30 novembre 2010

Des élections, et après?

L’une de mes amies ajoute souvent des citations inspirantes comme signature à ses emails. Hier, elle avait choisi :
Disbelief in magic can force a poor soul into believing in government and business.
~ Tom Robbins
Quelle pertinence en ce jour d’élections partielles!  

Tom Robbins : un modèle de liberté vécue.

Un peu difficile de trouver des articles en français à son sujet, mais j’en ai découvert un excellent dans l’Express – par François Busnel (01/10/2010).

Article complet / Tom Robbins : «Le hot dog m’évoque Jésus»

En introduction

Connaissez-vous Tom Robbins, l'homme que l'on appelle «l'écrivain le plus dangereux du monde»? Sans doute pas. Pourtant, l'homme est un cas. Auteur d'une dizaine de romans traduits dans le monde entier et qui ont remporté un beau succès (on parle de 10 millions d'exemplaires vendus), le gaillard reste pratiquement inconnu chez nous. (…) Une bien étrange attraction, son premier roman, date de 1971. Écoulé à 6 000 exemplaires lors de sa sortie, il affiche aujourd'hui 2 millions de ventes au compteur.

Tom Robbins vit à La Conner, petit village de pêcheurs situé à deux heures de route au nord de Seattle, au bord de l'océan Pacifique. S'il a abandonné l'énorme moto avec laquelle il sillonnait l'Amérique, cette icône pop conserve pieusement une collection de figurines miniatures sur les étagères d'une bibliothèque où trône, entre autres trophées, un disque d'or des Doors dédicacé par les membres du groupe, une photo de Leonard Cohen signée «À mon ami Tom» (…).  

Interview (extraits)

Comment il est devenu écrivain 
Je pense qu'une fée s'est penchée sur mon berceau, le jour de ma naissance, un certain jour de 1936, dans les Appalaches, et a frappé mon front de sa baguette magique. Elle a dû bien m'abîmer la tête car j'ai commencé à aligner des mots à l'âge de cinq ans. Pour mon anniversaire, on m'a offert un album d'images avec Blanche-Neige et les sept nains sur la couverture : au lieu d'y coller des images, j'y écrivais des histoires. A cet âge-là, je ne savais pas encore écrire, donc je les dictais à ma mère. Je crois que j'étais un peu tyrannique car quand j'étais inspiré, quand j'avais une histoire en tête, ma mère devait arrêter immédiatement tout ce qu'elle était en train de faire et écrire l'histoire sous ma dictée. Elle aussi, jadis, avait voulu devenir écrivain. Du coup, elle apportait parfois quelques modifications à mes historiettes pour les améliorer. Il paraît que je faisais des caprices terribles pour qu'elle la réécrive telle que je la lui avais dictée. Lorsque j'ai raconté cette anecdote à mon éditeur à New York, plusieurs années après, il m'a répondu : «Bon sang, Robbins, en quarante ans, tu n'as pas changé!» Cela dit, je ne demande pas à un éditeur de se substituer à moi mais de me publier, point barre.  

A une époque, je pensais vaguement devenir poète. Ou plutôt, je cherchais une excuse pour quitter le bled de Virginie où j'avais fait mes études de journalisme et monter à New York afin de mener l'existence exaltante des poètes libres.

Pourquoi vit-il à Seattle?  
J'avais très envie de m'installer au Japon mais je n'en avais pas les moyens. J'avais entendu parler d'une école de peintres mystiques qui avait gagné en notoriété dans la région de Seattle, et il m'importait de voir quel genre de paysages américains pouvait bien donner naissance à une école de mystiques. Et puis Seattle était l'endroit le plus éloigné du Sud où j'avais grandi tout en restant sur le sol américain. De plus, Seattle est situé sur la côte Ouest des États-Unis, c'est-à-dire là où apparaissent toutes les nouveautés significatives. Prenez la contre-culture, par exemple. Elle n'est pas née à New York des rêves de Jack Kerouac mais à San Francisco. L'Ouest a toujours été l'endroit le plus libre et le plus novateur de ce pays. Ensuite seulement, tout se déplace vers New York car New York est... La Mecque de la culture américaine.

Son panthéon 
Le livre qui m'a le plus impressionné et inspiré est sans doute Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien d'Alfred Jarry. Je suis un fou de Jarry. Il parvient à mélanger humour, poésie, sexe, occultisme d'une façon magistrale. C'est ainsi que mon esprit fonctionne. C'est ce que je cherche à faire dans mes romans. Jarry est, d'une certaine façon, un père littéraire pour moi. Mais j'ai également été très marqué par Mark Twain, Blaise Cendrars, Henry Miller et Anaïs Nin. La poésie de Federico García Lorca compte beaucoup.

Son premier livre Une bien étrange attraction 
Je ne relis jamais ce que j'ai écrit. (…) Vous voyez ces oiseaux qui amassent du verre, des objets brillants, des papiers colorés, et les intègrent à leurs nids pour attirer des partenaires ? Ceux qui ont participé à la contre-culture des années 60 faisaient exactement la même chose : ils collectaient des éléments de cultures primitives ou exotiques - et plus particulièrement d'Asie et d'Afrique -, de mythologies, de religions du monde entier, de contes traditionnels, et, les assimilant à la réalité de l'époque, créaient ainsi une nouvelle réalité afin d'attirer les dieux, un nouvel ordre de dieux, qui veilleraient sur un monde plus libre, plus paisible et plus esthétique. Une société où la magie et le mystère seraient reconnus et glorifiés quotidiennement. En 1971, aucun des romans qui prétendaient raconter la contre-culture ne prenait cela en compte.

Je savais donc que pour écrire sur cette période il fallait que je réinvente le roman. Pour rendre cette époque avec justesse, mais aussi pour contenter mon propre vortex imaginaire, je devais donner au roman une nouvelle forme. Vous savez, la plupart des romans classiques parcourent un plan incliné, d'un apogée mineur jusqu'à l'ultime point culminant. Cette structure ne correspondait ni à la période, ni au milieu à propos desquels j'écrivais. Je me suis alors rendu compte qu'il fallait que mon roman fonctionne comme un flipper ou comme les allumeurs de réverbères. (…) J'ai donc écrit Une bien étrange attraction avec ces petits éclats de lumière : certains passages éclaircissent l'intrigue et la font progresser alors que d'autres éclairent juste le lecteur.  

L’héroïne Amanda 
Sur la côte Ouest des États-Unis, dans les années 60, il y avait beaucoup de jeunes femmes semblables à Amanda. Amanda est un archétype. Celui de la déesse universelle : elle est sage, mais pas excessivement; douce tout en étant dangereuse. Amanda est connectée à la terre tel un champignon mais elle virevolte parmi les fleurs comme un papillon. Sage, donc mais aussi très naïve.  

La Grande Loufoquerie 
Il faut admettre que, même si la vie n'a aucun sens, elle n'en perd finalement pas pour autant sa valeur. C'est ça, la Grande Loufoquerie. Chaque moment de chaque jour possède une valeur autant qu'un sens. Pour espérer changer le monde, il faut modifier sa façon de percevoir le monde.  

Les drogues psychédéliques 
Le jour où j'ai pris du LSD pour la première fois a été le plus enrichissant de toute ma vie. Je ne l'échangerais pour rien au monde. Lorsque j'étais sous l'influence de cette drogue, j'ai compris le principe de relativité d'Einstein pour la première fois parce qu'il m'apparaissait concrètement. J'ai compris le bouddhisme zen et d'autres systèmes philosophiques de libération asiatiques parce qu'ils devenaient cohérents. C'était comme si de la boue avait couvert mes yeux pendant des années, et que j'avais pris une éponge pour essuyer cette boue afin de voir le monde entier avec beaucoup plus de clarté. Je pouvais voir la beauté, les merveilles et tout le reste.

Elles m'ont permis de comprendre que chaque fleur présente dans un champ a une identité tout aussi forte que la mienne. Une fois que vous avez ressenti et compris cela, votre vie ne peut qu'en être bouleversée. Ceux qui ne connaissent pas cette expérience s'imaginent que c'est comme être en état d'ébriété alors que c'est tout l'inverse. En fait, l'alcool ferme l'esprit alors que les drogues psychédéliques l'ouvrent encore, encore et encore. L'expérience de la drogue a élargi ma perception de la vie sur cette planète. Je parle des drogues psychédéliques, pas des drogues dures comme l'héroïne ou la cocaïne qu'il faut fuir.  

Je n'ai jamais écrit un seul mot sous l'influence d'une drogue. C'est absolument impossible. Quand j'écris, j'écris. Je ne bois même pas de café. Et je ne fume pas non plus. Pour écrire, il faut avoir les idées claires. C'est une idée stupide que de croire que l'on écrit mieux sous quelque emprise que ce soit. Il faut vivre. Et ensuite, écrire. Mais ce sont deux activités qu'il faut clairement séparer.

Religion 
Oh, je n'ai pas cherché à déconstruire quelque théorie ou religion que ce soit. Détruire les enseignements de Jésus, que j'admire énormément, ne m'intéressait pas. Mais, dans un sens, j'ai voulu m'attaquer avec humour et de manière ironique à ce que les hommes ont fait des enseignements de Jésus. A la façon dont on a exploité et mal compris le message du Christ. Chaque personne a une compréhension innée des forces mystiques de l'Univers - c'est du moins ce que je crois. C'est une émotion profondément humaine. Mais cela reste du domaine de l'intuition. Or le problème vient du fait que nous essayons de tout organiser. Mais le mysticisme ne se prête pas à l'organisation! Dès que vous cherchez à organiser cette identité spirituelle, vous signez son arrêt de mort. La religion est parvenue, en vingt siècles, à faire disparaître toute trace de spiritualité dans le christianisme, dans l'islam et dans le judaïsme.

Un gourou mystique?
C'est absurde. Mais je ne suis pas responsable de la manière dont les autres me perçoivent. Je ne me suis jamais proclamé gourou de quoi que ce soit. Je suis juste un imbécile heureux de plus sur le sentier gauche, c'est-à-dire sur le sentier qui est le moins emprunté, à la recherche de l'extase. Je verse le vin et, par-dessus tout, je glorifie le langage. Ma quête n'est pas Dieu, mais ce verbe, cet adjectif, qui me permettront un jour d'écrire cette phrase parfaite qui jaillira tel un dauphin bleu au milieu d'un évier débordant de vaisselle sale.  

Sa philosophie 
Lutter contre la tyrannie de l'esprit étriqué. Contrairement à ce que l'on nous apprend, nos vies ne sont pas limitées : tout est possible. Ne faites confiance à aucun gouvernement. La liberté est plus importante que la célébrité ou la richesse. L'humour est à la fois une forme de sagesse et un mode de survie. Et, surtout, l'amour est la seule chose qui compte véritablement dans une vie. Je ne parle pas de l'amour libre tel que nous le pratiquions dans les années 70 mais de l'amour vrai. J'ajouterai que dédier sa vie à l'éloge du langage, ce rayon de miel magique qui nous transporte, est une façon superbe de s'inventer soi-même.  

Des romans politiques?
Toute expression artistique qui exalte la vie dénigre automatiquement toutes les choses qui la répriment. Dans ce sens, tous mes romans sont politiques car ils se rapportent essentiellement à trois choses : la transformation, la célébration et la libération. Le thème de la libération est sous-jacent dans chacun de mes romans. En ce sens ils sont politiques même s'ils ne parlent pas d'élections, de leaders ou de mouvements politiques. Les véritables problèmes ne sont pas politiques mais philosophiques et spirituels. Tant que nous n'aurons pas résolu ces problèmes philosophiques et spirituels, nous serons condamnés à devoir faire face à ces conflits politiques encore, encore et encore...  

Considéré comme une légende 
Je n'ai pas lu un seul article sur moi ou mon travail depuis 1977. Je n'ai visité aucun des sites Internet qui me sont consacrés. Si je devais m'intéresser à ce genre de choses, alors je deviendrais tellement conscient de moi-même que je ne pourrais plus écrire. Du coup, je laisse les lecteurs délirer sur moi. Sachez juste que tout ce que vous lirez me concernant sur Internet est faux. La plupart des détails fournis sont fantaisistes. Mais ça ne me dérange pas, ça m'amuse.  

Comment écrit-il?
Tout doucement. Donc, au stylo et sur du papier. Un ordinateur ne me serait d'aucune utilité tant j'écris lentement. Je ne lâche jamais une phrase tant qu'elle n'est pas parfaite. Je commence avec des thèmes, des idées, mais sans trop savoir ce qui va constituer l'intrigue. J'ai quelquefois une idée au début, puis je progresse très lentement, mot par mot, phrase par phrase. J'avance comme cela. Il me faut trois ans au moins pour écrire un roman, mais une fois qu'il est achevé, il est achevé. Je n'écris pas d'autre jet. Je change un ou deux mots, parfois quelques expressions, mais je ne touche plus à l'intrigue parce qu'elle s'est développée de manière très lente, presque organique, comme une plante qui pousse. Pour écrire de la sorte, il faut être très conscient de ce que l'on fait. C'est très intense. Cela requiert beaucoup de concentration. A la fin d'une journée d'écriture, je suis complètement épuisé. J'écris le matin, mais jamais avant dix heures. Je vais déjeuner quand j'ai faim, puis je reviens à mon bureau. Et je fais cela tous les jours jusqu'à ce que le livre soit terminé. Ensuite, je pars en voyage. En Afrique, surtout. J'aime les endroits sauvages et libres. J'adore faire du rafting dans les rapides après trois ans de concentration intense sur un roman.  

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Citations

«Bon, suppose qu'on considère l'Église comme une guêpe chasseuse, son dard étant représenté par les religieuses et les prêtres qui l'enseignent dans les écoles. Et considérons les élèves comme la proie paralysée. L'œuf qui est injecté en eux, c'est le dogme, qui doit au bout d'un certain temps éclore et donner une larve - une philosophie personnelle ou une attitude religieuse. Cette larve, comme celle de la guêpe, se nourrit de l'intérieur, lentement, et d'une manière bien spéciale, jusqu'à ce que la victime soit détruite. C'est ça, mon impression sur l'enseignement religieux.» (Une bien étrange attraction)

«La logique ne donne à l'homme que ce dont il a besoin, bégaya-t-il. La magie lui donne ce qu'il veut.» (Une bien étrange attraction)

«- Quelle est la fonction de l'artiste? s'enquit Amanda auprès du talentueux intrus.
- La fonction de l'Artiste, répondit le Navajo, est de nous procurer ce que la vie ne peut pas nous donner.» (Une bien étrange attraction)

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Quotes

"We waste time looking for the perfect lover, instead of creating the perfect love."

"The highest function of love is that it makes the loved one a unique and irreplaceable being." (Jitterbug Perfume)

"Love is the ultimate outlaw. It just won't adhere to any rules. The most any of us can do is to sign on as its accomplice. Instead of vowing to honor and obey, maybe we should swear to aid and abet. That would mean that security is out od the question. The words "make" and "stay" become inappropriate. My love for you has no strings attached. I love you for free." (Still Life with Woodpecker)    

29 novembre 2010

Tandem David Néel / Peyronnet

«Par ses écrits et son vécu, Alexandra David Néel nous démontre hors de tout doute que tant que la vie existe, il y a place pour la pensée, la découverte et l’aventure.»
Simonne Monet-Chartrand

Tous mes amis savent que je suis une inconditionnelle d’Alexandra David Néel. L’un d’eux m'a envoyée un entretien avec Marie-Madeleine Peyronnet, par courriel. J’ignore sa provenance officielle et s’il a été modifié. Quoiqu’il en soit je trouve que ça vaut la peine de le partager. (Liens vidéo à la fin du billet.)

J’ai eu le plaisir de la rencontrer lors de son passage au Québec en février 1990. Le Théâtre des Cuisines présentaient une pièce de Solange Collin (auteure et metteure en scène) intitulée «Si je n’étais pas partie» : «C’est avec beaucoup d’émotion que je vous offre cette symphonie théâtrale inspirée de la vie et l’œuvre d’Alexandra David Néel qui, bien que grande voyageuse, n’a jamais mis les pieds en Amérique. En accueillant cette pièce, c’est donc un peu à Alexandra David Néel elle-même que vous souhaitez la bienvenue. Je crois avoir réussi à vous communiquer ce que la pensée de cette femme a touché en moi. Je ne peux que désirer maintenant qu’elle fasse résonance en vous et que peut-être, par un soir de profonde solitude, l’une des phrases du spectacle vous revienne à la mémoire et vous tienne compagnie.»

Témoignage de Marie-Madeleine Peyronnet (inclus dans le programme) : «Pour Alexandra David Néel, j’ai fait bon nombre d’actions et de voyages qui sortaient de la banalité. Mais je dois avouer que ma venue au Québec en plein hiver – moi qui suis née dans le désert en plein sirocco – ne manque pas d’originalité non plus. Cette nouvelle aventure je la dois certes à Alexandra David Néel mais aussi à Solange Collin qui a réussi, en écrivant cette pièce, à transmettre fidèlement la pensée d’Alexandra et à arracher ainsi ma participation. Et je réalise là un vieux rêve de jeunesse. Alexandra David Néel nous montre que l’âge n’existe pas. Chacun et chacune d’entre nous peut entreprendre à chaque seconde une nouvelle aventure; c’est ce que moi, sa compagne, fais aujourd’hui devant vous.»


Interview

Marie-Madeleine Peyronnet est depuis cinquante ans au service d’Alexandra David Néel. Cinquante ans dont quarante à titre posthume. Elle a consacré sa vie à l’œuvre de la grande exploratrice du début du XXe siècle et ne souhaite pas tellement parler d’elle-même : «je ne suis qu’un trait d’union entre elle et vous» dit-elle… Pour être finalement trahie par une passion incontrôlable pour les conversations et dévoiler une femme bouillonnante et haute en couleurs. Opiniâtre, d’un abord abrupt, dont chaque phrase prend des airs de sentence, la franchise est tout à la fois la malédiction et ce qui fait le charme de cette octogénaire engagée entièrement pour ce qu’elle appelle elle-même son «clocher».

Prologue
Si on m’avait dit ce qui m’attendait avec elle et après elle, je ne serais pas en train de vous parler Madame, je serais partie immédiatement. C’était une voie difficile. Je n’avais pas de licence de philosophie orientale, je n’avais pas l’instruction pour…
Vous vous rendez compte, j’avais mon certificat d’études. Remarquez que je suis un exemple comme quoi parti de rien on arrive à tout avec la passion et le travail. Mais au départ, je ne serais pas restée!

Pourquoi ne seriez-vous pas restée? Par peur?
M.-M. Peyronnet : Par peur de quoi! Non, parce que je suis quelqu’un d’honnête et que je n’ai pas eu les formations pour faire face.

Je suis arrivée exactement le 22 juin 1959. Je ne savais pas qu’Alexandra existait… Je voulais partir en Amérique du Sud, et vous voyez, j’ai fait l’Asie! Je ne sais pas si vous croyez au libre arbitre, moi je n’y crois pas du tout!

Comment se retrouve-t-on au service d’Alexandra David Néel?
M.-M.P. : Je suis pied-noir - je fais partie des enfants bâtards de la mère patrie… On était encore en Algérie. Ma sœur et mon beau-frère avaient tout vendu là-bas pour acheter un immeuble à Aix et installer un hôtel.

Alors moi, comme je voyageais pour mon plaisir, je suis venue à Aix et j’ai aidé ma sœur à faire son hôtel. Et un jour dans une chambre - j’étais femme de chambre : là où on met je me débrouille. Si j’ai pu me débrouiller avec Alexandra David Néel, croyez bien que je peux me débrouiller n’importe où - alors que je venais porter son gâteau à une charmante dame, je vois sur sa table de nuit Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains et La connaissance transcendante, d’Alexandra David Néel. J’ai lié conversation avec elle. Elle était très bavarde. Moi aussi, ça tombait bien ! Et puis, à brûle-pourpoint, elle me dit : «qu’est-ce que vous feriez bien, vous, avec mon amie!» Alors je lui dis, «mais qui est votre amie!» Elle pontifie un peu et me dit : «Madame Alexandra David Néel!» J’ai dit : «qui c’est ça?» «Comment, vous ne connaissez pas Alexandra David Néel, la plus grande exploratrice du XXe siècle!» J’ai dit : «écoutez madame excusez-moi, moi je m’occupe des œuvres de mon village : la veuve, l’orphelin, la Croix-Rouge, je connais tout ça, mais je ne connais pas David Néel». Elle dit : «A deux heures de l’après-midi je vais vous la présenter.» Et à deux heures de l’après-midi, j’ai fait la visite de courtoisie. Et ma foi, la visite de courtoisie, elle dure depuis cinquante ans!
...
Enfin, il y a une chose que je ne voulais surtout pas, c’était une vie banale. Croyez-moi j’ai pleinement réussi, je n’en demandais pas tant! Elle m’a dit : «vous n’aurez rien à faire». Elle avait juste besoin de quelqu’un auprès d’elle. Et puis elle a renvoyé la cuisinière, parce qu’elle trouvait que je cuisinais mieux qu’elle… Elle a renvoyé tout le monde, et je suis restée seule avec elle.

Je ne savais pas taper à la machine, j’ai appris toute seule, et j’ai tapé ses manuscrits. Alors que j’avais juré que je ne serais jamais secrétaire, j’ai tapé pendant cinquante ans et je me suis même mise au traitement de texte.

Je me suis adaptée à tout alors que toutes les Françaises de France qui sont passées avant moi : ou elle n’a même pas voulu les voir, ou elle les a fichues à la porte, ou c’est elles qui n’ont pas résisté!

HPI : Elle avait un caractère terrible? M.-M.P. : Mais c’était un monument! C’était une femme qui avait un humour débordant. Heureusement! Il fallait qu’elle ait quand même quelques qualités pour que je la supporte… D’une grande intelligence. J’étais amoureuse de l’intelligence. J’avais assez de mon imbécillité à moi, je ne voulais pas supporter celle des autres.

C’est comme ça que vous vous  voyez?
M.-M.P. : Mais enfin madame il faut être lucide! C’est pour ça que je me suis dit : ta bêtise finira avec toi. Tu n’auras pas d’enfant! Beaucoup de choses ont déterminé mon célibat et je n’ai pas de regret. Enfin, excusez-moi si vous êtes mariée…

Ce n’est pas le cas. M.-M.P. : Il y a des femmes intelligentes!

Vous pensez que le mariage est stupide?
M.-M.P. : Quand je vois tous les mariages autour de moi… Je ne vous en dirai pas plus... Et ce sont les petits qui souffrent. Moi, j’adore les enfants, et pour moi les enfants ne doivent pas souffrir. On devrait apprendre aux enfants, dès qu’ils rentrent à l’école, que donner la vie c’est très beau, mais c’est très grave!

Pourquoi Alexandra David Néel vous a-t-elle choisi?
M.-M.P. : Je pense qu’elle a vu que j’étais vide, et que j’avais envie de me remplir de quelque chose.

Vous pouvez dire que vous êtes à son service depuis cinquante ans…
M.-M.P. : Absolument Madame! Et il n’y a pas beaucoup de secrétaires de gens célèbres qui, quarante ans après leur mort, continuent à parler d’eux. C’est aussi à cause ou grâce à cette énorme différence d’âge que nous avions… Car lorsque j’ai rencontré Alexandra, elle allait avoir 91 ans, et j’allais avoir 29 ans. Nous avons été un drôle de tandem…

Elle avait beaucoup d’humour et une intelligence plus vaste que toutes les galaxies réunies.

Et c’est quoi l’intelligence?
M.-M.P. : L’intelligence, c’est s’intéresser à toutes choses, arrêter de croire qu’on est supérieurs aux autres. Alexandra est connue comme orientaliste, mais elle avait tout étudié.

Au départ, elle voulait être médecin. Sa mère qui était plus misogyne que son père - ce n’est pas peu dire - lui a dit : «ma pauvre fille, déjà que les hommes n’y connaissent rien, alors pensez une femme!» Mais elle adorait ça. Elle voulait que je lui lise tous les articles scientifiques. Et comme ça dans tous les domaines! Il n’y a qu’à voir les connaissances qu’elle avait!

Elle a été professeur de religions comparées, donc elle les connaissait toutes. À six ans, elle ne s’endormait pas sans avoir lu et médité un verset de la Bible. À 12 ans, elle se torturait l’esprit pour s’expliquer les mystères de La Trinité. À 15 ans, Epictète, les Stoïciens nourrissaient ses pensées et déterminaient ses actes. Quand elle est partie en Orient à 22 ans, c’est parce qu’elle n’avait que des connaissances livresques et qu’elle voulait savoir si elle avait bien compris ses textes. Vous appelez cela de l’intelligence ou de l’imbécillité?

J’ai aidé quelqu’un qui avait une intelligence que je n’avais pas, et je pensais que ma vie n’était pas inutile puisque j’aidais cette sacrée bonne femme.

Vous vous placez vous-même dans l’ombre d’Alexandra David Néel…
M.-M.P. : Que voulez-vous que je sois d’autre! Juste une grande fille dévouée, passionnée et qui a travaillé pour elle.

Je ne voulais pas me marier : faire des gosses pour pourrir la terre des cimetières et supporter des maris, non merci!

Mais je ne voulais pas être un parasite de la société. Ma mère avait une phrase qui était très jolie. Elle disait «mesdemoiselles» - elle nous vouvoyait et nous appelait «mademoiselle» quand elle nous faisait la morale ou qu’elle nous grondait, et ça portait croyez-moi. Ma mère disait : «dans la vie, il faut choisir une voie noble et haute, et il faut aller jusqu’au bout, ne jamais dévier! Et même si la guillotine vous attend au bout du chemin, on ne dévie pas»! Elle disait : «il faut travailler pour son clocher». C’est ce que j’ai fait. J’ai pris la voie d’Alexandra : il y a des aspects qui m’ont plu et des aspects qui m’ont déplu, mais je suis allée jusqu’au bout et je crèverai au travail pour Alexandra. Il n’y aura peut-être pas la guillotine pour m’assassiner, mais peu importe, je m’en fous à mon âge!

Ça a été mon cheminement. Je comprenais que dans le fond, ma mère avait raison, quand on voit tous ces gens qui cafouillent, ça mène à quoi!

Mais enfin l’essentiel c’est que les enfants ne souffrent pas. Les enfants sont sacrés. Je les adore et c’est pour ça que je n’en ai pas fait.

Vous n’avez pas fait d’enfant par amour des enfants?
M.-M.P. : Exactement.

Vous portez un regard noir sur le monde…
M.-M.P. : Il suffit d’écouter les informations une fois dans la journée pour être dégoûté. Vous vous levez le matin, vous savez que deux êtres sur trois ont faim, que les prisons sont pleines, que les hôpitaux sont pleins. Il y a des enfants qu’on martyrise, il y a des enfants soldats, il y a des femmes qui sont battues et vous dites que c’est beau le monde? Vous espérez encore? C’est parce que vous n’avez pas quatre-vingts ans!

Pourquoi Alexandra David Néel vous appelait-elle Tortue?
M.-M.P. : C’est parti d’une bêtise. Alexandra portait des gros bas de cotons parce qu’elle avait mal aux jambes. Et je lui enlevais les bas pour lui masser les jambes deux ou trois fois dans la journée. Le soir venu, on ne remettait pas les bas. Au moment d’aller se coucher, je ramassais les livres, les manuscrits, je mettais les bas par-dessus et je montais au bureau où je rangeais les papiers. Un jour, pendant que j’étais en train de ranger ses manuscrits, j’entends : «Marie-Madeleine, viens vite, il y a une tortue dans la maison, prends-la, mets-la dans une caisse et donne-lui des feuilles de salade». Moi, je n’étais pas contente, j’avais déjà les chiens et les chats du quartier à nourrir, et tous les oiseaux du bon dieu, il manquait plus qu’une tortue. En fait de tortue, c’était un bas de coton qui était tombé. Alors c’était complètement stupide, et on a ri pendant un moment avec ça. Et un jour elle me dit : «toi qui fais si bien les tortues, tu peux monter dans ma chambre me chercher ça?» Voilà comment c’est devenu «Tortue». C’est d’une bêtise à mourir! Et ça dure depuis cinquante ans. On m’appelle Marie-Madeleine je réponds – on m’appelle surtout Marie-Ma, parce que Marie-Madeleine, ça fait un peu grande pécheresse. Je réponds à Marie-Ma, et quand on m’appelait Tortue, je répondais. J’avais l’habitude.

Et comme je travaillais en témoin, dans le texte, j’ai mis «Tortue». Et tout le monde : «pourquoi elle vous appelait Tortue?» (Elle soupire) Dix fois par jour depuis quarante ans!

Je ne sais pas ce que j’ai fait au bon dieu dans mes vies antérieures, mais cette fois-ci j’ai payé!

Vous y croyez?
M.-M.P. : Aux réincarnations? J’espère que ça n’existe pas, Madame, c’est la perspective la plus abominable qu’on puisse nous offrir! Vous vous rendez compte, recommencer à mener des vies de chiens comme ça? Ah non mais il faut être malade! Parce que pour ceux qui croient à la réincarnation, c’est toujours Jésus Christ, Napoléon ou un grand lama, mais jamais la femme de chambre ou le ramasseur d’ordures, vous n’avez pas remarqué? Ça m’ennuie beaucoup.

De toute façon, tout ça a été écrit par les hommes, alors pourquoi il y aurait une religion meilleure que l’autre. Tout ça, c’est la peur de la mort.

Vous croyez en Dieu?
M.-M.P. : Oh, Madame! J’ai voulu rentrer dans les ordres, et je suis restée dans le désordre.
(...)
Ah, Dieu… Depuis qu’il est aux trente-cinq heures, que voulez-vous qu’il fasse?

***
Deux vidéos particulièrement intéressantes : l’une avec M.-M. Peyronnet, la seconde avec Alexandra – tout près de ses 100 ans, mais toujours aussi lucide...


***
Si vous appréciez Alexandra :
Alexandra David Néel, De Paris à Lhassa, de l’aventure à la sagesse
Joëlle Désiré-Marchand, avec la collaboration de Marie-Madeleine Peyronnet et Frank Tréguier 
Arthaud

Excellente biographie accompagnée de nombreuses photos.

28 novembre 2010

Oser

Photo : Colin Fraser

S'élancer

Les orages de la vie peaufinent l’âme
Des racines au faîte

Penche à gauche, penche à droite
Au gré des bourrasques
L’écorce résiste, se fendille et s’ouvre
Au beau milieu de la tornade

Propulsée par la blessure
Une force vive, mobile, impétueuse
S’échappe du moule 
Et s’empare de l’arc-en-ciel

L’extension magique infuse la créature
De mille et un contes bleus


Mestengo © 2004

***

Fluidité

Il nous faut laisser toutes choses traverser l'espace intérieur, librement; ne pas vouloir les canaliser ou arrêter leur cours. La vie est un mouvement continu, elle n'est pas statique. Il nous faut donc avancer avec elle.
V.-R. Dhiravamsa

***

Passion

Le mot seul donne le frisson
Car la passion est parfois synonyme de folie,
d’asservissement, d’obsession
ou d’envoûtement 

Si la sagesse est au rendez-vous, 
La passion devient alors enthousiasme,
aspiration, vocation
ou élan créatif

Vouloir endiguer la spirale
de cette énergie bouillonnante
c’est lutter contre l’éruption volcanique
d’une dimension de soi insondable 

C’est nier l’exubérance de l’âme


Mestengo © 2004

27 novembre 2010

Le renoncement




DÉCAPANT…  
Mais c’est à force de décaper qu’on déterre le joyau.
Sculptons le bloc de marbre un peu plus … voyez le libellé Joko Beck.

Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant
Charlotte Joko Beck
Pocket

Extrait

Suzuki Roshi a dit: «Renoncer ne veut pas dire abandonner les choses de ce monde mais accepter leur éphémérité.» Tout est impermanent, tout passe ou meurt, un jour ou l’autre.

Le renoncement authentique est un état de non-attachement, l’acceptation de la nature transitoire de l’existence.

À vrai dire, on pourrait envisager l’impermanence comme un autre visage de la perfection, car elle est un facteur indispensable au bon déroulement de la vie : les feuilles tombent, la végétation se décompose, mais c’est de leur pourrissement que renaissent la verdure et les fleurs. La destruction est une phase indispensable de l’existence. Même les feux de forêts sont parfois nécessaires, et l’intervention de l’homme n’est peut-être pas opportune dans tous les cas. Sans destruction, il n’y aurait pas de vie nouvelle et les innombrables merveilles de la vie toujours changeante ne pourraient pas exister. Tout ce qui vit doit mourir un jour et ce processus est la perfection même.

Ces perpétuels changements ne sont cependant guère de notre goût, car la perfection de l’univers est le cadet de nos soucis. Tout ce qui nous intéresse, c’est d’assurer à jamais la pérennité de notre précieuse petite personne. Cela peut vous sembler ridicule, dit comme cela, mais c’est pourtant bien ce que nous faisons. Notre résistance au changement est une force rétrograde qui va à contre-courant de l’impermanence, ce mouvement naturel qui fait la perfection de la vie. Si la vie n’était pas impermanente, elle n’aurait pas l’extraordinaire richesse qui est la sienne. Pourtant, cette éphémérité est bien la dernière chose à laquelle on ait envie de penser; qui n’a pas jeté de hauts cris en constatant l’apparition de ses premiers cheveux blancs… C’est ainsi que nous nous battons contre ce qui est la nature même de notre existence. Nous refusons de voir cette vérité qui crève les yeux. En fait, si nous ne voyons rien de la vie telle qu’elle est, c’est parce que notre attention est ailleurs : nous sommes bien trop occupés à nous débattre dans toutes les peurs et angoisses que nous inspire notre humaine condition. Ainsi menons-nous un combat incessant, aussi débilitant que dérisoire, dans l’espoir d’une survie sans limite. Pauvre bataille perdue d’avance dont le seul vainqueur sera la mort, le bras droit de l’impermanence, pourrait-on dire.

Ce que nous attendons de la vie, c’est qu’elle nous fournisse l’occasion de nous admirer dans ce miroir que sont les autres. Si nous voulons un conjoint, c’est pour qu’il nous sécurise, qu’il nous fasse sentir qu’on est l’être le plus merveilleux du monde, et qu’il satisfasse tous nos besoins, afin de soulager un peu notre angoisse, ne serait-ce que passagèrement. De même, si nous cherchons des amis, c’est pour endormir cette peur lancinante qui vous prend aux tripes quand on pense qu’un jour, on ne sera plus là. Et surtout, pas question de réfléchir à sa propre mortalité. Le plus drôle, c’est que nos amis ne sont pas dupes de notre manège : ils comprennent très bien le sens de nos petites manœuvres, pour la simple et bonne raison qu’eux-mêmes font exactement la même chose! «Vous voulez devenir le nombril du monde? Eh bien, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, je suis bien trop occupé à le devenir moi-même!» Alors, tout le monde s’active et se débat dans tous les sens dans l’espoir de parvenir à ses fins. Quand on commence à en avoir assez de tous ses ratages, on essaie parfois de trouver l’apaisement dans une pseudo-religion, une de celles qui vous promettent monts et merveilles, et les lendemains qui chantent sans qu’on ait à fournir le moindre effort en contrepartie. Tout le monde raffole de ce genre de promesses et les charlatans font recettes – un âne ne refuse pas une carotte! Mais, même lorsqu’il s’agit d’une religion authentique, il est toujours possible de détourner un enseignement et de s’en servir pour affirmer son ego; même le zen peut être utilisé à des fins égocentriques.

IL y a un reproche qu’on me fait souvent : «Joko, pourquoi la pratique est-elle une pilule aussi amère avec vous? Vous n’auriez pas un petit bonbon, pour l’adoucir un peu?» Eh bien, non, la pilule est forcément amère, car l’ego, pressent – à juste titre – que la pratique peut être l’instrument de son anéantissement. Et ce cher petit moi ne tient absolument pas à disparaître; vous ne voudriez tout de même pas qu’il saute de joie à l’idée de se faire hara-kiri! Voilà pourquoi il est impossible d’adoucir la pilule qu’on s’apprête à administrer à l’ego – à moins d’être délibérément malhonnête.

N’allez cependant pas croire que la pratique ne vous réserve que des difficultés; il y a aussi de bonnes surprises qui vous attendent. À mesure que s’étiolera le petit moi, cet ego dictatorial et manipulateur, râleur et colérique, vous commencerez à sentir le goût d’un bonbon extraordinaire, bien plus délicieux que ne l’eût été un vulgaire enrobage de sucre autour d’une pilule; un sentiment de joie profonde et de vraie confiance en soi. C’est le sentiment qu’on ressent lorsqu’on sait aimer les autres sans rien en attendre en retour. C’est le goût unique de la compassion. L’intensité avec laquelle on en perçoit la saveur dépend du degré d’avancement du processus de dépérissement de l’ego : plus la déconfiture de l’ego sera avancée, et plus il y aura de moments où l’on percevra la vie en toute lucidité, et où l’on saura faire spontanément ce qu’il faut pour aider les autres. Une telle évolution s’accompagne généralement d’un profond repentir : on prend conscience de tout le mal qu’on a pu faire, à soi-même comme aux autres, et on le regrette. Et les larmes du repentir font éclore la fleur de la joie.

Je voudrais vous faire remarquer l’attitude paradoxale que nous avons en sesshin. D’un côté, nous avons soif de perfection, nous sommes avides d’absolu : «Il faut que je trouve l’éveil; je voudrais devenir lucide, plein de sérénité et de sagesse.» Et puis, une fois que nous sommes assis sur nos petits coussins et que nous essayons de nous mettre en phase avec l’instant présent, nous ne tardons pas à nous ennuyer : «Je m’ennuie à cent sous de l’heure, j’en ai marre… marre d’entendre les voitures qui passent, en contre-point de mes gargouillements d’estomac; marre de sentir mes genoux qui me font mal…»

L’infinie perfection de l’univers est là, à notre portée, à chaque instant qui passe, mais, la vérité, c’est que nous nous fichons pas mal de cette perfection-là.

Pourtant, elle est là, sous les traits de votre voisin de droite qui fait un bruit de corne de brume en respirant, ou de celui de gauche qui sent le fauve. Cela vous incommode? La perfection est là aussi dans cette gêne et dans cette frustration que vous ressentez : «Vraiment, ça ne se passe pas du tout comme je m’y attendais!» Chaque instant est une réalité fugitive, mais nous dédaignons de la goûter – ce serait trop simple! On trouve rasoir et on préfère remuer la vase de ses petites idées fumeuses : «Et puis zut pour la réalité! Après tout, moi je suis là pour trouver l’éveil!»

Cependant, le zen est une pratique subtile qui résiste bien aux tentatives de récupération de l’ego et qui, à notre insu, arrive à les saper graduellement.

(…) La pratique est en fait l’arène dans laquelle s’affrontent nos désirs et la réalité : d’un côté, il y a notre soif d’immortalité et de gloire, notre envie de contrôler l’univers entier à notre guise, et de l’autre, la simple réalité des faits et des êtres. Cette arène-là joue à guichets fermés car on s’y bat constamment : à chaque fois que les choses ne vont pas comme nous le voulons, les lions sont lâchées : colère, agressivité, jalousie et tutti quanti. «Je ne peux encaisser tout le boucan qu’elle fait quand elle respire. Comment voulez-vous que je prenne conscience de ce qui est alors que celle-là fait tout ce potin!» Autre variante : «Comment pourrais-je pratiquer avec ces voisins qui font hurler du rock à plein tube?» Chaque instant est riche d’enseignements; même la plus ordinaire de nos journées regorge d’occasions d’observer les joutes qui opposent nos désirs à la réalité.

Toute pratique spirituelle digne de ce nom nous aide à émerger de notre version imaginaire des faits et nous rend plus conscients de ce qui se passe réellement en nous et autour de nous. Rien de ce qui nous affecte physiquement ou mentalement ne devrait nous rester étranger.

Par exemple, il ne s’agit pas de reconnaître seulement la colère qui nous habite, mais aussi les réactions qu’elle suscite en nous, faute de quoi nous ne les verrons pas venir, et nous ne serons donc pas en mesure de les éviter. À l’inverse, la moindre de nos réactions peut servir d’amorce à la pratique si on sait d’abord l’identifier, et ensuite faire face aux pensées et aux sensations qu’elle suscite en nous, et les éprouver à fond. En s’ouvrant à ce vécu intérieur, on s’ouvre aussi, automatiquement, à la vie dans son entier, à la totalité de la réalité. Une pratique correcte se reconnaît à ce qu’elle entraîne une transformation de l’individu qui cesse petit à petit d’être complètement centré sur lui-même et sur ses propres réactions, pour devenir de plus en plus un relais de l’énergie universelle, cette énergie qui fait vibrer tout l’univers un million de fois par seconde. Dans le monde phénoménal qui est le nôtre, cette pulsation est perçue sous la forme de l’impermanence.

Je voudrais maintenant évoquer cinq obstacles qui nous empêchent de voir les choses telles qu’elles sont.
     Le premier vient de ce que nous ne tenons pas suffisamment compte d’une donnée incontournable : toute pratique spirituelle suscite nécessairement une forte résistance de notre part. C’est en effet inévitable, tant que l’ego n’est pas complètement mort. (…)
     Le deuxième obstacle est un manque d’honnêteté par rapport à soi-même : on n’aime pas s’avouer ce que l’on ressent. Évidemment, ce n’est jamais agréable de reconnaître la noirceur  ou la frivolité de ses propres sentiments, d’admettre qu’on est hargneux, agressif ou trop indulgent envers soi. Or nous préférons rêver d’un idéal de perfection que de prendre acte de nos imperfections.(…)
     Le troisième obstacle est la fascination qu’exercent sur nous les petites expériences d’ouverture qui surviennent parfois dans notre pratique. (…)
     Le quatrième obstacle tient à une mauvaise appréciation de l’ampleur de l’entreprise dans laquelle nous nous sommes engagés. Une tâche qui n’est certes ni impossible ni irréalisable, mais qui est sans fin.
     Le cinquième obstacle consiste à croire que les discussions et les lectures peuvent remplacer une pratique assidue. (…)

Une pratique intelligente est celle qui va droit à l’essentiel : l’angoisse existentielle qui nous ronge tous. La peur que nous inspire notre mortalité, la crainte de reconnaître que «je» n’existe pas.

Je ne suis qu’une manifestation de l’impermanence sous les traits – constamment changeants – d’un être humain avec une apparence de solidité. Et j’ai très peur de voir ce que je suis réellement : un champ d’énergie en perpétuelle mutation – je refuse d’être ça. C’est pourquoi une bonne pratique est celle qui s’occupe de cette peur-là, de cette angoisse qui s’exprime à travers notre perpétuel besoin de penser, de spéculer, d’analyser et de fantasmer. Cette frénésie d’activité mentale crée une sorte de brouillard ou de nuage derrière lequel on s’abrite, tout en poursuivant tranquillement une soi-disant pratique bien pépère. Alors, sous couvert de pratique, nous préférons nous lancer avec la dernière énergie à la poursuite de notre obsession préférée : nous fabriquer une version du monde à notre goût.

Mais, comprenez bien qu’en fin de compte, il n’y a pas trente-six façons d’arriver à voir les choses telles qu’elles sont : il faut cesser d’interposer l’ego entre la réalité et soi.

Pourquoi éprouvons-nous le besoin de nommer le moment où la barrière de l’individualité se dissout? On vit, et puis, un jour, on meurt, et c’est tout. Où est le problème?

26 novembre 2010

La machine enchaîne, la main délivre

Le pèlerinage aux sources (1943)
Lanza del Vasto*

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La machine a gagné l’homme. L’homme s’est fait machine, fonctionne et ne vit plus.

Ses gestes, ses désirs, ses peurs se mécanisent, ses amours et ses haines. Ses goûts et ses opinions. L’éducation des enfants, l’activité productrice, le sport et les divertissements, l’application des lois, la police et l’administration, l’armée et le gouvernement tout commence à tendre à l’inhumaine perfection de la machine.

Quand vous aurez fait de l’État une machine, comment empêcherez-vous un fou quelconque de s’emparer du guidon et de pousser la machine au précipice?

Quand vous aurez fait de l’État une machine, il faudra que lui serviez vous-même de charbon.

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(…) Pour que subsiste une civilisation divisée comme la nôtre, il faut que l’État affirme toujours plus fortement sa prépondérance, soit qu’il admette la lutte des classes et maintienne l’alternative des partis, soit qu’il abolisse un des extrêmes, mate l’autre et réalise l’unité à son propre profit.

Le but principal du Gouvernement tel que le conçoit Gandhi, c’est de se rendre de moins en moins nécessaire : c’est créer des conditions telles qu’on se puisse passer de lui. «Le meilleur gouvernement, a dit Goethe est celui qui nous enseigne le mieux à nous gouverner nous-mêmes.» Il est clair que la puissance de l’État augmente en proportion de l’incapacité des hommes à s’appliquer la loi sans qu’on les y force, tandis que l’habitude de la soumission à la force éteint le jugement et le contrôle de soi et aggrave le mal. Dans le régime gandhien au contraire, la plus large autonomie administrative viendrait partout corroborer l’autarchie économique, de sorte que les autorités de chaque village acquerraient des droits souverains. (…)

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Voici les points communs du régime de Gandhi avec les trois qui se disputent l’hégémonie en Occident.

Avec le régime libéral : la liberté politique telle que les libéraux la conçoivent. Le respect de l’opinion de l’opposant. Le sentiment que même le bien des gens ne peut leur être imposé par la force.

Avec le régime communiste, ceci : la primauté du travail. Le devoir pour tous du travail manuel. L’égalité des devoirs et des droits dans la diversité des fonctions et quelle que soit l’inégalité des aptitudes.

Avec le régime nazi-fasciste, ceci : l’autarchie. Le principe de solidarité corporative substitué à celui de concurrence commerciale. L’affirmation du vouloir de l’homme comme indépendant des conditions économiques. Le recours à la personne et à son autorité. La formation des cadres et des chefs.

Mais il est un côté du régime de Gandhi qui n’a rien de commun avec ceux d’Occident, ou présents ou passés. C’est son côté proprement hindou et chrétien.

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Ce côté se résume en un mot : Ahimsâ – la doctrine et la pratique de la non-violence. Ahimsâ signifie au sens étymologique : abstention de nuire.

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Commentaire : On a tenté de toutes les manières possibles de dénigrer Gandhi, notamment en disant qu'il se comportait de manière tyrannique envers sa famille. Je n'en sais rien, je n'étais pas là. Néanmoins son message conserve toute sa valeur humaniste.  

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* Issu d’une famille illustre, Lanza del Vasto est né en Sicile en 1901 et décédé en 1981. En 1936, il entreprend un long voyage en Inde qu’il raconte dans ce livre. À son retour, ce disciple chrétien de Gandhi se fait apôtre de la non-violence en fondant des communautés, en France et dans plusieurs autres pays, pour répandre cette philosophie. Immense a été la répercussion de son œuvre poétique, initiation à la sagesse millénaire de l’Inde, où l’humour a sa place.