21 février 2017

«Les décharges mortifères, miroir de notre civilisation»

Je suis en train de lire le testament autobiographique de Henning Mankell, Sable mouvant. On dit que nous sommes spontanément attirés par des milieux, des groupes, des personnes avec lesquels nous avons des affinités, dont les idées sont en résonance avec les nôtres. C’est vrai. On dit par ailleurs que ce faisant nous fermons la porte à des points de vue différents qui pourraient nous faire progresser. Possible. Mais je me demande comment je pourrais m’ouvrir aux politiques rétrogrades de l’administration états-unienne, voire les approuver.

Quelque chose m’échappe puisque Trump a remporté 59,7 millions de voix. Ce nombre dépasse la population totale du Canada évaluée à 36 504 508 individus en 2017; rien de rassurant. D'autant plus que Trump a fait de la haine quelque chose de «cool» pour les obsédés de la Bible et de la gâchette. Il criait tout haut ce que ses supporteurs murmuraient : nous haïssons tous ceux qui sont différents, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas blancs, hétérosexuels, misogynes, climatosceptiques, chrétiens, créationnistes, etc.

Réponse : Namasté, Hillbillies!   

Pour mieux comprendre la mentalité créationniste, il faut visiter virtuellement le Musée de la Création (Creation Museum, Petersburg, Kentucky) : creationmuseum.org. On y «enseigne» les origines de l'univers, de la vie et de l'humanité d’après une lecture littérale de la Genèse. La terre et les formes de vie qui s'y trouvent auraient été créées en six jours il y a environ six mille ans (on ne dit pas si Adam avait un nombril). Le clou : la construction de l'arche de Noé. Les théories exposées contredisent toutes les données scientifiques acquises à ce jour. On a répertorié plus ou moins 1,75 millions d'espèces animales sur la planète inluant les oiseaux, les insectes, etc. Si on estime celles qui ne sont pas connues, on pourrait facilement atteindre 10 millions. Selon la logique des concepteurs du musée, Noé aurait logé un couple de chaque espèce dans son arche. Comment les animaux exotiques tels que l'ours polaire, les kangourous, les phoques, etc., ont-ils cheminé à travers le désert pour se rendre à l'arche? Pourquoi avoir sauvé le serpent puisqu'il est la cause de tous nos malheurs? C'est plus désolant que désopilant.
   Inauguré en 2007, le musée de 27 millions $ a été financé par l'Association chrétienne de promotion du créationnisme Answers in Genesis. Pour attirer les enfants et mieux leur bourrer le crâne de faussetés, il y a des dinosaures partout – les enfants adorent les dinos, ça on le sait. Des gourous de la Brigade des Bigots comme Ken Ham offrent des conférences. Il affirme que «même si Dieu a promis qu’il ne punirait pas la terre une seconde fois par un déluge, il punira plutôt l’humanité pécheresse par le feu.» 
   Ham n’a peut-être pas tort sur le mode de punition – pyrotechnique – car les explosions de pipelines ne cessent de se multiplier; sortons nos masques et nos combinaisons ignifuges! Mais, un déluge de pétrole/diésel/plastique pourrait s'intégrer à la punition – mercredi dernier 138 000 gallons (US) de diésel se sont répandus à Worth County en Iowa (compagnie Magellan). Il serait urgent d’enseigner à Ham que ces catastrophes résultent des activités humaines (basées sur la cupidité) et non du péché originel...!

Ce que les climatosceptiques refusent de comprendre :
https://www.theguardian.com/environment/2017/feb/12/humans-causing-climate-to-change-170-times-faster-than-natural-forces?utm_content=buffere74d7&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer

En 2013 on estimait à 260 millions de tonnes la production de plastique chaque année dans le monde, dont un dixième se retrouve dans les océans. Plus de 250 espèces animales marines sont touchées par ce phénomène dont les tortues, les dauphins, les baleines et les raies. Ainsi, une baleine ingurgitant des produits dérivés du plastique voit son système digestif obstrué et devient incapable de se nourrir. 
   Patrick Deixonne, chef de mission de l’expédition Septième continent, disait : «Ce n'est pas ce qui était visible à l'oeil nu qui était le plus impressionnant; un des moments les plus marquants est lorsque nous avons été plusieurs à y plonger le bras – il a fallu ensuite utiliser des pinces à épiler pour retirer les petits morceaux de plastique de notre peau. Imaginons la baleine bleue qui ouvre grand sa gueule pour avaler tout ça!» (L’Express/Reuter; 31 mai 2014) 
   Encore récemment, on a trouvé une baleine échouée dont l’estomac contenait des sacs de plastique. Les gens qui mangent du poisson ingurgitent sûrement des microbilles de plastique, car il semble que nos usines d’épuration d’eau soient incapables de les filtrer. Une nouvelle chaîne alimentaire à base de microparticules élémentaires de plastique, et mal dans notre assiette...

Donald Trump va abroger des règles environnementales – Le président Trump s'apprête à annuler plusieurs règles édictées sous Barack Obama en matière de protection de l'environnement, rapporte le Washington Post citant des sources anonymes. Le président américain devrait notamment donner instruction au département fédéral de l'Intérieur de lever l'interdiction frappant l'octroi de nouvelles concessions de mines de charbon sur des terres fédérales. (Reuters)

Collage : Joe Webb http://www.joewebbart.com/ (une satire pour chaque défi)

Revenons à Mankell avec des extraits en rapport avec ce qui précède.

Tout d’abord les sables bitumineux de l’Alberta. Tandis que certains pays s’efforcent de modifier positivement leurs politiques environnementales, les États-Unis et le Canada s’enlisent dans les énergies fossiles. À ceux qui s’inquiètent des accords de l’ALÉNA, je dis : ne craignez rien, les supporteurs de l’industrie pétrolière s’en occupent. J’ai honte d’être canadienne.

Chapitre Boule de feu au-dessus de Paris (p. 161)
   Passons un instant de ces usines de grenades au district de l’Alberta, dans le nord du Canada. Dans un périmètre aussi grand que la Floride, on trouve le plus important gisement mondial de sable bitumineux. Pas de forage en l’occurrence : il s’agit d’une pure activité minière. Au cours des dix dernières années, les États-Unis ont importé plus de pétrole de l’Alberta que de l’Arabie saoudite.
   À court terme et dans une vision unilatérale du monde, on peut y voir une sage décision politique. Mais l’extraction de ce pétrole a un coût environnemental très élevé. Les émissions de gaz à effet de serre sont deux fois plus élevées qu’en Arabie saoudite. à   Certains scientifiques affirment aujourd’hui que la question de l’exploitation du sable bitumineux conditionne celle de savoir si nous allons réussir à maîtriser ou non le réchauffement climatique. 
   James Hansen, un expert des questions climatiques à la Nasa, affirme que «pour ce qui est de contrôler le réchauffement, le match est perdu». 
   Il est essentiel de réduire le recours aux énergies fossiles. Tout le monde le sait, hormis peut-être les menteurs les plus invétérés et les plus corrompus parmi les «experts du climat» travaillant pour le compte des entreprises qui en vivent. Mais l’exploitation du sable bitumineux de l’Alberta est un exemple significatif de notre propension à ignorer les conséquences de projets dont nous affirmons toujours qu’ils vont dans le sens du progrès de l’humanité.

Chapitre La bulle dans la paroi du verre (p. 35) 
   Le temps à venir se perd dans les mêmes brumes que le temps révolu. Quel que soit le côté où nous nous tournons, nous sommes enveloppés de brouillard, ou plutôt d’épaisses ténèbres. Nous pouvons envoyer nos pensées aux quatre points cardinaux et dans toutes les directions temporelles. Mais les réponses qui nous reviennent sont peu convaincantes. Nous ne pouvons aller au-delà de ce que les auteurs de science-fiction eux-mêmes ont du mal à appréhender. 
   Grâce à des modèles mathématiques, les chercheurs sont capables de calculer beaucoup de choses, depuis la création de l’univers jusqu’au jour où le soleil en expansion finira par avaler notre planète, quand les mers se seront évaporées et que le phénomène de la vie aura disparu depuis longtemps. Le soleil dispensateur de vie causera à la fin notre perte. Tel un gigantesque dragon de feu, il dévorera la Terre avant de mourir à son tour et de devenir une naine jaune morte et froide parmi d’autres. Mais les modèles mathématiques ne rendent pas le temps plus compréhensible pour nous. [...]  
   L’histoire humaine, comme celle de tous les êtres vivants, se réduit en dernier recours à des stratégies de survie. Rien d’autre n’a d’importance. Cette capacité se traduit par le fait que nous nous reproduisons, et que nous laissons aux générations suivantes le soin de se confronter aux mêmes enjeux de survie.


Chapitre La décharge flottante (p. 88 - ) 
   La vie des humains est lisible à travers leurs déchets. Les décharges sont un miroir où se laissent déchiffrer des millénaires de vie quotidienne. [...] 
   Les décharges de notre temps se présentent autrement et racontent d’autres histoires. 
   Le plus grand dépotoir du monde, à l’heure actuelle, n’est pas situé sur la terre ferme mais dans l’océan Pacifique, entre la côte californienne et Hawaï. Des millions de tonnes de détritus à la dérive. ... Les déchets se composent de plastique et ont une demi-vie infiniment longue. [...] 
   Bien entendu, un grand nombre de personnes travaillent aujourd’hui à contrer l’avancée de la montagne-poubelle. Nous avons une importante politique de tri et de recyclage qui n’existait pas il y a vingt ans. ... 
   Mais ce n’est pas assez, vu que les plus dangereux des déchets, à savoir le nucléaire à l’échelle globale, ne dispose pas encore de solution viable pour son stockage définitif. Les plus grands consommateurs de nucléaire, tels que la Chine et les États-Unis, ont à peine commencé à construire des stations de stockage provisoire, en attendant d’imaginer des méthodes de stockage définitif et de les approuver politiquement. Ce qui a lieu, ou non, dans un pays comme la Corée du Nord, je ne veux même pas y penser. J’y pense néanmoins. 
   Toutes les civilisations ont laissé des déchets. Quand un empire tombe, son premier souci n’est pas de faire le ménage. Mais l’Égypte des pharaons pas plus que la Rome impériale n’ont laissé derrière elles de déchets mortifères. 
   Nous, oui.

Chapitre Tout cet amour oublié (p. 103) 
   Se peut-il que le nucléaire soit une réalité qui rompt de toutes les façons possibles avec un schéma fondamental? Nous savons que les civilisations ne font pas le ménage derrière elles. Mais aucune n’a jamais laissé derrière elle des déchets qui resteraient mortellement dangereux pendant des millénaires. 
   Là, nous sommes uniques. Absolument les seuls dans l’Histoire.

Chapitre Les hippopotames (p. 121 - ) 
   Choisir, décider, c’était prendre la vie au sérieux. [...] Même s’il m’est arrivé d’avoir tort dans la vie, j’estime que ce ne peut pas être pire que de ne pas prendre position. Je m’étonne souvent de ces gens qui flottent sans résistance au gré du courant, qui ne remettent jamais leur existence en question, qui ne se décident pas à changer de vie même lorsque c’est de toute évidence nécessaire. Les gens divorcent. C’est une forme de changement. Mais qu’en est-il des ruptures plus profondes encore, celles liées aux choix de vie? Voilà les questions importantes auxquelles on est confronté, et auxquelles il faut répondre. [...] 
   La vie consiste la plupart du temps en hasards qui viennent pour ainsi dire à notre rencontre. Tout tient à notre capacité de prendre des décisions conscientes face à la situation ainsi créée. [...] 
   La responsabilité du choix, c’est aussi oser décider de quel côté on se situe dans une société injuste, traversée de conflits et marquée par l’indignité. C’est pourquoi nous sommes tous des êtres politiques, que nous le voulions ou non. Nous vivons dans une dimension politique fondamentale. Par le fait même d’exister, nous passons un contrat avec tous nos contemporains, mais aussi avec les générations futures. 
   Qu’est-ce qui conditionne nos décisions? Qu’est-ce qui oriente les choix que nous faisons, les idées qui sont les nôtres, ce que nous trouvons par exemple inadmissible? Que choisissons-nous de défendre, et que choisissons-nous de rejeter?

Chapitre Dents phosphorescentes (p. 141 - )
   Une année après la découverte des rayons X, Henri Becquerel découvrait la radioactivité, relayé par les expériences de Marie Curie. Avant que les dangers des radiations pour la santé ne fussent reconnus, le radium suscita l’enthousiasme et on lui attribua des vertus miraculeuses. La revue médicale Radium, parue en 1916 aux États-Unis, certifiait qu’il n’y avait «absolument aucun effet secondaire indésirable» et qu’il était aux être humains «ce que la lumière du soleil est aux plantes». [...] 
   La vérité mise au jour était très simple : ceux qui croyaient que le rayonnement radioactif traversait les corps sans laisser de traces avaient eu tort. La radioactivité se fixait sur le squelette. Si la personne avait été exposée à de fortes doses pendant une durée prolongée, cela menait au cancer et à une mort souvent douloureuse. [...] 
   Nous pouvons évoquer de la même manière la souffrance et les dommages irréversibles causés à ceux qui travaillent avec l’amiante. Aujourd’hui encore, le monde occidental exporte ses bateaux destinés à la casse afin qu’ils soient démontés par exemple en Inde. Des bateaux remplis d’amiante. Et ceux qui n’ont pas d’autre choix que d’accepter ce travail n’ont souvent pas d’accès à de simples masques en papier. Beaucoup meurent d’asbestose. ... Les victimes ont l’impression de suffoquer peu à peu : un travailleur de la mine de Wittenom en Australie a dit qu’il avait l’impression d’avoir «les poumons remplis de ciment mouillé». 
   Cela se produit encore et ne cessera jamais. L’être humain se lance constamment dans de nouveaux projets sans chercher à savoir si sa dernière invention en date ne recèlerait pas par hasard une ombre cachée. 
   Le risque existe toujours. Et, parfois, l’ombre cachée génère une catastrophe majeure.

Chapitre Le radeau de la mort (p. 98) 
   Le Radeau de La Méduse raconte l’espoir qui vit encore quand tout espoir est perdu. Le paradoxe qui témoigne, plus que tout, de la volonté de survie qui nous habite toujours, nous autres humains, quelles que soient les circonstances. L’espoir est là, malgré tout. Peut-être n’est-il plus qu’une ombre. Mais il est là.

SABLE MOUVANT
Fragments de ma vie
Henning Mankell
Traduit du suédois par Anna Gibson
Éditions du Seuil, septembre 2015

Aucun commentaire:

Publier un commentaire