Extraits
de l’émission Récit : Les murs, ces
barrières érigées par l’humain
Audiofil 30 juin 2019
Introduction
:
«Ce
mur qui nous protège est aussi celui qui nous emprisonne. De toute façon le mur
est obstacle. Oui, un mur veut dire quelque chose : keep out, verbotten, accès interdit, privé, au-delà de ce mur vous êtes en danger, chien méchant, stop. Mais,
nous parlons aussi aux murs : dessins, graffitis, slogans, affiches...
Écrire son histoire. À force de construire des murs nous finirons par vivre
dans un labyrinthe, twoujours dans un corridor, privés d’horizon, un jeu
tragique. Au-delà de ce mur, la liberté. Dans ce Récit je vous invite à longer
les murs, à la recherche d’une porte, à la recherche d’une clé.»
Notre
«mur de la honte» à Ville-Mont-Royal :
«Y’a
les intra muros et les extra muros. Et là, il faut décider qui rentre et qui
reste dehors, et quand tu fermes la porte. Alors je protège certaines
personnes, je sacrifie les autres. Pis des murs comme ça, on s’y habitue. Ça
sépare les classes sociales. Tu laisses dehors les pauvres. Ceux qui n’valent
rien. Les Monsieur et Madame Chose, tu vas les laisser dehors. On en a un à
Montréal, un mur de la honte. J’étais jeune mais je me souviens du grand débat qu’on
a oublié. À chaque fois que je passe sur l’Acadie je le regarde sur ma gauche,
c’est le mur de Ville Mont-Royal. C’pas des farces, y’ont fait un mur! Je mets
une clôture Frost pour séparer ma ville de Parc-Extension de l’autre côté. Et
là, les gens qui vivent dans les blocs appartements du côté est de l’Acadie,
y’é pas question qu’y aillent se promener dans les parcs et les quartiers
riches boisés de Ville Mont-Royal. Personne s’est caché de ça! [...] Le mur
finit toujours par isoler même si c’est une petite clôture Frost. C’est
une atteinte à notre liberté.»
Photo
Google map. Ville Mont-Royal à gauche (ouest) et Parc-Extension à droite (est).
Comptez les arbres et les piscines à gauche... La clôture Frost incluait quatre
portes pour la circulation piétonnière qu’on cadenassait après 23 h. C’était
carrément de la ségrégation sociale. Dans cette veine, voyez Unequal Scenes du photographe Johnny Miller (inégalités en milieu urbain) à la fin
de l’article «Montréal la fêlée» 04.07.2019.
«Ça
prend un mur pour fusiller les gens; quand on vous dit ‘allez près du mur’,
c’pas une bonne nouvelle... dans l’histoire de l’humanité. Y’a beaucoup de sang
sur les murs.»
«En
définitive le mur ne sert à rien, il finit toujours par s’effondrer. Pensez à
l’absurdité des politiciens qui ont dit ‘On le fait, un mur qui traverse une
ville, on le fait, et y va durer tout le temps’. [...] Vingt-cinq ans plus tard
tu mesures le niveau de crétinisme des constructeurs, des concepteurs et des
politiciens penseurs : ‘Mais ils ont vraiment fait ça?’ Et pour nous, ça
devient naturel, c’est comme ça, on s’habitue. Mais au fond c’est toujours
scandaleux. [...] Les murs, c’est toujours la même chose, où que vous les
fassiez [...], dans tous les cas vous finirez par avoir des barbelés, des
contrôles de soldats, des tragédies sur les murs, qui de toute façon n’arrêtent
jamais rien ni personne. Tout mur sera traversé. Y’a aucun mur qui est étanche,
ça n’existe pas.»
«On
répète toujours les mêmes erreurs. Quand on fait des guerres, on dit que c’est
la dernière. En 14-18 on avait dit que c’était la dernière, en 39-45 on disait ‘on
n’en fera pas une autre!’. On n’a jamais eu autant de guerres sur la planète
qu’au moment où on se parle. On continue à tuer, à se faire tuer, à se battre
pour toutes sortes de raisons, des fois on a même oublié pourquoi. Et les murs,
c’est pareil.»
Ses
commentaires sur le «mur de Trump» sont extra.
Récit
Serge Bouchard
ICI
Radio-Canada Première
Les murs, ces barrières érigées par
l’humain
Pouvons-nous
imaginer un monde sans murs, sans clôtures, sans barrières? se demande
l'animateur Serge Bouchard. Oui, car 90 % de l'histoire de l'humanité s'est
déroulée sans eux, notamment au paléolithique, la première période de la
préhistoire. «Les seuls murs qui existaient étaient les barrières naturelles
comme les chaînes de montagnes, les déserts et les mers infranchissables»,
raconte-t-il.
Dès la fin du paléolithique, l’homme a voulu
les franchir et aller au-delà de l’horizon. L’apparition du premier voleur a
créé le premier mur, apparu vers 10 000 ans, au néolithique, et donc jeune dans
l’histoire du monde. L’agriculture et la sédentarisation ont favorisé la
prolifération des murs. Les chasseurs partageaient tout, mais pas
l’agriculteur, qui conserve et protège du vol sa récolte. L’humain a donc érigé
des villages et des champs clôturés.
Les murs de la colonisation
La
colonisation du monde entier a amené la notion de frontière entre le civilisé
et le sauvage. Les réserves indiennes ont incarné l’ère des murs, et les
terrains de chasse ancestraux sont devenus numérotés. Ils font indéniablement partie
de l’histoire du Canada.
«On a assisté au quadrillage du monde
entier. […] Il s’agissait toujours de mettre les gens au pas et au compas. […]
C’est l’ère des titres, des papiers, des droits de passage, des notaires. Ce
sont les pires murs.» (Serge Bouchard)
Les murs ont un lourd passé, surtout
lorsqu’ils sont politiques et affichent une puissance symbolique et parfois historique.
Par exemple : le mur du ghetto de Varsovie, le mur de Berlin, la barrière
de séparation israélienne (BSI) de plus de 700 km avec la Palestine, le mur
entre les États-Unis et le Mexique et la Grande Muraille de Chine.
Mur de Berlin – Chute du mur en 1989; photo d’archive
de la Commission européenne. Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, près de 15 000
membres des forces armées de la République démocratique allemande (RDA) bloquèrent
les rues et les voies ferrées qui menaient aux secteurs occidentaux de Berlin
et commencèrent la pose de grillages et de barbelés pour séparer les secteurs
est et ouest de la ville.
Ghetto de Varsovie – Le plus important ghetto juif en
Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. Le mur d’enceinte construit au
centre de la ville isole 40 % de la population dans des conditions insalubres
et inhumaines. Entre novembre 1940 et juillet 1942 autour de 80 000
personnes meurent sans déportation ni fusillade. Les causes de la mort sont la
faim, les épidémies de typhus et la tuberculose. (Photo : Bundesarchiv)
Barrière de séparation israélienne
(BSI) – Le «mur de
sécurité» s’étend sur plus de 700 km, il s’agit à 95 % d’une haute clôture,
mais dans les endroits urbains, comme à Bethléem, le mur est en béton et
atteint 9 m de haut. Le plus stupéfiant de l’histoire est que les Israéliens
font aux Palestiniens ce que les Allemands ont fait à la communauté juive de
Varsovie. Quand même! (Photo : AFP)
Barrière États-Unis / Mexique – En 2006, le Congrès approuve le
projet Secure Fence Act de George W. Bush. Une séparation
discontinue est érigée par les États-Unis sur leur territoire, le long de sa
frontière avec le Mexique rendue possible grâce à plusieurs clôtures et murs. Le
but : empêcher l'immigration illégale importante et le trafic de drogue. (Photo :
Carlos Garcia Rawlins / Reuters, 15 novembre 2018)
Photo :
Dominique Lafond
Serge
Bouchard fait le point sur les valeurs qui guident son existence en six fils
conducteurs: la justice, la nature, l’imaginaire, l’amour, la mémoire et
l’humanité.
En principes : Serge Bouchard
Nouveau
Projet 13 | Printemps-été 2018
1. La justice qui répare
Dans
la cour de mon école primaire, je fus du camp des justiciers. Ce parti pris
m’est venu tout naturellement, sans que j’y réfléchisse. C’est incroyable ce
qu’on apprend dans une cour d’école. Ce n’était rien que des petites affaires,
mais à l’échelle de notre monde d’enfants, la chamaille prenait des airs de
grandes guerres. Il y avait les bons, il y avait des méchants. Je faisais la
bataille aux intimidateurs, à tous ces petits matamores qui abusaient de leur
force en s’en prenant aux plus faibles. De même dans les films de cowboys, je
prenais toujours pour les Indiens, souhaitant que Geronimo l’emporte sur John
Wayne, espérant qu’à la fin du film, le chef apache parvienne à chasser la
cavalerie américaine de ses terres. D’aussi
loin que je me souvienne, le spectacle de l’injustice m’a profondément indigné.
Je fus pour les pauvres contre les riches, pour l’Afrique contre le
colonisateur, pour l’ouvrier contre le patron, pour la déesse-mère contre le
Dieu vengeur, pour les victimes, les oubliés, les opprimés. Ces idées de
correction et de redressement ont habité ma vie de bout en bout; comment
réparer un monde à ce point brisé? D’ailleurs, la rue où je faisais peur aux
méchants de mon enfance s’appelait le boulevard de la Réparation.
2. La nature qui console
Je
crois avoir appris la beauté en observant un arbre. Était-ce un orme, était-ce
un tremble, je ne me souviens plus vraiment. Mais c’était un arbre. Quelle
émotion j’ai ressentie devant son écorce, ses rides, ses marques, ses
blessures; la droiture du tronc, la patience du bois... Cette forme à chaque
fois unique me révélait toute la complexité des chemins du temps. Je fus tout
aussi bouleversé devant le fleuve, les bateaux sur le fleuve, le ciel, les
nuages, les tempêtes et les orages, les oiseaux. La beauté est devenue ma
réalité, je l’ai toujours cherchée, trouvée, dans le camion, dans l’autobus,
dans le regard des gens, leur histoire, dans l’ordinaire de nos jours, les
vieilles maisons, les champs minutieusement fauchés, dans l’apparition d’un
animal sauvage au détour d’un sentier. Autant parler de la beauté du monde, sa
part de mystère, sa part d’inexpliqué. Et
autant le dire : j’aurai détesté mon époque, son bâti, ses allures, ses
devantures commerciales, ses architectures fonctionnelles, son insipide logique
de l’économie. Je me suis toujours consolé en sachant que là-bas, vers le
Nord, des milliards d’épinettes noires veillaient à la beauté absolue; dans mon
arrière-pensée il est un arrière-pays dont je suis le gardien, comme d’un musée
aux chefs-d’œuvre inestimables.
3. L’imaginaire qui recrée
Ce
ne fut pas pour moi un refuge : l’imaginaire a été mon champ d’exploration, mon
unique façon d’être, mon oxygène de chaque instant. Comme Bachelard et combien
d’autres, j’ai toujours cherché à découvrir des univers de sens dans une simple
goutte d’eau ou l’unique flamme d’une chandelle. Donner une âme à toutes
choses, imaginer l’essence de ces choses, voilà qui occupe vos journées.
L’imaginaire fut pour moi une forme supérieure de conscience. En cela, je suis
un élève de Gilbert Durand dont l’œuvre a contribué à établir un nouvel esprit
anthropologique fondé sur la réhabilitation de l’imaginaire face à la
rationalité, la logique, la dialectique. Attention! l’imaginaire n’est pas la
tare de la pensée primitive ou, comme disait Pascal, la «folle du logis» :
l’imaginaire serait plutôt la nébuleuse d’où naissent toutes les métaphores.
C’est à ce grand flou magnifique que j’ai toujours puisé. Si le monde se résumait à des chiffres, des formules, des algorithmes,
alors nous n’aurions plus qu’à nous soumettre platement à l’empire de la
Raison. Bien au contraire, par les
vertus de notre intelligence intuitive, et en exerçant notre raison sensible,
nous sommes libres de créer un monde profondément humain.
4. L’amour qui donne
De
tous les mystères, l’amour reste le plus grand. Même s’il est au cœur des
aspirations humaines et omniprésent dans la littérature, le cinéma, tous les
arts, toute la culture, on n’y comprend toujours pas grand-chose. Comme la
mort, pour autant qu’il se répète, pour aussi familier qu’il nous apparaisse,
l’amour demeure sans explication, sans raison. Le «je» doit tout donner au verbe
«aimer»; il n’a ni réserve, ni condition, ni à-peu-près. Suspension du
jugement, courage aveugle, l’acte amoureux représente le plongeon ultime: on ne
songe pas à plonger, on saute, les yeux fermés. Tout être amoureux doit
confesser son impuissance face à cet attrait. Je me définis ainsi, conscient de
recevoir beaucoup d’amour et d’en donner tout autant, mais conscient surtout de
tenir à l’amour comme on tient à la vie; un trapéziste sans filet. Ce qui s’oppose à l’amour, ce qui le tue,
c’est le calcul, l’économie, c’est l’intérêt, le petit moi qui s’avantage et se
protège et demeure finalement sur son quant-à-soi. À cause de
l’individualisme moderne et des plaisirs solitaires si accessibles, à cause de
l’économie qui dirige nos destinées, je crois que nous vivons dans un monde
adverse à l’amour véritable.
5. La mémoire qui raconte
Dans
ma vie, j’aurai passé beaucoup de temps à imaginer le passé. Fasciné par la
durée, par le témoignage du temps, je me suis recueilli devant tout ce qui
avait de la profondeur en ces matières: la roche laurentienne, le grain de
sable, l’eau, une grange, un clou rouillé, un vieil arbre, une vieille
personne. J’ai médité devant le vieux jusqu’à vouloir tout saisir de son être –
et jusqu’à le devenir moi-même, tiens! L’histoire fut pour moi une passion, au
même titre que l’anthropologie, la littérature ou la philosophie. Mon frère,
devenu géologue, m’avait initié très jeune à la temporalité fondamentale :
l’âge de l’univers, du soleil, de la terre. J’ai vite appris les grandes
époques géologiques, du cambrien au pléistocène. Émerveillé devant ces mondes,
mon regard fut transformé à jamais. Chaque
paysage est une histoire inépuisable, tout comme chaque être humain est un
puits sans fond de mémoire. Histoire de vie, histoire de la matière,
inventaire des imaginaires, des mythes, des consciences, je crois avoir
parcouru un itinéraire fascinant le long duquel je ne me suis jamais ennuyé.
6. L’humanité qui unit
Je
retiens ceci de la très grande histoire. Pour autant que l’on sache, des hommes
modernes, je parle des Homo sapiens, sont apparus en plusieurs régions de
l’Afrique il y a plus de 200 000 ans. Ces êtres nouveaux, produits d’une
extraordinaire mutation, étaient dotés d’une conscience réfléchie. Pour la
première fois dans l’histoire de la vie, la matière devenue organique achevait
le travail de l’évolution et peaufinait sa capacité de réflexion déjà présente
chez les humains archaïques. La pensée se pensait finalement elle-même, l’être
se voyait clairement dans le monde. Nous tenons là l’acte de naissance de notre
humanité. Ces groupes anciens, mais déjà si modernes, formèrent des familles et
la notion même de famille fut la référence des humains pendant toute la durée
de leur existence en tant qu’espèce sur la terre. Ces familles voyageaient,
elles rencontraient d’autres familles, mêlant leurs gênes, mais surtout,
agrandissant sans cesse le «cercle de la famille». L’humain moderne représente le résultat de toutes ces aventures : il
est essentiellement migrateur et métissé. Si l’amour fait grandir les êtres
amoureux, le métissage renforce et embellit les enfants de ces rencontres. Pour
cela, pour la cause de l’humain, pour son anthropologie remarquable, j’avoue
avoir vécu en tant qu’humaniste invétéré, amoureux de l’espèce humaine, une
espèce née de mille et une histoires, et d’autant de langues et de cultures,
une espèce tour à tour éparpillée et rapaillée, et pourtant unique, et parfois
unie.
---
Anthropologue,
écrivain et animateur de radio, Serge Bouchard a consacré sa vie à l’histoire
des Amérindiens, des Métis, de l’Amérique francophone et à la nordicité.
Il est
l’auteur d’une vingtaine de livres et le lauréat de nombreuses distinctions,
dont le Prix du Gouverneur général pour son essai Les yeux tristes de mon camion – disponible en livre audio :
Dernier
ouvrage :
L’œuvre du grand lièvre Filou
Serge
Bouchard, Éditions MultiMondes, 217 pages.
«C’est
un livre de voyage... un livre de voyage dans ma vie, à travers l’Amérique »,
commente l’auteur, en entrevue. «C’est un voyage qui se passe à plusieurs
niveaux : au niveau historique, géographique, philosophique, et de façon
importante, toponymique – la façon de nommer les lieux.»
De la route, des paysages, des rencontres,
il en a fait beaucoup, au fil des deux millions de kilomètres parcourus dans sa
vie.
«C’est un livre qui a un petit côté
testamentaire, dans le bon sens du terme, pas dans le sens négatif. Je n’ai
plus l’usage de mes jambes. Je ne voyage plus comme je voyageais. C’est un peu
un livre qui fait une pause – je dirais même une pause finale. C’est un guide
pratique pour apprendre à aimer un territoire, à le connaître, à le visiter, à
en parler, à inventer un discours. C’est mon cri du cœur, au fond. Le livre
témoigne aussi du fait que je ne me suis pas ennuyé dans ma vie!»
(Source :
Journal de Québec)
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