~ Antoine
de Saint-Exupéry, Citadelle
Cette lettre écrite à Pietranera, près de Bastia, fut retrouvée bien en évidence sur la table d’Antoine par le commandant Gavoille, le soir de sa disparition le 31 juillet 1944. Elle portait l'adresse de l'épouse de Louis Joxe, père de Pierre Dalloz, à charge pour elle de la transmettre. Pierre Dalloz, un architecte avec qui Saint-Exupéry se lia d'amitié à partir de 1939, et qu'il retrouva ensuite à Alger, fut à l'origine du Plan Vercors (imaginé en mars 41, matérialisé et transmis en janvier 43 par Yves Farge à Jean Moulin, qui l'adopta aussitôt), devenu plus tard Plan Montagnards.
Lettre à Pierre Dalloz
30
juillet 1944, Secteur postal 99 027
Cher,
cher D.,
Que je
regrette vos quatre lignes! Vous êtes sans doute le seul homme que je
reconnaisse comme tel sur ce continent. J’aurais
aimé savoir ce que vous pensiez des temps présents. Moi, je désespère.
J’imagine
que vous pensez que j’avais raison sous tous les angles, sur tous les plans.
Quelle odeur! Fasse le ciel que vous me donniez tort. Que je serais heureux de
votre témoignage!
Moi, je
fais la guerre le plus profondément possible. Je suis certes le doyen des
pilotes de guerre du monde. La limite d’âge est de trente ans sur le type
d’avion monoplace de chasse que je pilote. Et l’autre jour, j’ai eu la panne
d’un moteur, à 10 000 mètres d’altitude, au-dessus d’Annecy, à l’heure
même où j’avais quarante-quatre ans! Tandis que je ramais sur les Alpes à
vitesse de tortue, à la merci de toute la chasse allemande, je rigolais
doucement en songeant aux super-patriotes qui interdisent mes livres en Afrique
du Nord. C’est drôle!
J’ai tout
connu depuis mon retour à l’escadrille (ce retour est un miracle). J’ai connu
la panne, l’évanouissement par accident d’oxygène, la poursuite par les
chasseurs, et aussi l’incendie en vol. Je paie bien. Je ne me crois pas trop
avare et je me sens charpentier sain. C’est ma seule satisfaction! Et aussi de
me promener, seul avion et seul à bord, des heures durant, sur la France, à
prendre des photographies. Ça, c’est étrange.
Ici on
est loin du bain de haine mais, malgré la gentillesse
de l’escadrille, c’est tout de même un peu la misère humaine. Je n’ai personne,
jamais, avec qui parler. C’est déjà quelque chose d’avoir avec qui vivre. Mais
quelle solitude spirituelle!
Si je
suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi,
j’étais fait pour être jardinier.
Je vous
embrasse.
St.-Ex
Montage photographique : Leo Caillard
La lettre
de Saint-Exupéry au général «X» fut aussi écrite le 30 juillet 1944.
Source :
Un sens à la vie, Gallimard, 1956
Extraits
Lettre au général «X»
30
juillet 1944
Je viens
de faire quelques vols sur «P-38». C’est une belle machine. J’aurais été
heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec
mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante-trois
ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du
monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un
instrument de déplacement – ici, de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce
métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération
que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.
Ceci est
peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est-ce pas. C’est sans doute
quand j’avais vingt ans que je me trompais. En Octobre 1940, de retour
d’Afrique du Nord où le groupe 2 – 33 avait émigré, ma voiture étant remisée
exsangue dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le
cheval. Par elle l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers
avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à 130
kms à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement
fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire
tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et
fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la
broutaient.
Et je me
suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je
suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé
que, toute ma vie, j’avais été un imbécile...
Tout cela
pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base américaine,
ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces
de 2600 chevaux dans une bâtisse abstraite où nous sommes entassé à trois par
chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur.
Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de Juin 1940,
c’est une maladie à passer. Je suis «malade» pour un temps inconnu. Mais
je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout.
Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui
est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les
mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve
aujourd’hui plongée dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune
couleur.
[...] Aujourd’hui
nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries.
Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas
de victoire aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou
rapide), tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à
une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la
chaîne. Comme dit la jeunesse américaine, «nous acceptons honnêtement ce job
ingrat» et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec
désespoir.
De la
tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de
Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de publicité, du
système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni
drapeaux, ni messes pour les morts. Je
hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
[...] Il
ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux
milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le
robot, se font robots.
Tous les
craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les
impasses du système économique du XIXe siècle et le désespoir spirituel. [...]
Il faut
absolument parler aux hommes.
À quoi
servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie
révolutionnaire? Quand la question allemande sera enfin réglée tous les
problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la
spéculation sur les stocks américains suffise au sortir de cette guerre à
distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un
courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui
se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieilli, se
décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien
observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp
de concentration pour l’éternité.
Ah! quel
étrange soir, ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les
fenêtres de ces bâtisses sans visages. J’entends les postes de radio divers
débiter leur musique de mirliton à ces foules désœuvrées venues d’au-delà des
mers et qui ne connaissent même pas la nostalgie.
Ainsi
sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous
a laissé libres de marcher. Mais je hais
cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux,
poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral! Ce que
je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y
est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui
de la distribution. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à
quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr
devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le
chromo. Voilà la vérité du peuple! On boucle solidement dans un camp de
concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands
non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont
les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat
universel? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la
chaîne système Bedeau, à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir
créateur, et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni
une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture
standard comme on alimente les bœufs en foin.
Je ne
puis supporter l’idée de verser des générations d’enfants français dans le
ventre du moloch allemand. La substance même est menacée, mais, quand elle sera
sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps.
Qui est celui du sens de l’homme et auquel il n’est point proposé de réponse,
et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.
Ça m’est
égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il? [...] Si je suis
tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces
sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du
pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol
aussi c’est un certain ordre de liens). Mais, si je rentre vivant de ce «job
nécessaire et ingrat», il ne se posera pour moi qu’un problème : que
peut-on, que faut-il dire aux hommes?
[...] croyez
en mon amitié.
Antoine
de Saint-Exupéry
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