps a été retrouvé non loin d'un camp de
travail, ce serait plus sensationnel et graphique, mais moins résonant avec l’expérience de harcèlement
quotidien», a déclaré Latimer à The Intercept. L'enseignante, Sherry Arnold,
faisait du jogging lorsqu'elle a été kidnappée et assassinée par deux hommes
qui venaient du Colorado pour chercher du travail dans l'industrie pétrolière.
La propre expérience de Latimer à Bakken
reflète celle de son personnage. Lors de sa deuxième journée de tournage, elle est
allée dîner avec son producteur au restaurant de leur hôtel. Ils étaient assis
loin du bar, dans une cabine de coin. La serveuse est venue lui dire : «Il y a
deux ou trois gars là-bas, des travailleurs du pétrole, qui veulent vous offrir
des drinks», se souvient Latimer. Ils les ont décliné l’offre. Mais les hommes
ont insisté et sont venus leur demander pourquoi ils avaient refusé leurs drinks.
«Puis, ils se sont enfoncés dans notre cabine, ivres, en mettant leurs bras
autour de nous.»
«Cette idée qui perpétue que nous avons un
droit acquis sur la terre est identique à l'idée qui perpétue que nous avons un
droit acquis sur le corps de l’autre», a déclaré Latimer.
Pour l'instant, Bakken continue de
prospérer. Le North Dakota Petroleum Council
a crédité le pipeline controversé de Dakota Access pour rendre les prix du
pétrole de la région plus compétitifs. Mais une faillite ne résoudrait pas les
problèmes liés au boom. Les emplois et l'industrie disparaîtraient, mais laisseraient
derrière avec la terre polluée les problèmes sociaux que l'industrie a apportés.
Les salaires baissent et le taux de violence domestique augmente.
«Quand les gens voient des autochtones se
battre pour garder leurs terres libres de ce genre de «progrès», ils disent : ‘oh,
les Indiens essaient encore de sauver la terre!’ Mais c'est plus que ça, déclare
Latimer. Qui doit faire face aux conséquences? Ce sont les intendants de la
terre, les gens qui appellent cette terre leur maison.»
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