7 novembre 2010

Illogisme

… de l’humour, de l’art et de la poésie

«Pour ce que rire, dit Rabelais, est le propre de l’homme.»

Le grand hermétiste tourangeau, qui tant usa et abusa du rire et d’une scatologie divertissante pour enrober de dangereuses vérités, savait fort bien que cette assignation du rire n’était pas limitative, du moins dans l’ordre le plus élevé.

C’est à l’homme, en effet, que commence le rire dont sont exclus le minéral, le végétal et même l’animal. Quand ce dernier parvient à rire – et tous ceux qui ont scruté la psychologie d’un chien intelligent, savent que c’est possible – on peut dire de lui qu’il est aux confins de l’humanité.


Mais, bien loin de s’arrêter à l’homme et d’être son apanage exclusif (ce qui le confinerait dans les régions subdivines) le rire va croissant dans les sphères célestes et s’amplifie à mesure que s’exhaussent les dieux.

(…) Déjà Homère nous faisait entendre le rire formidable de Zeus dans l’Olympe, à quoi faisaient écho les rires immenses des dieux.

Le rire est proprement divin et l’homme n’en jouit que par délégation exceptionnelle, à cause de la tendresse que la Divinité garde pour lui. S’il s’avisait seulement de la splendeur du don qui lui est fait, il cesserait de verser des larmes, car les larmes irritent les dieux.

Le plus grand devoir de l’homme est d’être heureux et de le manifester, soit par le rire, soit par cette promesse du rire qu’est le sourire, fenêtre entrebâillée sur le ciel.

Le rire et la raison

Tout ce qui découle du rire ou le provoque est d’ordre supérieur, même si les apparences lui sont contraires, car il est le chemin d’accès aux plus strictes vérités.

Pourtant les hommes n’accordent pas au rire la place royale qui lui est due. Le sérieux est l’héritage congénital de la logique et le rire est ce qu’il y a de plus illogique pour les gens sérieux.

(…) Les enfants rient de moins en moins à mesure qu’ils grandissent et cependant leur faculté de rire est encore puissante et ils la libèrent par accès.

C’est le contraire de l’éducation qui bloque chez les adolescents la soupape du rire, d’où la nécessité du fou rire destiné à prévenir, de loin en loin, l’explosion.

L’adulte rit peu, le vieillard encore moins, car la logique interdit le rire. Celui-ci est parqué dans des enceintes spéciales (théâtres, cinémas, etc.) où l’on convient de déposer le masque rationnel. In reprend ensuite celui-ci plus tristement que jamais à la sortie. D’ailleurs il n’est licite de rire qu’en bande. Malheur à qui rit tout seul!

Néanmoins que de rire épandu dans la Nature! Ce n’est pas en vain qu’on parle de vallées riantes et de coteaux riants. Le soleil rit entre les nuages et c’est quand il est caché que la Nature pleure. Parfois les deux se mélangent : pleurs et rires d’avril

Le rire vide l’Homme de ses craintes et de ses noirceurs.

Le rire attribut du divin

Le rire est une liberté. Le rire ne peut être totalitaire. Si l’homme le tue, il tue l’homme et c’est bien ainsi.

En réalité c’est le rire que l’Inquisition menait au bûcher. Mais le rire est immortel et renaît sans cesse de ses cendres, comme l’oiseau divin, le Phénix.

Comment l’humour est le sens exact de la relativité

Peu de gens comprennent encore aujourd’hui le rôle véritable de l’humour, bien que ce mode de raisonnement, à défaut du mot, ait été employé, il y a longtemps déjà par les Éléates et par Socrate, premier accoucheur des esprits d’autrefois.

L’humour c’est le sens exact de la relativité de toute chose, c’est la critique constante de ce que l’on croit être définitif, c’est la porte ouverte aux possibilités nouvelles sans lesquelles aucun progrès de l’esprit ne serait possible.

Partout où l’homme déclare avec satisfaction qu’il est parvenu à une certitude, qu’il s’agisse du domaine scientifique ou du domaine moral, l’humour intervient, suivant la maïeutique, et, prolongeant le raisonnement jusqu’à l’endroit où il échoue, nous en fait voir d’un éclatante façon la relativité. (…) Il ne nous conduit pas dans un monde nouveau, mais il nous prouve que notre monde est limité et que derrière le mur qui nous arrête, doit exister autre chose. On a donc tort de voir dans l’humour un simple divertissement stérile de l’esprit; aucune critique ne peut être plus profonde ni plus féconde en résultats.

L’humour paraît dangereux parce qu’il s’insinue dans les «choses sérieuses», dans les raisonnements admis qui sont le fondement même de la connaissance humaine, pour les pousser jusqu’à l’absurde et en prouver par eux-mêmes la relativité.

(…) Quand l’homme civilisé hausse les épaules devant les productions de l’humoriste et, riant malgré lui, déclare avec indulgence : «C’est idiot», il a raison, mais l’idiot c’est lui.

Le poète est un évadé de la logique

L’autre catégorie à laquelle on passe tout, parce qu’elle est considérée comme irresponsable, est celle des poètes, à la fois chéris et méprisés.

C’est de la logique que leur vient le coup de pied de l’âne et plus spécialement de l’âne savant.

(…) Il y a nettement imperméabilité entre la connaissance logicienne et cette évasion dans l’illogique qui est la marque du poète d’aujourd’hui. À mesure que celui-ci se réfugie dans l’abstrait, il s’éloigne de plus en plus du concret où les docteurs Fretet frétillent dans leur vase et l’espace qui les sépare du rationnel se mesure à la pitié qui les suit.

(…) La prochaine vague d’assaut devra donc égorger aussi la lettre et utiliser le graphisme blanc. Parvenue à ce point, la poésie ne sera plus littéraire mais, ayant franchi le mur de la logique, aura devant elle des terrains vierges d’expression.

À quoi bon étendre ces considérations aux autres arts pour lesquels le problème est éternellement le même. Les données sont dans le monde logique; les solutions sont dans l’irrationnel.

Conclusion à laquelle ont abouti, dans tous les temps, les plus grands esprits de ce monde et que le lecteur entrevoit à travers les jugements ci-après.

Léonard de Vinci : «La peinture considère l’esprit à travers les mouvements du corps.»

Savoranole : «C’est par-delà les objets visibles qu’on doit chercher la vérité suprême dans son essence.»

Alberti : «Il faut que la peinture laisse penser bien plus qu’elle ne laisse voir.»

Radindranath Tagore : «L’homme ne peut avoir la vraie vision de la beauté omniprésente que lorsqu’il est capable de voir les choses sans liaison avec son intérêt personnel..»  

Paul Valéfry : «La poésie est l’art de représenter ou de restituer, par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose, que tentent obstinément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs.»

Marcel Proust : «Le champ ouvert au  musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu.»

Cette fille de vieux : la raison

Mercello-Fabri avait dans «Regards sur les destins des Arts», émis quelques aphorismes, celui-ci, entre autres :
«La mission pérennale de l’art fut et est toujours d’appréhender l’inconnu.»

Mais il a vu le problème de plus près lorsque qu’il a écrit :
«L’art n’a pas à connaître de la raison. Mais de l’irraison – qui n’est pas déraison.»

Ce qu’il accentue encore en décochant une flèche à l’ennemie :
«Cette fille de vieux, la raison.»

Il semble utile d’aller plus loin. Ces mots sacrent la religion première, qui va des inscriptions rupestres à la colombe de Picasso.

Beaucoup sont prêtres sans le savoir et, parce que leur autel est invisible, croient que leur vérité est concrète dans un monde abstrait. Mais le fait même d’y croire, fût-ce à l’erreur, est un acte de foi et l’éternel croyant qu’est et que sera de plus en plus l’artiste finira toujours par croire, au contraire, que sa vérité est abstraite dans un monde concret.

Georges Barbarin
     Extraits de : Voyage au bout de la raison
     Éditions de l’Âge d’Or, 1962 (épuisé)

2 commentaires:

  1. Anonyme7.11.10

    Absolument sublime!
    On oublie tant l'importance de l'indéfinissable...Pendant que certains perdent un temps fou à définir pour "cerner" la réalité.
    S'il n'y avait que la guerre et l'art (sic) des affaires pour "relever" l'Homme, nous serions plus bas que des rats...
    On retient de l'Humanité deux choses: les barbaries et l'art.
    L'un tue, pendant que l'autre fait vivre...ce rampant.
    Bonne journée!

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  2. L'immensité sans fin, les espaces troublants,
    Tous ces mondes épars, changeantes atmosphères,
    Ces éblouissements de soleil, de lumières,
    D'extase, font frémir nos pauvres coeurs tremblants...
    - Jeanne Laval

    Tout océan a ses perles.
    Tout coeur a ses trésors infinis.

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