Peut-être pas.
Nous avons
été éduqués dans un système de récompenses / punitions. Si nous faisions ce que
nos parents ou nos enseignants demandaient, nous étions récompensés; dans le
cas contraire, nous étions punis. Or leur notion de «bien» découlait de leurs
propres croyances, ce qui ne signifiait pas que c’était nécessairement bon pour nous,
les autres et la société en général... De sorte que nous faisions les choses non
pas par choix ou parce qu’elles avaient du bon sens, mais pour obtenir une
récompense. Le même principe s’appliquait à la religion, au travail, etc.
«Je ne
veux pas penser aux prédateurs de ce monde. Je sais qu'ils existent, mais je
préfère me concentrer sur le meilleur de la nature humaine : la compassion, la
générosité, la volonté de venir en aide à ceux qui en ont besoin. Ce sentiment
peut sembler absurde, étant donné notre ration quotidienne de nouvelles
racontant des histoires de vols, voies de fait, viols, meurtres et autres perfidies.
Je sais qu'il y aura toujours des gens disposés à profiter des gens vulnérables
: jeunes enfants, vieillards et innocents de tous âges. Je le sais de par ma
longue expérience. Les cyniques doivent me trouver idiote, mais je m’accroche
au bien, travaillant dans la mesure du possible à écarter les malveillants de ceux
dont ils tirent profit.» (Prologue, T is for Trespass, Sue Grafton; Berkley Books, 2007)
Photo : Julia Schiller, Shadows Women
Nous ne naissons pas égoïstes
Friederike Habermann *
[Extraits]
Une femme
est en train d’écrire une lettre et son stylo tombe par terre. Elle se penche pour
le ramasser, mais n’arrive pas à l'atteindre. Un petit garçon se rend compte
qu'il peut l'aider. Il s’approche, le ramasse et le remet à la femme.
Il s’agit d’une expérience réalisée avec des
enfants d’une vingtaine de mois. Dans la première phase de l'expérience, presque tous les
enfants étaient heureux d'aider les adultes qui laissaient tomber des objets et semblaient
incapables de les ramasser. Puis, les enfants furent répartis au hasard en
trois groupes. Dans le premier groupe, l'adulte ne répond pas à l'enfant; dans
le deuxième, l'adulte fait l'éloge de l'enfant; et dans le troisième, l’adulte
récompense l'enfant avec un jouet. Résultat : les enfants des deux premiers
groupes continuaient tout bonnement d'aider, alors que la plupart des enfants du
troisième groupe aidaient à condition d'être récompensés (Tomasello Warneken /2008).
Le livre du philosophe Richard David Precht,
“The Art of Not Being an Egoist”,
inclut un chapitre intitulé “What
Money Does to Morals”. «C'est
une scène touchante», dit-il au début, se référant à une expérience très
similaire réalisée avec des enfants quatorze mois qui aident des adultes à
ouvrir la porte d'un placard (Precht 2010 : 314ff). Ces expériences en
anthropologie évolutionniste menées à l'Institut Max Planck de Leipzig en
Allemagne, peuvent être consultées sur Internet. Les scènes avec le troisième
groupe d'enfants ne sont pas en ligne, et honnêtement, je ne tiens pas à les
voir; ça m’attristerait.
Precht parle de «l'étrange pouvoir de
l'argent, qui détruit le sens de nos qualités individuelles, de ce qui est rare
et éphémère, du moment, de l'intimité et ainsi de suite. Là où l'argent prévaut,
tout paraît terne et dépourvu d'intérêt. La vie semble totalement objectivée – à tel
point que tout ce qui n’a pas de rapport avec l'argent devient insignifiant»
(Precht 2010 : 319).
Les jeux de coopération que les
économistes ont testés auprès d'adultes contredisent aussi la perception, si
fondamentale dans leur discipline, que l'humain est d’abord un Homo oeconomicus. Au lieu de démontrer
que les gens poursuivent uniquement leurs propres intérêts, ces jeux démontrent
plutôt une tendance à être juste – mais seulement dans les deux premières phases
de l’expérience (Precht 2010 : 394f). Lorsqu'on les compare à d'autres
étudiants, ceux qui étudient en affaires et en économie sont les premiers à renoncer
à la coopération et à adopter des stratégies de dissociation; ce qui n’a rien
d'étonnant après tout, puisqu’ils passent leurs journées à étudier l'Homo oeconomicus.
Nous faisons tous partie d’une plus grande
expérience de ce genre : l'économie monétaire moderne. Celle-ci est également
fondée sur l’Homo oeconomicus, décrit dans le dictionnaire Duden de mots
étrangers (2005) comme «une personne exclusivement guidée par des
considérations d'opportunisme économique». ...
Dans son livre Homo Oeconomicus, l’économiste
Gebhard Kirchgässner défend cette théorie en disant que ce n’est pas parce le
but n’est pas «désintéressé et raisonnable» comme dans la parabole du
Samaritain, qu’il est pour autant «détestable». ... La théorie économique
moderne «propose une image réaliste de l'humanité et … ne prétend pas que les
gens puissent devenir ‘meilleurs’ dépendant des circonstances» (2000 : 27).
Precht arrive à une conclusion différente : «L’évaluation pure et dure de l’utilitarisme,
la cruauté et la cupidité, ne sont pas les principales motivations de
l’homme, mais plutôt le résultat d’une éducation ciblée. On pourrait appeler le
processus ‘l'origine de l'égoïsme au
moyen de la sélection capitaliste’, par analogie aux célèbres travaux de
Charles Darwin» (Precht 2010 : 394).
Ce que cela signifie pour la quête d'une meilleure
société est évident. À chaque fois que quelqu'un prétend qu'il ne peut y avoir
de société meilleure ni de modèle économique fondé sur autre chose que
l'intérêt personnel, parce qu’après tout «cela correspond à ce que les gens
sont», nous pouvons répondre avec les mots de Richard David Precht «nous ne
naissons pas égoïstes, on nous rend égoïstes» (Precht 2010 : 316).
Selon Precht, savoir que les récompenses
matérielles gâchent le caractère altruiste des gens est profondément troublant.
Car, l'ensemble de notre système économique repose sur de tels échanges. Et si
l'économie perpétue l’éthique utilitariste par d'autres moyens, comme
l'économiste Karl Homann et d'autres le proposent – de quel genre d'éthique s’agit-il
si elle fait en sorte que des dizaines de milliers de gens meurent de faim
chaque jour? Ce sont les gens qui n'avaient pas suffisamment à offrir dans les
échanges commerciaux.»
Article
intégral en anglais (We Are Not Born As
Egoists) :
http://www.countercurrents.org/2016/08/05/we-are-not-born-as-egoists/
* Friederike
Habermann (Allemagne) est une économiste, historienne et doctorante en sciences
politiques dont le travail se concentre sur l'interdépendance dans les
relations de pouvoir, les mouvements sociaux transnationaux et les stratégies
de subsistance alternatives.
Un
excellent ouvrage, facile à comprendre (notamment pour les nuls de ma catégorie).
Les passagers clandestins
Métaphores
et trompe-l’œil de l’économie
Ianik Marcil *
Éditions
Somme toute (2016)
Résumé de l’éditeur :
Le
discours économique et politique contemporain est truffé de métaphores et de
trompe-l’œil masquant la réalité et la complexité des phénomènes sociaux. On
dira par exemple que le marché est déçu d’une annonce politique, ce qui
n’explique d’aucune manière les mécanismes et les rapports de pouvoir
sous-jacents à la dynamique de la finance internationale. À force de répéter ce
genre de métaphore, on en vient à nous faire croire que le marché possède une
vie propre et autonome. Nous croyons alors que les phénomènes économiques sont
hors de notre contrôle, à l’instar des dieux ou de la météo.
Ces métaphores et trompe-l’œil sont les
passagers clandestins du discours économique : ils tirent profit d’une
apparence de vérité sans payer leur dû de réflexion et d’explication de la
réalité. Nous devons nous objecter à ces stratégies rhétoriques car elles laissent
croire qu’un autre monde n’est pas possible. Ce livre propose la déconstruction
de ces métaphores et trompe-l’œil, première étape nécessaire à la
réappropriation du langage et à la construction d’un nouveau discours
économique.
~~~
«L’Agence
France-Presse titrait ainsi un article : «Le pétrole souffre dans un marché
inquiet pour l’économie mondiale». Le «pétrole souffre» et le «marché est
inquiet» – deux métaphores d’apparence anodine, mais pourtant insidieuses. ...
Si le marché est «inquiet», quoi faire d’autre qu’une prière ou faire brûler de
l’encens pour le calmer?» (Ianik Marcil)
~~~
Extraits
de l’Avant-propos, p. 7 / 9
[...]
Ces
stratégies rhétoriques appartiennent à trois familles principales : les
pittoresques, les morales et les technoscientifiques. Les premières empruntent
généralement à l’imaginaire naturel; on dira, par exemple, que les marchés boursiers
traversent une zone de turbulence. Les deuxièmes dorent les pilules amères que
les politiciens et autres détenteurs de pouvoir cherchent à faire avaler à la
population en faisant appel au sens du devoir du contribuable pour qu’il fasse
sa juste
part – en l’occurrence, accepter des réductions de
services publics, des gels de salaires ou des hausses de taxes et d’impôt.
Enfin, le discours économique, notamment dans les médias, recourt souvent à un
jargon pseudo-technique que la vaste majorité de la population ne comprend pas; qui, à part les économistes patentés, comprend une telle phrase: «les gaz à
effet de serre produisent des externalités négatives qu’on peut
diminuer par un arrangement institutionnel de mise aux enchères de droits de
polluer»?
Dans tous les cas, ces métaphores et
trompe-l’œil excluent la plupart d’entre nous du débat et servent à conserver
le statu quo, nous empêchant de considérer un monde différent de celui que nous
connaissons. Comment contrer le jargon de l’économiste de service à la
télévision, quand nous ne possédons pas le vocabulaire qu’il utilise? Comment
s’opposer à une injonction morale, surtout si elle occulte en trompe-l’œil ses
conséquences effectives, sans passer pour quelqu’un qui est contre la vertu?
Quoi faire lorsque nous traversons une zone de turbulence en avion, outre
serrer notre ceinture et nos dents? Nous ne pouvons rien changer à cette
fatalité de la nature, pas plus qu’à celles des humeurs du marché. Autant
pester contre la pluie, en espérant qu’elle cesse de tomber. Il est
pratiquement impossible de s’opposer aux métaphores naturalisantes, aux
trompe-l’œil moraux ou au langage technique que nous ne maîtrisons pas.
[...] Car ce qu’on nomme par ces
métaphores, ce sont des phénomènes et des institutions humaines,
historiquement, socialement et culturellement construits.
[...] Les sciences économiques jouissent d’un
prestige plus grand qu’aucune autre science sociale. ... Mes confrères et consœurs
économistes sont de toutes les tribunes, de tous les bulletins de nouvelles et
on leur dédie même des émissions de télévision complètes. C’est sans compter
qu’elles et qu’ils occupent des postes d’influence dans toutes les institutions
politiques les plus importantes sur la planète. Le pouvoir des idées des
économistes sur les décisions politiques n’a aucun équivalent. En dénoncer les
raccourcis intellectuels et le travestissement de leurs origines, c’est faire le
premier pas pour s’en libérer et reconstruire un discours qui nous appartienne.
Extraits
du chapitre Chacun pour soi, tous contre
les autres, p. 87 / 94
[...] Agréger
les préférences, les contraintes et les décisions de millions d’individus
nécessite que leur psychologie fonctionne uniformément. Leur comportement étant
agrégé, il correspond à une moyenne artificielle. Pour
simplifier, on doit poser l’hypothèse que les cerveaux de tous les agents
économiques obéissent aux mêmes impératifs, ceux de la maximisation du
bien-être sans contrainte, exposés par J.S. Mill : accumuler de la
richesse en choisissant les meilleurs moyens pour y parvenir. Or, les
comportements humains sont beaucoup plus complexes et, surtout, leurs
motivations sont variées. La nécessité, voire le devoir moral, d’optimiser son
travail, de le faire fructifier participant d’un principe naturel et divin, est
historiquement contingent. L’homo oeconomicus de Mill et Ricardo
suppose que l’appât du gain est constitutif de la nature humaine, laquelle
serait universelle. Cette généralisation a envahi tout le discours politique et
économique depuis l’ère Thatcher-Reagan, au moins. Money talks, dit-on. Les incitatifs financiers seraient les seuls
permettant d’influencer les comportements individuels. Exit la culture, les
institutions et les visions du monde différenciées.
Pourtant, dans nombre de sociétés et
communautés, on valorise d’autres idéaux que l’enrichissement et le calcul
égoïste. [...]
L’homo
oeconomicus et sa rationalité utilitariste ne sont pas universels.
Cependant, dans le discours politique, on le tient pour universellement acquis.
[...]
L’idéologie néolibérale a encensé cet être
égoïste, sans le nommer, en oubliant que l’individualisme ne se confond pas
avec l’individualité. La liberté profonde dont tous les humains bénéficient ne
peut se réaliser qu’en présence d’institutions politiques qui la garantissent. ...
Jean-Marc Piotte affirme que l’individualisme «est la principale maladie
de l’homme moderne qui ne songe qu’à soi ou à ses proches, s’affranchissant de
tout devoir de solidarité envers la société et l’humanité. L’individualiste
poursuit ses intérêts privés, dissociés du bien public» (Démocratie des urnes et démocratie de la
rue : Regard sur la société et la politique; Montréal, Québec,
Amérique, 2013, p.23). Le lien social se construit grâce à la solidarité de
tous et de toutes envers les autres, comme le souligne le philosophe Christian
Nadeau, laquelle solidarité ne peut en aucun cas évacuer l’individualité, car
le projet politique de la modernité «respecte les individualités, et même
leur accorde une valeur de premier ordre, puisque l’interdépendance présuppose
une différenciation» (Liberté,
égalité, solidarité : Refonder la démocratie et la justice sociale;
Montréal, Boréal, 2013, p. 51).
* Ianik
Marcil est économiste indépendant spécialisé en innovation, justice sociale et
économie des arts et de la culture.
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