L’évaluation
On affirme souvent que l’intuition est incapable d’évaluer ou de décider, et que c’est le rôle de l’analyse rationnelle, celui de l’intuition se bornant à fournir les éléments de jugement adéquats. Mais cette division du travail fait bon marché et de la nature de l’intuition et de celle du raisonnement logique. C’est en effet bien souvent l’inverse qui se produit. J’en veux pour preuve cette réflexion d’un spécialiste de la planification financière, Tom Duffy : «J’ai beau faire appel à l’analyse formelle et aux données techniques pour établir telle ou telle stratégie prévisionnelle, déclare-t-il, la décision finale – celle qui consiste à s’engager ou non dans une opération financière, ou encore à s’en retirer – reste une question de moment opportun, et pour cela je me fie à mon flair.»
… L’évaluation rationnelle et quantitative nous laisse souvent une impression d’incertitude, d’ambiguïté. Elle nous aide bien rarement à prendre une décision qui semble aller de soi. Sa logique, certes, peut faciliter les choses, en ce sens qu’elle nous permet de mieux cerner nos choix et de prendre en considération des faits et des données quantitatives bien établis, mais c’est la plupart du temps vers notre intuition que nous nous tournons en dernier ressort pour nous décider.
L’évaluation intuitive est assimilable à une sorte de fonction binaire qui nous incite à passer ou à rester sur place, un peu à la façon du vert et du rouge d’un feu de signalisation. Comme d’autres types d’intuition, elle peut nous prodiguer clarté ou imprécision, détermination ou hésitation, conviction ou irrésolution. Nous avons tous connu ce sentiment soudain qui nous pousse à faire telle ou telle chose, même si sur le moment nous n’en avons pas tenu compte. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé de nous attirer des ennuis et de nous dire après coup : «Pourtant je savais que je n’aurais pas dû le faire. Quelque chose me criait casse-cou. La prochaine fois, j’en tiendrai compte.» Il nous arrive aussi d’éprouver de fortes préventions contre un phénomène quelconque, mais l’imprécision de cette répugnance intuitive nous retient de la faire partager aux autres.
Il arrive que l’évaluation intuitive se fonde directement sur des alternatives qui se présentent de l’extérieur. … Dans bien des cas, nous ne nous posons même pas de questions, tant notre intuition est programmée par nos désirs, nos exigences et nos ambitions. Parfois nous entendons une voix impérieuse nous souffler inlassablement à l’oreille : «Non!»
Cette fonction d’évaluation affecte également les autres manifestations de l’intuition, faisant alors intervenir un second élément : la discrimination. … Pour prendre l’ultime décision – aller de l’avant ou battre en retraite – c’est le baromètre intérieur qu’on doit consulter. …
Écrivains et artistes ont constamment besoin de faire appel à l’évaluation intuitive, étant donné qu’ils ne disposent d’aucun moyen objectif et rationnel de juger de la valeur de leurs œuvres, sinon en les élaborant selon des normes techniques telles que les règles syntaxiques et grammaticales. À cet égard, Saul Bellow parle de commutateur intérieur pour désigner ce processus par lequel l’œuvre est dirigée : «Je crois, écrit-il, qu’un écrivain est sur la bonne voie à partir du moment où s’ouvre la porte de ses intuitions profondes et innées. On peut bien sûr écrire une phrase qui ne vient pas de cette veine et ensuite la développer… mais alors quelque chose sonne faux dans toute la page. Une sorte de gyroscope enfoui en vous-même est là pour vous dire si oui ou non ce que vous faites est bon ou mauvais.»
C’est cette fonction intuitive de discrimination qui nous donne soudain la certitude qu’une proposition, peu importe d’où elle nous vient, est nécessairement la bonne. Mais encore convient-il, et ce n’est pas toujours facile, de ne pas confondre ce genre de perception avec d’autres manifestations affectives ordinaires. Car on peut fort bien éprouver du goût ou du dégoût, de l’attirance ou de la répulsion, sans qu’il s’agisse à proprement parler d’intuition, mais plutôt d’un sentiment né de l’espoir ou de la crainte. À cet égard, la distinction est parfois très subtile, et seul un examen attentif de ce que nous éprouvons nous permet de trancher avec discernement, encore que certains types d’activités favorisent davantage la confusion que d’autres. … Bien souvent les sentiments s’embrouillent avec les désirs et les exigences.
La perspicacité
… La perspicacité intuitive est une manifestation subtile et parfois inquiétante de l’intuition, c’est elle qui nous incite à faire ceci plutôt que cela, tantôt en malmenant s’il le faut notre entourage, tantôt en y mettant les formes. C’est elle qui nous meut sans que nous sachions pourquoi, voire même totalement à notre insu. Davantage comparable à un sens inexplicable de l’orientation qu’à l’objectivité d’une carte, elle peut tout aussi bien se révéler passablement confuse que totalement explicite; tout aussi bien intervenir dans des contextes mineurs et ponctuels, pour nous engager dans des situations plus générales, quand par exemple nous nous sentons «appelés» avec une absolue certitude à nous conformer à une vocation particulière ou à accomplir une importante mission. La force contraignante des appels de ce genre a probablement dans certains cas une justification parfaitement logique, mais il n’empêche que c’est bien rarement la logique qui nous pousse à y répondre. Il semble au contraire que nous nous comportions alors comme des particules de fer irrésistiblement attirées par un aimant.
Cette perspicacité propre à l’intuition n’est pas sans rappeler la fonction d’évaluation intuitive, étant donné qu’ici encore toute se passe comme si nous étions mis en demeure de choisir entre deux voies opposées. Avec cette différence cependant que dans le second cas – cela va sans dire – il y a bien sûr quelque chose à évaluer.
La perspicacité intuitive est sans doute responsable de ce qui semble bien souvent résulter de la bonne fortune, et ces gens qui apparemment se trouvent là où il faut, quand il faut, ou qui encore semblent avoir une prescience infaillible des catastrophes, sont peut-être tout simplement dotés d’une sorte de radar auquel ils ont le bon sens de se fier. Ces dispositions expliqueraient en partie ce que Carl Jung appelait la «synchronicité», cette étrange correspondance qui se produit chez certains sujets entre événements intérieurs et extérieurs, correspondance que ne semble expliquer aucun lien de relation causale, mais dont l’impact est pourtant significatif et déterminant.
Les découvertes et les idées créatrices sont bien souvent précédées par ce que Graham Wallas appelle une «intimation». Entendons par là ce sentiment vague et fuyant qui fait pressentir que quelque chose est sur le point de se produire. Jung avait lui aussi constaté qu’une sorte d’aura émotionnelle accompagnait les événements survenant de façon synchrone. Il s’agit peut-être là d’une forme particulière de perspicacité intuitive, grâce à laquelle l’attention est attirée dans la bonne direction, l’esprit étant alors tendu vers le jaillissement de quelque pensée imminente ou vers un événement tout près de se manifester dans l’environnement extérieur.
… Si parfois la perspicacité intuitive déroute, c’est qu’elle nous presse de nous engager dans une direction qui nous semble incertaine, ou bien nous pousse à commettre des actes qui nous semblent dénués de toute logique apparente, voire quelque peu extravagants, au point de nous demander quelle mouche a bien pu nous piquer. Et si nous lui opposons une certaine résistance, c’est sans doute parce que ce qu’elle nous presse de faire semble aller à l’encontre même de nos propres intérêts.
Bien souvent nous obéissons à des tiraillements irrationnels dont certains ne mènent nulle part en effet. D’autres nous créent bien des ennuis… ou pour le moins semblent nous en créer. Mais qui peut dire ce qu’il serait advenu si nous nous étions refusés à suivre ces impulsions? D’ordinaire, nous résistons aux sollicitations intuitives qui nous semblent dépourvues de sens. Qui sait si nous ne ferions pas mieux de ne pas les contrecarrer si obstinément?
La prédiction
De pas sa nature, la prédiction opère sur l’inconnu, et nous ne pouvons calculer et mesurer que le connu. L’analyse des tendances enregistrées dans le passé peut par exemple servir de point de départ à une extrapolation probabiliste dans le futur, mais on ne peut jamais tenir pour absolument certain que le futur reproduira d’une façon quelconque les événements du passé, moins encore quand il s’agit de prévoir des situations humaines dans une ère aussi turbulente que la nôtre. La fonction de prédiction peut être tout aussi bien explicite qu’implicite.
Les changements de direction subits, apparemment sans motif tangible et qui nous évitent des incidents tragiques, laissent croire que l’intuition peut jouer le rôle d’un excellent dispositif d’alerte. Pourtant, toutes les prédictions intuitives ne sont pas assimilables à des signaux d’alarme. Il nous arrive aussi de ressentir fortement que telle ou telle personne que nous venons tout juste de rencontrer va exercer une influence bénéfique sur notre existence, ou encore de pressentir qu’il serait plus avisé d’attendre encore une semaine avant d’investir, du fait que les cours risquent de baisser. Plus la prédiction intuitive est adéquate, et plus nos actes s’accordent à nos désirs.
Le destin est un jeu de devinettes. On qualifie d’intuitifs ceux qui devinent juste. Les intuitifs, eux, n’ont pas l’impression d’être des devins.
Faites le point
Essayez de vous rappeler vos révélations intuitives les plus marquantes, puis répondez à chacune des questions suivantes :
- D’une façon générale, ces intuitions vous sont-elles venues alors même que votre esprit se concentrait sur ce qui plus tard a fait l’objet d’une révélation, ou au contraire à un moment où une autre activité accaparait votre attention?
- S’agissait-il d’un moment de repos et de détente?
- Le déclic s’est-il opéré spontanément dans votre esprit, comme si on vous soufflait ce que jusque-là vous ignoriez?
- Ce qui vous était révélé vous a-t-il surpris par son contenu, sa forme, son à-propos?
- Vous êtes vous jamais efforcé d’être intuitif? Et dans l’affirmative, qu’est-il advenu?
- Vos intuitions consistent-elles le plus souvent en un éclair de compréhension soudaine, ou plutôt en un épisode de clairvoyance relativement prolongé, un peu comme dans la rêverie?
- Vous fournissent-elles des détails précis, ou bien en retirez-vous une perception globale?
- Pensez-vous ordinairement en mots ou en images? En va-t-il de même de vos intuitions?
- Vous semble-t-il après coup que des sensations physiques ou des émotions aient été associées à vos intuitions?
L’intuition
La découvrir en soi, la comprendre, la mettre à profit
Philip Goldberg
Les Éditions de l’Homme, 1986
Suite au prochain billet...
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