6 novembre 2018

Simulacre de démocratie

Le psychopathe d’à côté proposait des barbelés avec lames de rasoir à la frontière américaine-mexicaine. Il a déclaré : "Barbed wire used properly can be a beautiful sight," @realDonaldTrump.

Jour d’élection de mi-mandat : dernier tour de barillet aléatoire à la roulette russe... dans quel camp ira la balle?

Photo via Le Soir Plus (Belgique)

Nicole Bacharan : «Aujourd’hui, il faut avoir peur de l’Amérique»
Stéphane Bussard
Le temps | Publié vendredi 2 novembre 2018

Politologue et historienne ayant longtemps vécu aux Etats-Unis, Nicole Bacharan commente la violence des mots et des actes sous la présidence Trump, et estime que la deuxième moitié de son mandat pourrait être fortement entravée par les enquêtes de la Chambre des représentants si celle-ci est reconquise par les démocrates

[...]
Donald Trump (et par ricochet les républicains) va-t-il bénéficier de ce climat de haine le 6 novembre?
C’est son calcul. Il ne cherche pas à apaiser les tensions, mais à générer le plus de colère possible au sein même de son électorat. Sa technique, c’est le mensonge avéré quotidien, sans vergogne, érigé en système. Or, quand les faits ne comptent plus, cela rappelle les années 1930. C’est en tout cas ainsi que ça commence. La honte a disparu. Le migrant devient l’ennemi. Si je pouvais résumer la présidence Trump, je choisirais cette image : l’homme à la tête de l’armée la plus puissante du monde promet d’envoyer jusqu’à 15 000 soldats à la frontière américano-mexicaine face à quelque 4000 déguenillés. Il y a la grandeur de la fonction et la petitesse de l’homme. Donald Trump maintient son électorat dans une vraie paranoïa. Si vous êtes un Américain qui regarde Fox News et qui écoute le polémiste Rush Limbaugh, vous vous sentez menacé par tout. Selon moi, Donald Trump est habité par la peur. Il l’a identifiée avec un véritable génie comme un moyen qui fait sa fortune. Quand les gens n’auront plus peur, ils ne voteront plus pour lui.
[...]

Article intégral :

~~~

Il y a plusieurs années, à force de réfléchir au sens du mot démocratie, j’ai réalisé que notre système politique en était un pastiche qu’on serait mieux d’appeler «dictature démocratique».
   Les propos de Pierre-André Paré, ex-sous-ministre au Ministère du Revenu du Québec, devant une commission de l’Assemblée Nationale du Québec (Le Devoir, le 6 avril 1996), m’avaient fortement marquée :
   «Tout est privilège concédé par l’état : votre voiture, votre maison, votre profession, bref votre vie; et ce que l’état donne, il peut le reprendre si vous n’êtes pas un contribuable docile.» (Évidemment, cela n’incluait pas les gens qui déposent leurs économies dans des Paradis fiscaux...)  
   Plus récemment, des articles de Francis Dupuis-Déri et des commentaires sur ses ouvrages, ou l’entendre à la radio, ont éclairé mes cellules grises. Je comprends mieux le tout-faux derrière notre démocratie. Ces deux exemples de représentation antidémocratique ont confirmé ma perception : l’achat du pipeline Trans Mountain de Kinder Morgan et la vente d’armement à l’Arabie Saoudite. Avons-nous été consultés? Non. Les décisions les plus graves et compromettantes se prennent toujours en catimini.

«Pour les adversaires de la démocratie directe, le peuple assemblé serait irrationnel, donc inapte à délibérer et à gouverner. Il serait aussi une proie facile pour les démagogues. Le fait d’avoir des chefs ne nous prémunit pas contre l’irrationalité. Machiavel disait que les vices et les défauts du peuple se retrouvaient de manière encore plus accentuée chez ceux qui gouvernent. Les élites politiques sont aussi animées par la passion, par la soif du pouvoir, de l’argent ou de la gloire. Quant à la démagogie, elle est plus inquiétante dans la démocratie représentative que dans la démocratie directe. Elle constitue l’ADN de notre système électoral. Les spécialistes de la communication et de l’image sont là pour réfléchir à la meilleure façon de manipuler l’opinion publique.» ~ Francis Dupuis-Déri

Démocratie : histoire d'un malentendu

Pour Francis Dupuis-Déri, la démocratie n'est pas celle que l'on croit et son histoire est encore plus méconnue. Détestée et ridiculisée pendant des siècles, la démocratie était vue comme le pire des régimes pendant des générations en Occident.
   Dans Démocratie, Histoire politique d'un mot (Lux éditeur, 2013), le professeur au Département de science politique de l'UQAM conclut avec fracas : le Canada n'est pas une démocratie et ne l'a jamais été.
Entrevue :

 
L’esprit antidémocratique des fondateurs de la «démocratie» moderne 

Par Francis Dupuis-Déri
Un article publié dans la revue AGONE, no 22, septembre 1999, pp. 95-114.

Article intégral :

Résumé
Se réclamant de la «démocratie» – sans toutefois donner plus de pouvoir au démos –, les représentants de nos systèmes politiques n’ont pas seulement piégé le peuple qu’ils prétendaient servir, c’est la langue elle-même qu’ils ont trahie : comment désormais mettre à jour l’antidémocratisme des discours, des pratiques, des systèmes et des hommes politiques rangés sous l’étiquette de «démocrates»? Le glissement de sens qu’a connu le mot «démocratie» constitue sans doute le principal coup de maître de la propagande politique moderne.

Introduction
«L’esprit antidémocratique des fondateurs de la «démocratie» moderne. On peut presque dire que la théorisation politique a été inventée pour montrer que la démocratie, le gouvernement des hommes par eux-mêmes, vire nécessairement en règne de la populace… S’il existe quelque chose telle que la tradition occidentale de la pensée politique, elle débute avec ce biais profondément antidémocratique.» (J.S. McClelland)  

Aujourd’hui, presque tous les acteurs et les penseurs politiques se réclament de la démocratie. Or, les fondateurs de nos démocraties représentatives étaient ouvertement antidémocrates, utilisant le mot «démocratie» pour désigner et dénigrer leurs adversaires trop radicaux. Ce paradoxe – des antidémocrates qui fondent les soi-disant «démocraties» modernes – apparaît très clairement lorsqu’on se plonge dans la lecture des discours, des pamphlets, des articles de journaux, des lettres personnelles ou des poèmes de l’époque révolutionnaire, tant américaine que française. En fait, la force quasi incantatoire que possède le mot «démocratie» aujourd’hui nous fait oublier que, pendant plus de deux mille ans, le terme «démocratie» eut un sens très négatif pour pratiquement tous les penseurs politiques, et qu’aucun acteur politique ne s’en est fait le champion.
   Depuis Athènes, on entendait par «démocratie» le gouvernement direct d’un peuple assemblé à l’agora pour proposer des lois, en débattre et les voter. Bien sûr, la démocratie athénienne n’était pas parfaite, les femmes, les esclaves et les métèques en étant exclus. Mais ce problème d’exclusion – qui mérite d’être pensé – n’eut que peu de résonance pendant deux mille ans, puisque les régimes monarchiques, impériaux ou soi-disant «démocratiques» pratiquaient presque toujours eux-mêmes l’esclavagisme et l’exclusion des femmes de la sphère publique. La définition de la démocratie s’intéressait donc peu à ces problèmes, qui n’en étaient pas aux yeux des penseurs et des acteurs politiques. Ils se concentraient plutôt sur la forme du gouvernement direct de la démocratie, considérée comme incompatible avec toute espèce de représentation. Cette définition descriptive se doublait d’un sens normatif péjoratif : la démocratie était un régime faible car le peuple est facilement manipulable par des démagogues et se laisse aisément entraîné par ses passions. Pire encore, ce peuple foncièrement irrationnel est incapable de discerner le «bien commun» – expression qui fait l’impasse sur les conflits inhérents à la vie en commun – et risque d’imposer des politiques égalitaires puisqu’à l’agora les pauvres seront toujours plus nombreux que les riches. Bref, la démocratie tendrait inéluctablement vers une de ses deux formes pathologiques : la tyrannie de la majorité ou le chaos. Les pères fondateurs des premières «démocraties» modernes partageaient cette vision de la démocratie.
   Nous nous trouvons donc devant une situation des plus paradoxales : nos régimes «démocratiques» ont été fondés par des individus profondément et ouvertement antidémocrates. Cet antidémocratisme, que nous nous proposons ici d’explorer, est un des éléments fondamentaux de nos systèmes représentatifs contemporains. Lors de sa formation, notre régime représentatif n’est pas connu sous le nom de «démocratie» mais plutôt sous celui de «république», deux termes qui ne sont pas synonymes, loin s’en faut. Pourtant, un changement d’étiquette survient, tant aux États-Unis qu’en France, vers la fin de la première moitié du XIXe siècle. Dès lors, des régimes ouvertement antidémocratiques adoptèrent, pour des raisons que l’on appellerait aujourd’hui de marketing politique, l’appellation de «démocratie». Comme l’antidémocratisme inhérent à notre régime représentatif, cet antidémocratisme des pères fondateurs nous semble s’expliquer sur les plans à la fois sociologique, politique et économique, philosophique et linguistique.

Une socialisation élitiste
[...] Outre cette méfiance à l’égard d’un régime politique démocratique, les membres de l’élite patriotique sont socialisés à se considérer comme supérieurs. Ils répètent ce qu’ils ont appris : de chaque société émergerait une sorte d’«aristocratie naturelle», à distinguer de l’aristocratie héréditaire illégitime quand la première est celle du mérite et de la vertu. L’«aristocratie naturelle», on la retrouve chez Thomas Jefferson : «Il y a une aristocratie naturelle, fondée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement des sociétés, et de toutes les formes politiques, la meilleure est celle qui pourvoit le plus efficacement à la pureté du triage de ces aristocrates naturels et à leur introduction dans le gouvernement». ... Selon les membres même de cette aristocratie naturelle, eux seuls détiendraient les compétences pour identifier, défendre et promouvoir le bien commun, alors que les gens du [petit] peuple ne sont motivés que par leur intérêt personnel et immédiat. Cet élitisme des patriotes s’exprime d’ailleurs sans gène dans les discours, pamphlets et lettres personnelles : le peuple est synonyme de «foule», de «populace», de «mob», de «crowd», de «vermine»… bref, d’attributs qui dénotent autant leur antidémocratisme qu’un véritable dédain des gens du peuple.

Utilisation politique du mythe de la «souveraineté»
D’un point de vue politique, les patriotes vont bien sûr s’efforcer de discréditer la légitimité du pouvoir du roi ou de l’aristocratie. Mais ils vont aussi insister sur l’incapacité politique du peuple à se gouverner lui-même. Méprisant les gens du peuple, il est bien normal que les leaders du mouvement patriote ne rêvent pas d’instaurer une démocratie directe. Mais s’ils refusent que l’agora soit le siège du pouvoir, c’est aussi, et surtout, qu’ils veulent le pouvoir pour eux-mêmes. [...]

Discours antidémocratique et peur des pauvres
À cet antidémocratisme s’ajoutait une peur du pauvre et de l’égalitarisme. Selon une idée alors largement répandue, comme tous ceux qui n’étaient pas autonomes financièrement (esclaves, femmes et salariés), les pauvres ne pouvaient avoir de pensée autonome et rationnelle. John Adams écrit ainsi : «Telle est la fragilité du coeur humain que seulement quelques hommes qui n’ont pas de propriété possèdent un jugement qui leur soit propre».
   [...] À ce mépris qu’affichait l’«élite» patriotique quant aux capacités politiques du peuple, se doublait la peur que, une fois au pouvoir, celui-ci ne s’attaque à la propriété privée et n’instaure l’égalitarisme : comme les royalistes, les républicains craignaient la démocratie directe et l’aspiration égalitaire des pauvres – l’égalitarisme était alors clairement associée aux excès de la démocratie. Certes, l’élite patriotique ne comptait pas tant de grands banquiers ou de riches marchants qu’essentiellement des administrateurs, des juges et des avocats qui avaient siégé dans les assemblées coloniales ou aux États généraux. Mais les leaders politiques connaissaient souvent personnellement les membres de l’élite économique, qu’ils côtoyaient au collège, en famille, dans les clubs, etc. Ils partageaient donc leur peur de voir les pauvres profiter des troubles sociopolitiques pour imposer réforme agraire, abolition des dettes, etc. Comme ils partageaient leur intérêt à limiter la turbulence qu’entraînait le mouvement de contestation qu’ils avaient lancé…
   Les révolutionnaires les plus radicaux ne s’y trompèrent d’ailleurs pas, associant ouvertement leurs idéaux égalitaires à l’idéal démocratique.

Justifications philosophiques
L’idéologie représentative sera enfin complétée par Benjamin Constant dans son célèbre et brillant discours De la liberté des anciens comparée à la liberté des modernes. Le système représentatif y est dépeint comme le seul respectant l’«esprit des modernes», c’est-à-dire une philosophie où l’individu moderne n’aurait comme perspective politique que le système représentatif. Selon Constant, les anciens concevaient la liberté comme la possibilité de participer aux décisions politiques. Les modernes, au contraire, se sentiraient libres lorsqu’ils pourraient se consacrer à leurs affaires privées… D’où l’intérêt pour les modernes du système représentatif, qui permet aux représentés de ne pas avoir à s’investir dans la sphère publique. 
   [...] Malgré ses qualités, Constant incarne bien ce délégué cynique et manipulateur qui dissimule son antidémocratisme derrière de belles paroles, cherchant à légitimer aux yeux des électeurs sa propre ambition politique.
   [...] Historiquement hérité du régime monarcho-féodal, le système représentatif moderne est philosophiquement légitimé par l’antidémocratisme de ceux qui l’ont instauré.

Langage : l’antidémocratisme dissimulé
L’antidémocratisme des pères fondateurs, quoiqu’aujourd’hui méconnu, avait l’avantage d’être ouvertement assumé. L’antidémocratisme contemporain est plus insidieux, ayant pris la forme d’une propagande de la démocratie.
   [...] Aux États-Unis, le mot «démocratie» acquiert un sens positif quand apparaissent les grands partis politiques. En France ce renversement de sens correspond à l’octroie du suffrage universel aux hommes et la montée des pressions socialistes. Une telle «manipulation langagière» ne s’est pas faite seule, mais fut orchestrée par l’élite politique; son but, jouer sur l’imaginaire pour asseoir la légitimité des représentants. Désigner les républiques comme démocratiques ne fut qu’une manoeuvre pour faire croire que ce système répondait aux intérêts du peuple – du demos.
   [...] Se réclamant de la «démocratie» – sans toutefois donner plus de pouvoir au demos –, les modernes n’ont pas seulement piégé le peuple qu’ils prétendaient servir, c’est la langue elle-même qu’ils ont trahie : comment désormais mettre à jour l’antidémocratisme des discours, des pratiques, des systèmes et des hommes politiques rangés sous l’étiquette de «démocrates»? Le glissement de sens qu’a connu le mot «démocratie» constitue sans doute le principal coup de maître de la propagande politique moderne.

L’«agoraphobie» comme concept politique
Un nouveau concept politique pourrait nous permettre de penser ce qui ne semble pouvoir l’être : l’antidémocratisme de notre démocratie moderne. Nous proposons un concept emprunté à la psychologie : l’agoraphobie – «peur injustifiée, parfois accompagnée de vertige, que certaines personnes éprouvent lorsqu’elles se trouvent dans des lieux publics et de grands espaces découverts. L’agoraphobique, affolé à l’idée de devoir traverser une place ou d’être mêlé à la foule, préfère les éviter». L’agora, qui inspira le concept, est la place publique constituant le coeur politique et économique de la cité démocratique en Grèce antique, où se réunissaient les citoyens pour exercer directement leur pouvoir.
   Passant en politique, l’agoraphobie décrit cette méfiance à l’égard d’un peuple se gouvernant seul, sans que sa volonté ne soit filtrée par des représentants. Le philosophe ou l’acteur politique qui souffre d’agoraphobie politique craint la démocratie directe, ce «chaos», cette «tyrannie de la majorité». Peur du peuple au pouvoir, l’agoraphobie politique est aussi un mépris des capacités politiques du peuple.
   Un tel concept n’aurait pas été utile lors de l’instauration de nos gouvernements représentatifs, les politiciens de l’époque se déclarant alors ouvertement antidémocrates. Mais depuis, nommant «démocratie» un système politique fondé sur des bases antidémocratiques, les politiciens se disant «démocrates» ont piégé la pensée à la manière du «Big Brother» de 1984. Ce coup de force piège la critique de l’agoraphobie de nos républiques. Il fait de la naissance des «démocraties» modernes une rupture avec un ordre ancien où le peuple ne détenait pas le pouvoir. Rien n’est moins faux : suivant l’esprit des fondateurs, le système représentatif n’est qu’une forme raffinée d’incarnation de cette agoraphobie qui a toujours caractérisé la pensée et l’action politique. Il y eut quelques rares expériences dénuées d’agoraphobie – comme Athènes ou les communes anarchistes –, mais notre système représentatif n’en fait pas partie.

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