DÉCAPANT…
Mais c’est à force de décaper qu’on déterre le joyau.
Sculptons le bloc de marbre un peu plus … voyez le libellé Joko Beck.
Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
Charlotte Joko Beck
Pocket
Extrait
Suzuki Roshi a dit: «Renoncer ne veut pas dire abandonner les choses de ce monde mais accepter leur éphémérité.» Tout est impermanent, tout passe ou meurt, un jour ou l’autre.
Le renoncement authentique est un état de non-attachement, l’acceptation de la nature transitoire de l’existence.
À vrai dire, on pourrait envisager l’impermanence comme un autre visage de la perfection, car elle est un facteur indispensable au bon déroulement de la vie : les feuilles tombent, la végétation se décompose, mais c’est de leur pourrissement que renaissent la verdure et les fleurs. La destruction est une phase indispensable de l’existence. Même les feux de forêts sont parfois nécessaires, et l’intervention de l’homme n’est peut-être pas opportune dans tous les cas. Sans destruction, il n’y aurait pas de vie nouvelle et les innombrables merveilles de la vie toujours changeante ne pourraient pas exister. Tout ce qui vit doit mourir un jour et ce processus est la perfection même.
Ces perpétuels changements ne sont cependant guère de notre goût, car la perfection de l’univers est le cadet de nos soucis. Tout ce qui nous intéresse, c’est d’assurer à jamais la pérennité de notre précieuse petite personne. Cela peut vous sembler ridicule, dit comme cela, mais c’est pourtant bien ce que nous faisons. Notre résistance au changement est une force rétrograde qui va à contre-courant de l’impermanence, ce mouvement naturel qui fait la perfection de la vie. Si la vie n’était pas impermanente, elle n’aurait pas l’extraordinaire richesse qui est la sienne. Pourtant, cette éphémérité est bien la dernière chose à laquelle on ait envie de penser; qui n’a pas jeté de hauts cris en constatant l’apparition de ses premiers cheveux blancs… C’est ainsi que nous nous battons contre ce qui est la nature même de notre existence. Nous refusons de voir cette vérité qui crève les yeux. En fait, si nous ne voyons rien de la vie telle qu’elle est, c’est parce que notre attention est ailleurs : nous sommes bien trop occupés à nous débattre dans toutes les peurs et angoisses que nous inspire notre humaine condition. Ainsi menons-nous un combat incessant, aussi débilitant que dérisoire, dans l’espoir d’une survie sans limite. Pauvre bataille perdue d’avance dont le seul vainqueur sera la mort, le bras droit de l’impermanence, pourrait-on dire.
Ce que nous attendons de la vie, c’est qu’elle nous fournisse l’occasion de nous admirer dans ce miroir que sont les autres. Si nous voulons un conjoint, c’est pour qu’il nous sécurise, qu’il nous fasse sentir qu’on est l’être le plus merveilleux du monde, et qu’il satisfasse tous nos besoins, afin de soulager un peu notre angoisse, ne serait-ce que passagèrement. De même, si nous cherchons des amis, c’est pour endormir cette peur lancinante qui vous prend aux tripes quand on pense qu’un jour, on ne sera plus là. Et surtout, pas question de réfléchir à sa propre mortalité. Le plus drôle, c’est que nos amis ne sont pas dupes de notre manège : ils comprennent très bien le sens de nos petites manœuvres, pour la simple et bonne raison qu’eux-mêmes font exactement la même chose! «Vous voulez devenir le nombril du monde? Eh bien, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, je suis bien trop occupé à le devenir moi-même!» Alors, tout le monde s’active et se débat dans tous les sens dans l’espoir de parvenir à ses fins. Quand on commence à en avoir assez de tous ses ratages, on essaie parfois de trouver l’apaisement dans une pseudo-religion, une de celles qui vous promettent monts et merveilles, et les lendemains qui chantent sans qu’on ait à fournir le moindre effort en contrepartie. Tout le monde raffole de ce genre de promesses et les charlatans font recettes – un âne ne refuse pas une carotte! Mais, même lorsqu’il s’agit d’une religion authentique, il est toujours possible de détourner un enseignement et de s’en servir pour affirmer son ego; même le zen peut être utilisé à des fins égocentriques.
IL y a un reproche qu’on me fait souvent : «Joko, pourquoi la pratique est-elle une pilule aussi amère avec vous? Vous n’auriez pas un petit bonbon, pour l’adoucir un peu?» Eh bien, non, la pilule est forcément amère, car l’ego, pressent – à juste titre – que la pratique peut être l’instrument de son anéantissement. Et ce cher petit moi ne tient absolument pas à disparaître; vous ne voudriez tout de même pas qu’il saute de joie à l’idée de se faire hara-kiri! Voilà pourquoi il est impossible d’adoucir la pilule qu’on s’apprête à administrer à l’ego – à moins d’être délibérément malhonnête.
N’allez cependant pas croire que la pratique ne vous réserve que des difficultés; il y a aussi de bonnes surprises qui vous attendent. À mesure que s’étiolera le petit moi, cet ego dictatorial et manipulateur, râleur et colérique, vous commencerez à sentir le goût d’un bonbon extraordinaire, bien plus délicieux que ne l’eût été un vulgaire enrobage de sucre autour d’une pilule; un sentiment de joie profonde et de vraie confiance en soi. C’est le sentiment qu’on ressent lorsqu’on sait aimer les autres sans rien en attendre en retour. C’est le goût unique de la compassion. L’intensité avec laquelle on en perçoit la saveur dépend du degré d’avancement du processus de dépérissement de l’ego : plus la déconfiture de l’ego sera avancée, et plus il y aura de moments où l’on percevra la vie en toute lucidité, et où l’on saura faire spontanément ce qu’il faut pour aider les autres. Une telle évolution s’accompagne généralement d’un profond repentir : on prend conscience de tout le mal qu’on a pu faire, à soi-même comme aux autres, et on le regrette. Et les larmes du repentir font éclore la fleur de la joie.
Je voudrais vous faire remarquer l’attitude paradoxale que nous avons en sesshin. D’un côté, nous avons soif de perfection, nous sommes avides d’absolu : «Il faut que je trouve l’éveil; je voudrais devenir lucide, plein de sérénité et de sagesse.» Et puis, une fois que nous sommes assis sur nos petits coussins et que nous essayons de nous mettre en phase avec l’instant présent, nous ne tardons pas à nous ennuyer : «Je m’ennuie à cent sous de l’heure, j’en ai marre… marre d’entendre les voitures qui passent, en contre-point de mes gargouillements d’estomac; marre de sentir mes genoux qui me font mal…»
L’infinie perfection de l’univers est là, à notre portée, à chaque instant qui passe, mais, la vérité, c’est que nous nous fichons pas mal de cette perfection-là.
Pourtant, elle est là, sous les traits de votre voisin de droite qui fait un bruit de corne de brume en respirant, ou de celui de gauche qui sent le fauve. Cela vous incommode? La perfection est là aussi dans cette gêne et dans cette frustration que vous ressentez : «Vraiment, ça ne se passe pas du tout comme je m’y attendais!» Chaque instant est une réalité fugitive, mais nous dédaignons de la goûter – ce serait trop simple! On trouve rasoir et on préfère remuer la vase de ses petites idées fumeuses : «Et puis zut pour la réalité! Après tout, moi je suis là pour trouver l’éveil!»
Cependant, le zen est une pratique subtile qui résiste bien aux tentatives de récupération de l’ego et qui, à notre insu, arrive à les saper graduellement.
(…) La pratique est en fait l’arène dans laquelle s’affrontent nos désirs et la réalité : d’un côté, il y a notre soif d’immortalité et de gloire, notre envie de contrôler l’univers entier à notre guise, et de l’autre, la simple réalité des faits et des êtres. Cette arène-là joue à guichets fermés car on s’y bat constamment : à chaque fois que les choses ne vont pas comme nous le voulons, les lions sont lâchées : colère, agressivité, jalousie et tutti quanti. «Je ne peux encaisser tout le boucan qu’elle fait quand elle respire. Comment voulez-vous que je prenne conscience de ce qui est alors que celle-là fait tout ce potin!» Autre variante : «Comment pourrais-je pratiquer avec ces voisins qui font hurler du rock à plein tube?» Chaque instant est riche d’enseignements; même la plus ordinaire de nos journées regorge d’occasions d’observer les joutes qui opposent nos désirs à la réalité.
Toute pratique spirituelle digne de ce nom nous aide à émerger de notre version imaginaire des faits et nous rend plus conscients de ce qui se passe réellement en nous et autour de nous. Rien de ce qui nous affecte physiquement ou mentalement ne devrait nous rester étranger.
Par exemple, il ne s’agit pas de reconnaître seulement la colère qui nous habite, mais aussi les réactions qu’elle suscite en nous, faute de quoi nous ne les verrons pas venir, et nous ne serons donc pas en mesure de les éviter. À l’inverse, la moindre de nos réactions peut servir d’amorce à la pratique si on sait d’abord l’identifier, et ensuite faire face aux pensées et aux sensations qu’elle suscite en nous, et les éprouver à fond. En s’ouvrant à ce vécu intérieur, on s’ouvre aussi, automatiquement, à la vie dans son entier, à la totalité de la réalité. Une pratique correcte se reconnaît à ce qu’elle entraîne une transformation de l’individu qui cesse petit à petit d’être complètement centré sur lui-même et sur ses propres réactions, pour devenir de plus en plus un relais de l’énergie universelle, cette énergie qui fait vibrer tout l’univers un million de fois par seconde. Dans le monde phénoménal qui est le nôtre, cette pulsation est perçue sous la forme de l’impermanence.
Je voudrais maintenant évoquer cinq obstacles qui nous empêchent de voir les choses telles qu’elles sont.
Le premier vient de ce que nous ne tenons pas suffisamment compte d’une donnée incontournable : toute pratique spirituelle suscite nécessairement une forte résistance de notre part. C’est en effet inévitable, tant que l’ego n’est pas complètement mort. (…)
Le deuxième obstacle est un manque d’honnêteté par rapport à soi-même : on n’aime pas s’avouer ce que l’on ressent. Évidemment, ce n’est jamais agréable de reconnaître la noirceur ou la frivolité de ses propres sentiments, d’admettre qu’on est hargneux, agressif ou trop indulgent envers soi. Or nous préférons rêver d’un idéal de perfection que de prendre acte de nos imperfections.(…)
Le troisième obstacle est la fascination qu’exercent sur nous les petites expériences d’ouverture qui surviennent parfois dans notre pratique. (…)
Le quatrième obstacle tient à une mauvaise appréciation de l’ampleur de l’entreprise dans laquelle nous nous sommes engagés. Une tâche qui n’est certes ni impossible ni irréalisable, mais qui est sans fin.
Le cinquième obstacle consiste à croire que les discussions et les lectures peuvent remplacer une pratique assidue. (…)
Une pratique intelligente est celle qui va droit à l’essentiel : l’angoisse existentielle qui nous ronge tous. La peur que nous inspire notre mortalité, la crainte de reconnaître que «je» n’existe pas.
Je ne suis qu’une manifestation de l’impermanence sous les traits – constamment changeants – d’un être humain avec une apparence de solidité. Et j’ai très peur de voir ce que je suis réellement : un champ d’énergie en perpétuelle mutation – je refuse d’être ça. C’est pourquoi une bonne pratique est celle qui s’occupe de cette peur-là, de cette angoisse qui s’exprime à travers notre perpétuel besoin de penser, de spéculer, d’analyser et de fantasmer. Cette frénésie d’activité mentale crée une sorte de brouillard ou de nuage derrière lequel on s’abrite, tout en poursuivant tranquillement une soi-disant pratique bien pépère. Alors, sous couvert de pratique, nous préférons nous lancer avec la dernière énergie à la poursuite de notre obsession préférée : nous fabriquer une version du monde à notre goût.
Mais, comprenez bien qu’en fin de compte, il n’y a pas trente-six façons d’arriver à voir les choses telles qu’elles sont : il faut cesser d’interposer l’ego entre la réalité et soi.
Pourquoi éprouvons-nous le besoin de nommer le moment où la barrière de l’individualité se dissout? On vit, et puis, un jour, on meurt, et c’est tout. Où est le problème?
Aucun commentaire:
Publier un commentaire