6 juillet 2019

Pourquoi tant de murs?

L’anthropologue et écrivain Serge Bouchard ne mâche pas ses mots, pas de faux politiquement correct si populaire de nos jours. Combiné à son sens de l’humour, c’est formidable. Toujours un plaisir de l’écouter.
                    

Extraits de l’émission Récit : Les murs, ces barrières érigées par l’humain 

Audiofil 30 juin 2019 

Introduction :
«Ce mur qui nous protège est aussi celui qui nous emprisonne. De toute façon le mur est obstacle. Oui, un mur veut dire quelque chose : keep out, verbotten, accès interdit, privé, au-delà de ce mur vous êtes en danger, chien méchant, stop. Mais, nous parlons aussi aux murs : dessins, graffitis, slogans, affiches... Écrire son histoire. À force de construire des murs nous finirons par vivre dans un labyrinthe, twoujours dans un corridor, privés d’horizon, un jeu tragique. Au-delà de ce mur, la liberté. Dans ce Récit je vous invite à longer les murs, à la recherche d’une porte, à la recherche d’une clé.»

Notre «mur de la honte» à Ville-Mont-Royal :
«Y’a les intra muros et les extra muros. Et là, il faut décider qui rentre et qui reste dehors, et quand tu fermes la porte. Alors je protège certaines personnes, je sacrifie les autres. Pis des murs comme ça, on s’y habitue. Ça sépare les classes sociales. Tu laisses dehors les pauvres. Ceux qui n’valent rien. Les Monsieur et Madame Chose, tu vas les laisser dehors. On en a un à Montréal, un mur de la honte. J’étais jeune mais je me souviens du grand débat qu’on a oublié. À chaque fois que je passe sur l’Acadie je le regarde sur ma gauche, c’est le mur de Ville Mont-Royal. C’pas des farces, y’ont fait un mur! Je mets une clôture Frost pour séparer ma ville de Parc-Extension de l’autre côté. Et là, les gens qui vivent dans les blocs appartements du côté est de l’Acadie, y’é pas question qu’y aillent se promener dans les parcs et les quartiers riches boisés de Ville Mont-Royal. Personne s’est caché de ça! [...] Le mur finit toujours par isoler même si c’est une petite clôture Frost. C’est une atteinte à notre liberté.»

Photo Google map. Ville Mont-Royal à gauche (ouest) et Parc-Extension à droite (est). Comptez les arbres et les piscines à gauche... La clôture Frost incluait quatre portes pour la circulation piétonnière qu’on cadenassait après 23 h. C’était carrément de la ségrégation sociale. Dans cette veine, voyez Unequal Scenes du photographe Johnny  Miller (inégalités en milieu urbain) à la fin de l’article «Montréal la fêlée» 04.07.2019.

«Ça prend un mur pour fusiller les gens; quand on vous dit ‘allez près du mur’, c’pas une bonne nouvelle... dans l’histoire de l’humanité. Y’a beaucoup de sang sur les murs.»

«En définitive le mur ne sert à rien, il finit toujours par s’effondrer. Pensez à l’absurdité des politiciens qui ont dit ‘On le fait, un mur qui traverse une ville, on le fait, et y va durer tout le temps’. [...] Vingt-cinq ans plus tard tu mesures le niveau de crétinisme des constructeurs, des concepteurs et des politiciens penseurs : ‘Mais ils ont vraiment fait ça?’ Et pour nous, ça devient naturel, c’est comme ça, on s’habitue. Mais au fond c’est toujours scandaleux. [...] Les murs, c’est toujours la même chose, où que vous les fassiez [...], dans tous les cas vous finirez par avoir des barbelés, des contrôles de soldats, des tragédies sur les murs, qui de toute façon n’arrêtent jamais rien ni personne. Tout mur sera traversé. Y’a aucun mur qui est étanche, ça n’existe pas.»

«On répète toujours les mêmes erreurs. Quand on fait des guerres, on dit que c’est la dernière. En 14-18 on avait dit que c’était la dernière, en 39-45 on disait ‘on n’en fera pas une autre!’. On n’a jamais eu autant de guerres sur la planète qu’au moment où on se parle. On continue à tuer, à se faire tuer, à se battre pour toutes sortes de raisons, des fois on a même oublié pourquoi. Et les murs, c’est pareil.»

Ses commentaires sur le «mur de Trump» sont extra.  

Récit

Serge Bouchard
ICI Radio-Canada Première

Les murs, ces barrières érigées par l’humain

Pouvons-nous imaginer un monde sans murs, sans clôtures, sans barrières? se demande l'animateur Serge Bouchard. Oui, car 90 % de l'histoire de l'humanité s'est déroulée sans eux, notamment au paléolithique, la première période de la préhistoire. «Les seuls murs qui existaient étaient les barrières naturelles comme les chaînes de montagnes, les déserts et les mers infranchissables», raconte-t-il.
   Dès la fin du paléolithique, l’homme a voulu les franchir et aller au-delà de l’horizon. L’apparition du premier voleur a créé le premier mur, apparu vers 10 000 ans, au néolithique, et donc jeune dans l’histoire du monde. L’agriculture et la sédentarisation ont favorisé la prolifération des murs. Les chasseurs partageaient tout, mais pas l’agriculteur, qui conserve et protège du vol sa récolte. L’humain a donc érigé des villages et des champs clôturés.

Les murs de la colonisation

La colonisation du monde entier a amené la notion de frontière entre le civilisé et le sauvage. Les réserves indiennes ont incarné l’ère des murs, et les terrains de chasse ancestraux sont devenus numérotés. Ils font indéniablement partie de l’histoire du Canada.
   «On a assisté au quadrillage du monde entier. […] Il s’agissait toujours de mettre les gens au pas et au compas. […] C’est l’ère des titres, des papiers, des droits de passage, des notaires. Ce sont les pires murs.» (Serge Bouchard)  
   Les murs ont un lourd passé, surtout lorsqu’ils sont politiques et affichent une puissance symbolique et parfois historique. Par exemple : le mur du ghetto de Varsovie, le mur de Berlin, la barrière de séparation israélienne (BSI) de plus de 700 km avec la Palestine, le mur entre les États-Unis et le Mexique et la Grande Muraille de Chine.

Mur de Berlin – Chute du mur en 1989; photo d’archive de la Commission européenne. Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, près de 15 000 membres des forces armées de la République démocratique allemande (RDA) bloquèrent les rues et les voies ferrées qui menaient aux secteurs occidentaux de Berlin et commencèrent la pose de grillages et de barbelés pour séparer les secteurs est et ouest de la ville.

Ghetto de Varsovie – Le plus important ghetto juif en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. Le mur d’enceinte construit au centre de la ville isole 40 % de la population dans des conditions insalubres et inhumaines. Entre novembre 1940 et juillet 1942 autour de 80 000 personnes meurent sans déportation ni fusillade. Les causes de la mort sont la faim, les épidémies de typhus et la tuberculose. (Photo : Bundesarchiv)

Barrière de séparation israélienne (BSI) – Le «mur de sécurité» s’étend sur plus de 700 km, il s’agit à 95 % d’une haute clôture, mais dans les endroits urbains, comme à Bethléem, le mur est en béton et atteint 9 m de haut. Le plus stupéfiant de l’histoire est que les Israéliens font aux Palestiniens ce que les Allemands ont fait à la communauté juive de Varsovie. Quand même! (Photo : AFP)  

Barrière États-Unis / Mexique – En 2006, le Congrès approuve le projet Secure Fence Act de George W. Bush. Une séparation discontinue est érigée par les États-Unis sur leur territoire, le long de sa frontière avec le Mexique rendue possible grâce à plusieurs clôtures et murs. Le but : empêcher l'immigration illégale importante et le trafic de drogue. (Photo : Carlos Garcia Rawlins / Reuters, 15 novembre 2018)

Photo : Dominique Lafond

Serge Bouchard fait le point sur les valeurs qui guident son existence en six fils conducteurs: la justice, la nature, l’imaginaire, l’amour, la mémoire et l’humanité.

En principes : Serge Bouchard
Nouveau Projet 13 | Printemps-été 2018


1. La justice qui répare
Dans la cour de mon école primaire, je fus du camp des justiciers. Ce parti pris m’est venu tout naturellement, sans que j’y réfléchisse. C’est incroyable ce qu’on apprend dans une cour d’école. Ce n’était rien que des petites affaires, mais à l’échelle de notre monde d’enfants, la chamaille prenait des airs de grandes guerres. Il y avait les bons, il y avait des méchants. Je faisais la bataille aux intimidateurs, à tous ces petits matamores qui abusaient de leur force en s’en prenant aux plus faibles. De même dans les films de cowboys, je prenais toujours pour les Indiens, souhaitant que Geronimo l’emporte sur John Wayne, espérant qu’à la fin du film, le chef apache parvienne à chasser la cavalerie américaine de ses terres. D’aussi loin que je me souvienne, le spectacle de l’injustice m’a profondément indigné. Je fus pour les pauvres contre les riches, pour l’Afrique contre le colonisateur, pour l’ouvrier contre le patron, pour la déesse-mère contre le Dieu vengeur, pour les victimes, les oubliés, les opprimés. Ces idées de correction et de redressement ont habité ma vie de bout en bout; comment réparer un monde à ce point brisé? D’ailleurs, la rue où je faisais peur aux méchants de mon enfance s’appelait le boulevard de la Réparation.

2. La nature qui console
Je crois avoir appris la beauté en observant un arbre. Était-ce un orme, était-ce un tremble, je ne me souviens plus vraiment. Mais c’était un arbre. Quelle émotion j’ai ressentie devant son écorce, ses rides, ses marques, ses blessures; la droiture du tronc, la patience du bois... Cette forme à chaque fois unique me révélait toute la complexité des chemins du temps. Je fus tout aussi bouleversé devant le fleuve, les bateaux sur le fleuve, le ciel, les nuages, les tempêtes et les orages, les oiseaux. La beauté est devenue ma réalité, je l’ai toujours cherchée, trouvée, dans le camion, dans l’autobus, dans le regard des gens, leur histoire, dans l’ordinaire de nos jours, les vieilles maisons, les champs minutieusement fauchés, dans l’apparition d’un animal sauvage au détour d’un sentier. Autant parler de la beauté du monde, sa part de mystère, sa part d’inexpliqué. Et autant le dire : j’aurai détesté mon époque, son bâti, ses allures, ses devantures commerciales, ses architectures fonctionnelles, son insipide logique de l’économie. Je me suis toujours consolé en sachant que là-bas, vers le Nord, des milliards d’épinettes noires veillaient à la beauté absolue; dans mon arrière-pensée il est un arrière-pays dont je suis le gardien, comme d’un musée aux chefs-d’œuvre inestimables.

3. L’imaginaire qui recrée
Ce ne fut pas pour moi un refuge : l’imaginaire a été mon champ d’exploration, mon unique façon d’être, mon oxygène de chaque instant. Comme Bachelard et combien d’autres, j’ai toujours cherché à découvrir des univers de sens dans une simple goutte d’eau ou l’unique flamme d’une chandelle. Donner une âme à toutes choses, imaginer l’essence de ces choses, voilà qui occupe vos journées. L’imaginaire fut pour moi une forme supérieure de conscience. En cela, je suis un élève de Gilbert Durand dont l’œuvre a contribué à établir un nouvel esprit anthropologique fondé sur la réhabilitation de l’imaginaire face à la rationalité, la logique, la dialectique. Attention! l’imaginaire n’est pas la tare de la pensée primitive ou, comme disait Pascal, la «folle du logis» : l’imaginaire serait plutôt la nébuleuse d’où naissent toutes les métaphores. C’est à ce grand flou magnifique que j’ai toujours puisé. Si le monde se résumait à des chiffres, des formules, des algorithmes, alors nous n’aurions plus qu’à nous soumettre platement à l’empire de la Raison. Bien au contraire, par les vertus de notre intelligence intuitive, et en exerçant notre raison sensible, nous sommes libres de créer un monde profondément humain.

4. L’amour qui donne
De tous les mystères, l’amour reste le plus grand. Même s’il est au cœur des aspirations humaines et omniprésent dans la littérature, le cinéma, tous les arts, toute la culture, on n’y comprend toujours pas grand-chose. Comme la mort, pour autant qu’il se répète, pour aussi familier qu’il nous apparaisse, l’amour demeure sans explication, sans raison. Le «je» doit tout donner au verbe «aimer»; il n’a ni réserve, ni condition, ni à-peu-près. Suspension du jugement, courage aveugle, l’acte amoureux représente le plongeon ultime: on ne songe pas à plonger, on saute, les yeux fermés. Tout être amoureux doit confesser son impuissance face à cet attrait. Je me définis ainsi, conscient de recevoir beaucoup d’amour et d’en donner tout autant, mais conscient surtout de tenir à l’amour comme on tient à la vie; un trapéziste sans filet. Ce qui s’oppose à l’amour, ce qui le tue, c’est le calcul, l’économie, c’est l’intérêt, le petit moi qui s’avantage et se protège et demeure finalement sur son quant-à-soi. À cause de l’individualisme moderne et des plaisirs solitaires si accessibles, à cause de l’économie qui dirige nos destinées, je crois que nous vivons dans un monde adverse à l’amour véritable.

5. La mémoire qui raconte
Dans ma vie, j’aurai passé beaucoup de temps à imaginer le passé. Fasciné par la durée, par le témoignage du temps, je me suis recueilli devant tout ce qui avait de la profondeur en ces matières: la roche laurentienne, le grain de sable, l’eau, une grange, un clou rouillé, un vieil arbre, une vieille personne. J’ai médité devant le vieux jusqu’à vouloir tout saisir de son être – et jusqu’à le devenir moi-même, tiens! L’histoire fut pour moi une passion, au même titre que l’anthropologie, la littérature ou la philosophie. Mon frère, devenu géologue, m’avait initié très jeune à la temporalité fondamentale : l’âge de l’univers, du soleil, de la terre. J’ai vite appris les grandes époques géologiques, du cambrien au pléistocène. Émerveillé devant ces mondes, mon regard fut transformé à jamais. Chaque paysage est une histoire inépuisable, tout comme chaque être humain est un puits sans fond de mémoire. Histoire de vie, histoire de la matière, inventaire des imaginaires, des mythes, des consciences, je crois avoir parcouru un itinéraire fascinant le long duquel je ne me suis jamais ennuyé.

6. L’humanité qui unit
Je retiens ceci de la très grande histoire. Pour autant que l’on sache, des hommes modernes, je parle des Homo sapiens, sont apparus en plusieurs régions de l’Afrique il y a plus de 200 000 ans. Ces êtres nouveaux, produits d’une extraordinaire mutation, étaient dotés d’une conscience réfléchie. Pour la première fois dans l’histoire de la vie, la matière devenue organique achevait le travail de l’évolution et peaufinait sa capacité de réflexion déjà présente chez les humains archaïques. La pensée se pensait finalement elle-même, l’être se voyait clairement dans le monde. Nous tenons là l’acte de naissance de notre humanité. Ces groupes anciens, mais déjà si modernes, formèrent des familles et la notion même de famille fut la référence des humains pendant toute la durée de leur existence en tant qu’espèce sur la terre. Ces familles voyageaient, elles rencontraient d’autres familles, mêlant leurs gênes, mais surtout, agrandissant sans cesse le «cercle de la famille». L’humain moderne représente le résultat de toutes ces aventures : il est essentiellement migrateur et métissé. Si l’amour fait grandir les êtres amoureux, le métissage renforce et embellit les enfants de ces rencontres. Pour cela, pour la cause de l’humain, pour son anthropologie remarquable, j’avoue avoir vécu en tant qu’humaniste invétéré, amoureux de l’espèce humaine, une espèce née de mille et une histoires, et d’autant de langues et de cultures, une espèce tour à tour éparpillée et rapaillée, et pourtant unique, et parfois unie.

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Anthropologue, écrivain et animateur de radio, Serge Bouchard a consacré sa vie à l’histoire des Amérindiens, des Métis, de l’Amérique francophone et à la nordicité.
Il est l’auteur d’une vingtaine de livres et le lauréat de nombreuses distinctions, dont le Prix du Gouverneur général pour son essai Les yeux tristes de mon camion – disponible en livre audio :

Dernier ouvrage :


L’œuvre du grand lièvre Filou
Serge Bouchard, Éditions MultiMondes, 217 pages.

«C’est un livre de voyage... un livre de voyage dans ma vie, à travers l’Amérique », commente l’auteur, en entrevue. «C’est un voyage qui se passe à plusieurs niveaux : au niveau historique, géographique, philosophique, et de façon importante, toponymique – la façon de nommer les lieux.»
   De la route, des paysages, des rencontres, il en a fait beaucoup, au fil des deux millions de kilomètres parcourus dans sa vie.
   «C’est un livre qui a un petit côté testamentaire, dans le bon sens du terme, pas dans le sens négatif. Je n’ai plus l’usage de mes jambes. Je ne voyage plus comme je voyageais. C’est un peu un livre qui fait une pause – je dirais même une pause finale. C’est un guide pratique pour apprendre à aimer un territoire, à le connaître, à le visiter, à en parler, à inventer un discours. C’est mon cri du cœur, au fond. Le livre témoigne aussi du fait que je ne me suis pas ennuyé dans ma vie!»
(Source : Journal de Québec)

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