3 décembre 2016

Notre système judiciaire à la Kafka

L’arrêt Jordan 

Pourquoi ce nom? Barrett Richard Jordan fur le premier à bénéficier d’une loi adoptée par la Cour suprême du Canada en juillet dernier. Les accusations relativement à la possession et au trafic de drogues on été invalidées car plus de 49 mois s’étaient écoulés entre le dépôt des accusations contre l’homme de Colombie-Britannique et sa déclaration de culpabilité.

Vu l’inefficacité du système judiciaire, les criminels peuvent désormais échapper à la justice pour cause de délais déraisonnables. Le manque de ressources, de juges et de salles de cour (en particulier au Québec) permet aux magistrats d’invoquer l’arrêt Jordan pour mettre un terme aux longues procédures judiciaires si le procès ne peut avoir lieu dans un délai de 18 mois à la Cour du Québec et de 30 mois à la Cour supérieure.

Autrement dit : tu commets un crime (on s’entend qu’il ne s’agit pas d’un sac de chips volé chez le dépanneur), tu t’arranges pour que les procédures traînent et t’es quitte! En fait, t’as pas besoin de rien faire, le système s’en occupe. Pas de procès, donc pas de condamnation. Sympa, non?!


Ainsi, 222 procès criminels pourraient avorter car autant de requêtes en arrêt des procédures ont été déposées depuis juillet.

Par exemple :
Le 1er décembre 2016 Luigi Coretti a finalement échappé aux accusations de fraude, fabrication de faux et usage de faux qui pesaient contre lui sans avoir à démontrer son innocence. Luigi Coretti, qui avait été accusé en 2012 et dont le procès était prévu en 2018, avait invoqué les délais déraisonnables au soutien d'une requête en arrêt des procédures, mais il n'a même pas eu à la défendre, puisque la Couronne a présenté sa propre requête dans le même sens.
Le conducteur de train Tom Harding, accusé de négligence criminelle causant la mort de 47 personnes à Lac-Mégantic, demandera l’arrêt des procédures pour délais déraisonnables. «La fin du procès de M. Harding nous mène à 38 mois de procédures, a expliqué mardi Me Charles Shearson, qui représente M. Harding. C’est au-dessus du plafond de 30 mois établi par la Cour suprême.» (Le procès de Tom Harding doit avoir lieu de septembre 2017 à janvier 2018.)

Photo : film The Trial, George Orson Welles

Devant la Loi
Franz Kafka

Écrit entre octobre et décembre 1914, paru en revue le 7 septembre 1915

Devant la Loi, il y a un gardien. Un homme de la campagne arrive devant ce gardien et le prie de le laisser entrer dans la Loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et lui demande s’il pourra entrer plus tard alors. «C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant». La porte de la Loi étant ouverte comme toujours, et le gardien s’étant mis sur le côté, l’homme se penche afin de voir l’intérieur de l’autre côté de la porte. Le gardien le remarque et se met à rire, avant de lui dire : «Si cela t’attire tant, essaye donc d’entrer alors que je te l’ai interdit. Mais pense à cela : je suis puissant. Et je ne suis que le gardien tout en bas de l’échelle. Dans chaque salle il y a un gardien, l’un plus puissant que l’autre. Même moi je ne peux pas soutenir le regard du troisième.» L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés; la Loi doit pourtant être accessible à chacun et à chaque instant, pense-t-il, mais maintenant qu’il regarde plus attentivement le gardien dans son manteau de fourrure, son grand nez pointu, sa barbe noire et mince de Tartare, il décide d’attendre quand même qu’on lui permettre d’entrer. Le gardien lui donne un escabeau et le laisse s’asseoir à côté de la porte. Il reste assis là des jours et des années. Il fait plusieurs tentatives pour qu’on le laisse entrer, et il fatigue le gardien avec ses demandes. Le gardien le soumet fréquemment à de petits interrogatoires, lui pose des questions sur son pays et sur beaucoup d’autres choses, mais ce sont des questions sans chaleur, comme les posent de grands seigneurs, et pour finir il lui dit à chaque fois qu’il ne peut pas encore le laisser entrer. L’homme qui pour son voyage s’est équipé de beaucoup de choses, les emploie toutes, même celles qui ont le plus de valeur, afin de corrompre le gardien. Celui-ci accepte chacune d’entre elles, mais en disant : «J’accepte seulement afin que tu ne croies pas que tu as laissé passer quelque chose.» Pendant toutes ces années, l’homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens et celui-ci lui paraît être le seul obstacle qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Il maudit le malheureux hasard, les premières années brutalement et d’une voix forte, puis, plus tard, devenu vieux, il ne fait plus que ronchonner. Il devient puéril, et comme pendant toutes ces années d’études du gardien il a également vu les puces dans son col de fourrure, il finit par prier aussi les puces de l’aider et de faire changer d’avis le gardien. Enfin sa vue baisse, et il ne sait pas si tout autour de lui s’assombrit vraiment, ou si ce sont seulement ses yeux qui le trompent. Mais, dans le noir, il distingue bien à présent une lueur qui surgit de la porte de la Loi et ne s’éteint pas. Il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. Avant sa mort, toutes les expériences qu’il a faites au long des années se rassemblent en une seule question qu’il n’a jusqu’alors jamais posée au gardien. Il lui fait signe, car il ne peut plus redresser son corps qui se fige. Le gardien doit se pencher beaucoup, la différence de taille entre eux ayant augmenté, à la défaveur de l’homme. «Que veux-tu donc encore savoir? lui demande le gardien, tu es insatiable.» «Tous les hommes sont attirés par la Loi, dit l’homme, mais comment se fait-il que personne à part moi n’ait demandé la permission d’entrer?» Le gardien se rend compte que l’homme approche déjà de sa fin, et, afin que l’autre à l’ouïe évanescente l’entende encore, il lui crie : «Personne d’autre que toi ne pouvait obtenir la permission d’entrer ici, car cette entrée n’était destinée qu’à toi. Je m’en vais à présent et je ferme la porte.»

Première mise en ligne le 27 novembre 2010
© Franz Kafka_traduction & appareil critique par Laurent Margantin _ 22 avril 2015
https://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article719

Aucun commentaire:

Publier un commentaire