26 décembre 2010

Mourir pour des croyances

Le 6 juillet 1535, Sir Thomas More, grand chancelier d’Angleterre, gravissait le chemin qui conduit à Tower Hill pour y être décapité : ordre du roi Henri VIII. Il avait cinquante-sept ans. L’échelle était de mauvais bois. Vêtu de la camisole des camelots, le condamné tendit la main à son lieutenant :

«Je vous en prie, lui dit-il, menez-moi là-haut. Pour la descente, je glisserai bien tout seul…»

Le long des remparts aux fenêtre «sinistres comme des têtes de mort», une foule s’était massée pour l’office matinal du royaume. Au milieu d’un silence impressionnant que troublait à peine la reprise du chantier aux docks Sainte-Catherine, une voix se fit entendre, nette tranquille, aussi peu théâtrale que le jour qui se lève :

«Je meurs loyal à Dieu et au Roi, mais à Dieu d’abord…»

Portrait par Hans Holbein

Commencer la vie de Thomas More par ces paroles qui devraient logiquement la terminer est un paradoxe qui s’accorde tout à fait au style du personnage. Son art de mourir était art de vivre. L’événement, qu’il fût cruel, délirant ou scandaleux, n’était à ses yeux qu’une occasion d’entrer dans le dialogue du visible et de l’invisible. Il possédait, au plus haut point, ce don de lire le monde à l’envers. Et il riait, en voyant l’énorme pyramide des vanités et des projets humains devenir un point imperceptible sur le ciel de Dieu. Il s’était fait une règle de cette parole qui résume tout l’Évangile : «retournez-vous, sortez de ce monde à trois dimensions et entrez dans l’autre monde monde, dans la quatrième dimension où le bas devient le haut et haut le bas, où la droite devient la gauche et la gauche la droite, où tout est à rebours. Ce n’est qu’en se renversant, la tête en bas, au grand effroi de ceux qui semblent se tenir fermes sur leurs jambes, de tous ceux qui pensent sensément, qu’on peut tomber de ce monde dans l’autre». Le plus extraordinaire est que More soit arrivé à une telle vision des choses, sans contention aucune, naturellement.

Où qu’il fut dans la coulée de deux générations, Tomas More a marqué l’histoire de l’Angleterre. Ses biographes ont célébré le chef de famille exemplaire, le laïc chrétien engagé, l’humaniste de renom, le diplomate loyal et avisé et, par-dessus tout, le témoin inébranlable dans sa foi. L’étonnant est qu’il joua tous ces rôles avec une supériorité naturelle, à travers les contrastes les plus violents qu’une nature peut soutenir.

Il avait une âme de chartreux et il s’est marié deux fois à de bonnes campagnardes dont la seule science était de servir un maître. Paroissien édifiant, se distinguant à peine du clergé au chœur, il sortait des saints mystères pour se livrer avec quelques amis à des assauts de plaisanteries qui eussent fait rougir le plus blasé des sacristes. Il admirait la folie des moines, mais ne perdait aucune occasion de se gausser de leurs travers. Recueilli, attentif à la voix profonde, il aimait le rire, le mouvement, la liberté, l’aisance aimable de la vie privée. En un temps record, il parvint aux plus hauts honneurs, mais comme à reculons, en se moquant de leur futilité. Son métier était le commerce des princes et son cœur allait à la plèbe. On sollicitait ses audiences; il quêtait sa place au milieu des pauvres. Abordant les plus graves sujets, il ne renonçait jamais aux droits de l’humour, estimant qu’un brin d’humour purifie la vertu, comme la culture païenne purifie la foi en l’affrontant. Ce qui expliquerait pourquoi le plaisir qu’il goûtait dans la lecture de Lucien, de Plaure et de Platon n’offusquait jamais son âme de chrétien. Dans cette nature de choix fusionnait au plus haut point la folie et la sagesse, le rire et la vertu, l’exaltation païenne de l’humanité et l’appel des Béatitudes. Platon et le Christ… Le génie, le héros et le saint se moquant ici des classifications d’école s’identifient dans la lumière de Dieu.

… On sait qu’il fut doux, «plus doux que le miel», disait Érasme. Pourtant le menton et la mâchoire sont d’un homme qui décide sans repentir. Ses lèvres et son nez effilé trahissent la subtilité de l’esprit, la droiture de cœur. On y devine l’ami des somptueuses littératures, l’avocat des nobles causes, le sage au sens où l’entendra Montaigne qui, par la connaissance de soi, a vite fait le tour de l’humaine condition. Ses yeux d’un bleu lointain, un peu mélancoliques, disent ce que Dekker exprimera cent ans plus tard : «J’ai suivi le flot des humeurs de nos temps et me suis mis à rire du monde, puisque le monde ne fait que se moquer de lui-même. Mais voyant qu’aucun être n’est aussi sage que l’homme et qu’aucun n’est aussi sot, je me suis mis à festoyer les sages et les sots.» D’une puissance de discernement à crever tout écran, son regard semble se fixer sur l’essentiel. Le reste n’a pas d’importance…

… Homme du temporel, il a vécu son temps en plénitude, cherchant à y discerner et à y promouvoir tout à la fois et l’une vers l’autre, les vérités humaines et la Vérité chrétienne. «Être du monde, sans y être», ce paradoxe qui allait si bien avec son génie spirituel, More ne l’a point résolu par je ne sais quelle compensation à un échec dans sa vie familiale, professionnelle ou politique. Il n’a point émigré à l’intérieur de lui-même, comme quelqu’un qui aurait eu peur de perdre avec le monde. Au contraire, c’est au sommet des réussites temporelles qu’il a tenté d’accorder dans sa conscience deux ordres de réalités qui ont leur conscience propre, mais que le péché des hommes pousse sans cesse au divorce.

André Merlaud
Extrait de l’avant-propos «Esquisse d’un portrait» 
THOMAS MORE
Éditions S.O.S.; Coll. «Pionneiers de la charité»;1973

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COMMENTAIRE

Je n’ai jamais réussi à dépasser le premier chapitre de ce livre dont le prosélytisme chrétien me rebute. Cette simple phrase «les vérités humaines et la Vérité chrétienne» en dit assez. La religion chrétienne n’est pas la seule à croire détenir la vérité directement obtenue de «Dieu», bien sûr.

J’ai vu le film A Man For All Seasons dans les années 90. J’avais lu L’Utopie au collège, mais cette biographie cinématographique me faisait connaître Thomas More sous un autre jour.

Il est courant de voir des gens mourir pour des causes, des croyances religieuses ou politiques sur cette planète. Mais, je ne comprends toujours pas comment un homme aussi brillant que Thomas More, à vrai dire d’une immense sagesse et d’une intelligence supérieure, a pu sacrifier sa vie pour une croyance à l’infaillibilité du Pape concernant le divorce et certaines autres gadgeteries dogmatiques? Humm.

À lire à propos de nos dogmes : http://situationplanetaire.blogspot.com/2010/05/nos-dogmes.html

Quoiqu’il en soit, au lieu d’essayer, pour la Nième fois, de lire cette bio, j’ai décidé de relire L’Utopie. En passant, nos politiciens pourraient s’en inspirer à profit ... non mercantile pour une fois.  

Si le sujet vous intéresse :
L’Utopie – téléchargement gratuit sur le site suivant :

Texte de la présentation du livre au verso de la page couverture de l'édition de Garnier-Flammarion :
Thomas More (1478-1535) s'est inspiré de la République de Platon pour écrire son Utopie. Dans une première partie, il critique sévèrement l'Angleterre et les autres pays européens, puis, dans la seconde partie, il donne la description idéale
d'un État soumis à un régime démocratique.

En 1516, Thomas More, chancelier d'Angleterre, lance avec L'Utopie un appel pathétique pour sauver l'humanité en perdition. Si l'ouvrage est assurément un réquisitoire contre la misère et le mal, il n'est pas pour autant l'épure d'un « socialisme vivant », n'en déplaise à certains commentateurs.

Dans un extraordinaire élan métaphysique, More cisèle pour les Utopiens une constitution qui, bien au-delà d'un réformisme politique pragmatique et plat, est destinée à opérer la rédemption de l'humanité et à recréer la substance du monde.

La force de l'œuvre se trouve dans le dynamisme spirituel qui la porte. C'est en lui que réside la fonction utopique elle-même, qui est de transcender le temps.
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Du film A Man For All Seasons, 1966 – extraits du procès 1, 2 et 3 : http://www.youtube.com/watch?v=C0aLrrnyDhg&feature=related 

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