16 août 2016

Fondamentalement égoïstes?

Peut-être pas.

Nous avons été éduqués dans un système de récompenses / punitions. Si nous faisions ce que nos parents ou nos enseignants demandaient, nous étions récompensés; dans le cas contraire, nous étions punis. Or leur notion de «bien» découlait de leurs propres croyances, ce qui ne signifiait pas que c’était nécessairement bon pour nous, les autres et la société en général... De sorte que nous faisions les choses non pas par choix ou parce qu’elles avaient du bon sens, mais pour obtenir une récompense. Le même principe s’appliquait à la religion, au travail, etc.

«Je ne veux pas penser aux prédateurs de ce monde. Je sais qu'ils existent, mais je préfère me concentrer sur le meilleur de la nature humaine : la compassion, la générosité, la volonté de venir en aide à ceux qui en ont besoin. Ce sentiment peut sembler absurde, étant donné notre ration quotidienne de nouvelles racontant des histoires de vols, voies de fait, viols, meurtres et autres perfidies. Je sais qu'il y aura toujours des gens disposés à profiter des gens vulnérables : jeunes enfants, vieillards et innocents de tous âges. Je le sais de par ma longue expérience. Les cyniques doivent me trouver idiote, mais je m’accroche au bien, travaillant dans la mesure du possible à écarter les malveillants de ceux dont ils tirent profit.» (Prologue, T is for Trespass, Sue Grafton; Berkley Books, 2007)


Photo : Julia Schiller, Shadows Women

Nous ne naissons pas égoïstes
Friederike Habermann *

[Extraits]

Une femme est en train d’écrire une lettre et son stylo tombe par terre. Elle se penche pour le ramasser, mais n’arrive pas à l'atteindre. Un petit garçon se rend compte qu'il peut l'aider. Il s’approche, le ramasse et le remet à la femme. 
     Il s’agit d’une expérience réalisée avec des enfants d’une vingtaine de mois. Dans la première phase de l'expérience, presque tous les enfants étaient heureux d'aider les adultes qui laissaient tomber des objets et semblaient incapables de les ramasser. Puis, les enfants furent répartis au hasard en trois groupes. Dans le premier groupe, l'adulte ne répond pas à l'enfant; dans le deuxième, l'adulte fait l'éloge de l'enfant; et dans le troisième, l’adulte récompense l'enfant avec un jouet. Résultat : les enfants des deux premiers groupes continuaient tout bonnement d'aider, alors que la plupart des enfants du troisième groupe aidaient à condition d'être récompensés (Tomasello Warneken /2008). 
     Le livre du philosophe Richard David Precht, “The Art of Not Being an Egoist”, inclut un chapitre intituléWhat Money Does to Morals”. «C'est une scène touchante», dit-il au début, se référant à une expérience très similaire réalisée avec des enfants quatorze mois qui aident des adultes à ouvrir la porte d'un placard (Precht 2010 : 314ff). Ces expériences en anthropologie évolutionniste menées à l'Institut Max Planck de Leipzig en Allemagne, peuvent être consultées sur Internet. Les scènes avec le troisième groupe d'enfants ne sont pas en ligne, et honnêtement, je ne tiens pas à les voir; ça m’attristerait. 
     Precht parle de «l'étrange pouvoir de l'argent, qui détruit le sens de nos qualités individuelles, de ce qui est rare et éphémère, du moment, de l'intimité et ainsi de suite. Là où l'argent prévaut, tout paraît terne et dépourvu d'intérêt. La vie semble totalement objectivée – à tel point que tout ce qui n’a pas de rapport avec l'argent devient insignifiant» (Precht 2010 : 319). 
     Les jeux de coopération que les économistes ont testés auprès d'adultes contredisent aussi la perception, si fondamentale dans leur discipline, que l'humain est d’abord un Homo oeconomicus. Au lieu de démontrer que les gens poursuivent uniquement leurs propres intérêts, ces jeux démontrent plutôt une tendance à être juste – mais seulement dans les deux premières phases de l’expérience (Precht 2010 : 394f). Lorsqu'on les compare à d'autres étudiants, ceux qui étudient en affaires et en économie sont les premiers à renoncer à la coopération et à adopter des stratégies de dissociation; ce qui n’a rien d'étonnant après tout, puisqu’ils passent leurs journées à étudier l'Homo oeconomicus
     Nous faisons tous partie d’une plus grande expérience de ce genre : l'économie monétaire moderne. Celle-ci est également fondée sur l’Homo oeconomicus, décrit dans le dictionnaire Duden de mots étrangers (2005) comme «une personne exclusivement guidée par des considérations d'opportunisme économique». ... 
     Dans son livre Homo Oeconomicus, l’économiste Gebhard Kirchgässner défend cette théorie en disant que ce n’est pas parce le but n’est pas «désintéressé et raisonnable» comme dans la parabole du Samaritain, qu’il est pour autant «détestable». ... La théorie économique moderne «propose une image réaliste de l'humanité et … ne prétend pas que les gens puissent devenir ‘meilleurs’ dépendant des circonstances» (2000 : 27). Precht arrive à une conclusion différente : «L’évaluation pure et dure de l’utilitarisme, la cruauté et la cupidité, ne sont pas les principales motivations de l’homme, mais plutôt le résultat d’une éducation ciblée. On pourrait appeler le processus ‘l'origine de l'égoïsme au moyen de la sélection capitaliste’, par analogie aux célèbres travaux de Charles Darwin» (Precht 2010 : 394). 
     Ce que cela signifie pour la quête d'une meilleure société est évident. À chaque fois que quelqu'un prétend qu'il ne peut y avoir de société meilleure ni de modèle économique fondé sur autre chose que l'intérêt personnel, parce qu’après tout «cela correspond à ce que les gens sont», nous pouvons répondre avec les mots de Richard David Precht «nous ne naissons pas égoïstes, on nous rend égoïstes» (Precht 2010 : 316). 
     Selon Precht, savoir que les récompenses matérielles gâchent le caractère altruiste des gens est profondément troublant. Car, l'ensemble de notre système économique repose sur de tels échanges. Et si l'économie perpétue l’éthique utilitariste par d'autres moyens, comme l'économiste Karl Homann et d'autres le proposent – de quel genre d'éthique s’agit-il si elle fait en sorte que des dizaines de milliers de gens meurent de faim chaque jour? Ce sont les gens qui n'avaient pas suffisamment à offrir dans les échanges commerciaux.»

Article intégral en anglais (We Are Not Born As Egoists) :
http://www.countercurrents.org/2016/08/05/we-are-not-born-as-egoists/

* Friederike Habermann (Allemagne) est une économiste, historienne et doctorante en sciences politiques dont le travail se concentre sur l'interdépendance dans les relations de pouvoir, les mouvements sociaux transnationaux et les stratégies de subsistance alternatives.



Un excellent ouvrage, facile à comprendre (notamment pour les nuls de ma catégorie). 

Les passagers clandestins
Métaphores et trompe-l’œil de l’économie
Ianik Marcil *
Éditions Somme toute (2016)

Résumé de l’éditeur :
Le discours économique et politique contemporain est truffé de métaphores et de trompe-l’œil masquant la réalité et la complexité des phénomènes sociaux. On dira par exemple que le marché est déçu d’une annonce politique, ce qui n’explique d’aucune manière les mécanismes et les rapports de pouvoir sous-jacents à la dynamique de la finance internationale. À force de répéter ce genre de métaphore, on en vient à nous faire croire que le marché possède une vie propre et autonome. Nous croyons alors que les phénomènes économiques sont hors de notre contrôle, à l’instar des dieux ou de la météo. 
     Ces métaphores et trompe-l’œil sont les passagers clandestins du discours économique : ils tirent profit d’une apparence de vérité sans payer leur dû de réflexion et d’explication de la réalité. Nous devons nous objecter à ces stratégies rhétoriques car elles laissent croire qu’un autre monde n’est pas possible. Ce livre propose la déconstruction de ces métaphores et trompe-l’œil, première étape nécessaire à la réappropriation du langage et à la construction d’un nouveau discours économique.

~~~
«L’Agence France-Presse titrait ainsi un article : «Le pétrole souffre dans un marché inquiet pour l’économie mondiale». Le «pétrole souffre» et le «marché est inquiet» – deux métaphores d’apparence anodine, mais pourtant insidieuses. ... Si le marché est «inquiet», quoi faire d’autre qu’une prière ou faire brûler de l’encens pour le calmer?» (Ianik Marcil)

~~~
Extraits de l’Avant-propos, p. 7 / 9

[...]
Ces stratégies rhétoriques appartiennent à trois familles principales : les pittoresques, les morales et les technoscientifiques. Les premières empruntent généralement à l’imaginaire naturel; on dira, par exemple, que les marchés boursiers traversent une zone de turbulence. Les deuxièmes dorent les pilules amères que les politiciens et autres détenteurs de pouvoir cherchent à faire avaler à la population en faisant appel au sens du devoir du contribuable pour qu’il fasse sa juste part – en l’occurrence, accepter des réductions de services publics, des gels de salaires ou des hausses de taxes et d’impôt. Enfin, le discours économique, notamment dans les médias, recourt souvent à un jargon pseudo-technique que la vaste majorité de la population ne comprend pas; qui, à part les économistes patentés, comprend une telle phrase: «les gaz à effet de serre produisent des externalités négatives qu’on peut diminuer par un arrangement institutionnel de mise aux enchères de droits de polluer»? 
     Dans tous les cas, ces métaphores et trompe-l’œil excluent la plupart d’entre nous du débat et servent à conserver le statu quo, nous empêchant de considérer un monde différent de celui que nous connaissons. Comment contrer le jargon de l’économiste de service à la télévision, quand nous ne possédons pas le vocabulaire qu’il utilise? Comment s’opposer à une injonction morale, surtout si elle occulte en trompe-l’œil ses conséquences effectives, sans passer pour quelqu’un qui est contre la vertu? Quoi faire lorsque nous traversons une zone de turbulence en avion, outre serrer notre ceinture et nos dents? Nous ne pouvons rien changer à cette fatalité de la nature, pas plus qu’à celles des humeurs du marché. Autant pester contre la pluie, en espérant qu’elle cesse de tomber. Il est pratiquement impossible de s’opposer aux métaphores naturalisantes, aux trompe-l’œil moraux ou au langage technique que nous ne maîtrisons pas. 
     [...] Car ce qu’on nomme par ces métaphores, ce sont des phénomènes et des institutions humaines, historiquement, socialement et culturellement construits. 
     [...] Les sciences économiques jouissent d’un prestige plus grand qu’aucune autre science sociale. ... Mes confrères et consœurs économistes sont de toutes les tribunes, de tous les bulletins de nouvelles et on leur dédie même des émissions de télévision complètes. C’est sans compter qu’elles et qu’ils occupent des postes d’influence dans toutes les institutions politiques les plus importantes sur la planète. Le pouvoir des idées des économistes sur les décisions politiques n’a aucun équivalent. En dénoncer les raccourcis intellectuels et le travestissement de leurs origines, c’est faire le premier pas pour s’en libérer et reconstruire un discours qui nous appartienne. 

Extraits du chapitre Chacun pour soi, tous contre les autres, p. 87 / 94

[...] Agréger les préférences, les contraintes et les décisions de millions d’individus nécessite que leur psychologie fonctionne uniformément. Leur comportement étant agrégé, il correspond à une moyenne artificielle. Pour simplifier, on doit poser l’hypothèse que les cerveaux de tous les agents économiques obéissent aux mêmes impératifs, ceux de la maximisation du bien-être sans contrainte, exposés par J.S. Mill : accumuler de la richesse en choisissant les meilleurs moyens pour y parvenir. Or, les comportements humains sont beaucoup plus complexes et, surtout, leurs motivations sont variées. La nécessité, voire le devoir moral, d’optimiser son travail, de le faire fructifier participant d’un principe naturel et divin, est historiquement contingent. L’homo oeconomicus de Mill et Ricardo suppose que l’appât du gain est constitutif de la nature humaine, laquelle serait universelle. Cette généralisation a envahi tout le discours politique et économique depuis l’ère Thatcher-Reagan, au moins. Money talks, dit-on. Les incitatifs financiers seraient les seuls permettant d’influencer les comportements individuels. Exit la culture, les institutions et les visions du monde différenciées. 
     Pourtant, dans nombre de sociétés et communautés, on valorise d’autres idéaux que l’enrichissement et le calcul égoïste. [...] 
     L’homo oeconomicus et sa rationalité utilitariste ne sont pas universels. Cependant, dans le discours politique, on le tient pour universellement acquis. [...] 
     L’idéologie néolibérale a encensé cet être égoïste, sans le nommer, en oubliant que l’individualisme ne se confond pas avec l’individualité. La liberté profonde dont tous les humains bénéficient ne peut se réaliser qu’en présence d’institutions politiques qui la garantissent. ... Jean-Marc Piotte affirme que l’individualisme «est la principale maladie de l’homme moderne qui ne songe qu’à soi ou à ses proches, s’affranchissant de tout devoir de solidarité envers la société et l’humanité. L’individualiste poursuit ses intérêts privés, dissociés du bien public» (Démocratie des urnes et démocratie de la rue : Regard sur la société et la politique; Montréal, Québec, Amérique, 2013, p.23). Le lien social se construit grâce à la solidarité de tous et de toutes envers les autres, comme le souligne le philosophe Christian Nadeau, laquelle solidarité ne peut en aucun cas évacuer l’individualité, car le projet politique de la modernité «respecte les individualités, et même leur accorde une valeur de premier ordre, puisque l’interdépendance présuppose une différenciation» (Liberté, égalité, solidarité : Refonder la démocratie et la justice sociale; Montréal, Boréal, 2013, p. 51). 

* Ianik Marcil est économiste indépendant spécialisé en innovation, justice sociale et économie des arts et de la culture.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire