«Ça ne sert à rien de mener une campagne
électorale en s’appuyant sur des faits, expliquait le directeur général de
Cambridge Analytica. Il n’y a que les émotions qui comptent.» Ces commentaires
de Mark Turnbull avaient été captés par une caméra cachée de la chaîne
britannique Channel 4. Avec ses ordinateurs, la firme prétendait mieux savoir
ce qui choque ou effraie les électeurs que ces électeurs eux-mêmes. Ce sont les
formules informatiques développées avec les données de Facebook qui lui
auraient donné cet avantage. Ces craintes et ces émotions se sont retrouvées au
cœur de la controversée campagne de Donald Trump, dont la peur des immigrants illégaux et des terroristes, le contrôle des
armes à feu, et un désir de rejeter les élites qui auraient la vie plus facile.
Les élections québécoises dans la mire d'un
nouveau groupe d'influence sur Facebook
Un texte
de Thomas Gerbet et Jeff Yates
ICI
Radio-Canada Info Le jeudi 3 août 2018
Une
nouvelle page Facebook inspirée d'un modèle qui a fait grand bruit lors des
élections en Ontario tente d'influer sur la campagne québécoise. Alors que l'utilisation
de Facebook pour influencer, voire déstabiliser des élections, est maintenant
bien documentée en Occident, le Québec est-il prêt à y faire face? Pas
vraiment, révèle notre enquête.
Des Québécois de la droite libertarienne
proches des conservateurs fourbissent leurs armes à la veille de l’élection
québécoise du 1er octobre. Menés, entre autres, par l’animateur de la radio de
Québec Éric Duhaime, ils tentent de créer un réseau d’influence sur le web.
Leur page Facebook baptisée Québec Fier a
accumulé près de 6000 abonnés en un mois. Ses publications ont déjà pu
rejoindre des dizaines de milliers de Québécois et sa portée est en croissance.
La page écorche tous les principaux partis,
que ce soit la CAQ, le PQ ou le PLQ, mais attaque principalement les libéraux
fédéraux et provinciaux. Les thèmes
récurrents sont l’immigration, le contrôle des armes à feu ou les subventions
aux entreprises.
Québec Fier ne s’attarde pas seulement à la
politique. Plusieurs images d’apparence anodine apparaissent sur la page
Facebook. Par exemple, les internautes sont invités à partager l’image s’ils
aiment les bleuets québécois.
«On a vu
que ça a marché en Ontario», explique Éric Duhaime à Radio-Canada. Avec un
mélange de publications politiques et de style viral, la page Facebook Ontario Proud a en effet bâti une
communauté de près de 400 000 abonnés.
Article intégral :
«J’ai
toujours dit qu’au fond Twitter et Facebook ce sont des ‘conversations de
tavernes’, mais à l’échelle globale. Avant les conversations restaient dans les
tavernes, mais maintenant on met nos conneries sur Twitter, tous au même moment.»
(Yves Gingras)
Suggestion pouvant
aider à voir plus clair dans le flot de messages propagandistes qui envahit déjà
les réseaux : le documentaire La démocratie des crédules : le paradoxe
d'internet, inspiré du livre à succès de Gérald Bronner (1).
Éclairé
par plusieurs interventions d'Yves
Gingras, le documentaire La démocratie
des crédules : le paradoxe d'internet diffusé à l'émission 1001 vies de
Radio-Canada, se penche sur la prédisposition naturelle de notre cerveau à
s'intéresser aux sornettes, et sur la façon dont les théories du complot
gagnent l'esprit de nos contemporains.
En moins de 20 ans, la révolution Internet a
eu un effet beaucoup plus marquant que tous les autres médias réunis sur
l’ensemble des comportements humains, jusqu’à influencer notre façon de penser
elle-même... Les avis, les opinions et les contributions sont tous mis sur un
pied d’égalité, sans hiérarchie ni réserve. Internet est ainsi devenu un
tremplin sans précédent pour les complotistes.
Yves
Gingras – articles, interviews, ouvrages...
(1) La démocratie des crédules, par Gérald Bronner; Éditeur : Presses Universitaires de France, 2013
Pourquoi
les mythes du complot envahissent-ils l’esprit de nos contemporains? Pourquoi
le traitement de la politique tend-il à se «peopoliser»? Pourquoi se méfie-t-on
toujours des hommes de sciences? Comment un jeune homme prétendant être le fils
de Mickael Jackson et avoir été violé par Nicolas Sarkozy a-t-il pu être
interviewé à un grand journal de 20 heures? Comment, d’une façon générale, des
faits imaginaires ou inventés, voire franchement mensongers, arrivent-ils à se
diffuser, à emporter l’adhésion des publics, à infléchir les décisions des
politiques, en bref, à façonner une partie du monde dans lequel nous vivons?
N’était-il pourtant pas raisonnable d’espérer qu’avec la libre circulation de
l’information et l’augmentation du niveau d’étude, les sociétés démocratiques
tendraient vers une forme de sagesse collective? Cet essai vivifiant propose,
en convoquant de nombreux exemples, de répondre à toutes ces questions en
montrant comment les conditions de notre vie contemporaine se sont alliées au
fonctionnement intime de notre cerveau pour faire de nous des dupes. Il est
urgent de le comprendre.
«Il
existe, au moins métaphoriquement un marché cognitif, un espace fictif, où
rentrent en concurrence des propositions intellectuelles qui viennent de
milieux sociaux très différents, et, sur ce marché, il y a quatre catégories d’acteurs qui font circuler des informations
fausses : ceux qui le font en sachant qu’elles le sont, simplement pour mettre
du bordel dans le système; ceux qui le font par militantisme idéologique afin
de servir leur cause; ceux qui le font pour servir des intérêts politiques,
économiques ou même personnels; enfin ceux qui le font en croyant qu’elles sont
vraies, et c’est à leur propos que se pose le plus la question de la
post-vérité.
Mais il ne faut pas croire que nous sommes
devenus tout d’un coup indifférents à la vérité par l’effet d’une quelconque
mutation. Ce n’est pas ainsi que fonctionne la sélection biologique. La thèse
que je défends est que les évolutions technologiques et la libéralisation des
marchés amplifient des éléments préexistants qui sont de grands invariants de
l’être humain.»
En
complément
L'intelligence artificielle n'existe pas
Science
critique avec Yves Gingras
Les
années lumière | ICI Radio-Canada Première
Publié le
dimanche 3 juin 2018
Alors que
le monde entier parle d'intelligence artificielle, l'historien des sciences
Yves Gingras critique durement la communauté scientifique, qui peine à définir le
mot «intelligence» dans ce contexte précis. Selon lui, l'objectif des industriels
qui parlent d'une «révolution» est d'abord financier et militaire, et les
chercheurs devraient hésiter à participer à cette enflure verbale.
«Il n’y a rien d’intelligent dans ça. Il
s'agit uniquement d'algorithmes qui ont des propriétés qu’il faut écrire. Ce
sont des individus qui les écrivent!» ~ Yves Gingras, titulaire de la Chaire de
recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences de l’Université du
Québec à Montréal (UQAM)
La nouvelle mode
Yves
Gingras a suivi de près l’entrée en scène de ce nouveau dada de la communauté
scientifique nommé intelligence artificielle (IA). Avant 2015, personne n’en
parlait. Maintenant, ces deux mots sont sur toutes les lèvres. L’historien des
sciences rappelle qu’à différentes époques, le même traitement a été accordé
aux biotechnologies, à la génomique ou aux nanotechnologies. À chaque épisode,
de nombreuses voix pressent la communauté scientifique de mettre en place des
balises éthiques dans l’urgence, afin d’éviter la catastrophe.
L’historien des sciences souhaite ramener le
débat aux applications réelles de l’intelligence artificielle. Ce qui saute aux
yeux, c’est que personne ne définit réellement l’intelligence lorsqu’on parle
d'IA.
À titre d’exemple, Gingras critique
vertement la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de
l’intelligence artificielle de l’Université de Montréal. Il réduit l’exercice à
«un discours pompeux d’informaticiens et d’éthiciens qui se disent : "On
va déclarer quelque chose, nous, au nom de l’Université», et ce, dans un
document qui offre de nombreuses définitions, mais qui omet de définir
l’intelligence en soi."
Photo :
Getty images / iStockphoto / koto_feja; un drone qui lance des missiles. Un
exemple d'application concrète de l'intelligence artificielle est le Project
Maven, qui permet au département de la Défense américain d'utiliser les
systèmes d'intelligence artificielle de Google pour analyser les images captées
par les drones militaires.
Pourquoi cette négligence sémantique?
Selon
Yves Gingras, une piste qui pourrait expliquer le problème de définition de
l'«intelligence» se trouve peut-être dans une déclaration de Luc-Alain
Giraldeau, directeur général de l'Institut national de la recherche
scientifique (INRS), qui compare l’intelligence de la machine à celle d’un
pigeon.
«On considère le pigeon comme idiot, alors
que l’intelligence comportementale du pigeon est infiniment supérieure à celle
d’un soi-disant ordinateur intelligent qui a gagné une partie d’échecs en
brûlant des millions de watts d’électricité.»
L'algorithme et son retour triomphal
Yves
Gingras affirme qu’il faudrait carrément arrêter de parler d’intelligence
artificielle, car on l'associe automatiquement à l'intelligence naturelle, ce qui
«crée de faux problèmes».
Photo :
Yale Babylonian Collection. Cette tablette cunéiforme a servi à calculer une
racine carrée, via un algorithme babylonien.
Alors,
qu’est-ce que l’intelligence artificielle? Yves Gingras souligne qu’il s’agit
essentiellement d’algorithmes. Ces derniers sont des suites d’opérations et
d’instructions qui permettent de résoudre un problème ou d’obtenir un résultat.
Le concept a été mis au point par les Babyloniens au 3e millénaire av. J.-C.
Ils ont développé un algorithme pour calculer les racines carrées, notamment.
Une nouvelle attention est pourtant portée
aux algorithmes. Yves Gingras explique que la capacité de calcul des
ordinateurs superpuissants qui les utilisent et l’étendue des bases de données
frappent l’imaginaire. Une chose demeure, c’est l’œuvre de l’homme : «Ce n’est
pas magique», souligne-t-il.
Une grande diversion
L’historien
affirme qu’il faut d’abord considérer le contexte dans lequel ces technologies
font surface : les premiers algorithmes modernes sont des innovations menées
par l’industrie militaire, notamment. Il est grand temps que les historiens,
sociologues, philosophes, ainsi que ceux qui peuvent vraiment définir
l’intelligence, prennent la parole, selon lui, car l’enflure du moment peut
déboucher rapidement sur des politiques publiques élaborées sur la base de
promesses plus abstraites que la réalité.
Chroniqueur
: Yves Gingras, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et
sociologie des sciences de l'Université du Québec à Montréal (UQAM)
Audiofil :
AVERTISSEMENT : CE DISPOSITIF N’A PAS DE CERVEAU UTILIZEZ LE VÔTRE
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