Qui est intuitif?
À cette question, chacun sera tenté de répondre : «Tout le monde, bien sûr!» Car le fait est que nous sommes tous doués d’intuition. Mais il n’empêche qu’à cet égard certains sont mieux nantis que d’autres, et semblent posséder la faculté de voir juste à tout coup, de prendre pour ainsi dire d’instinct les bonnes décisions et résoudre les problèmes les plus ardus. Donc, si l’intuition est la chose du monde la mieux partagée, convenons par ailleurs que dans le partage il en est de plus avantagés que d’autres et qu’en la matière certains individus méritent la mention «très intuitifs», voire exceptionnellement intuitifs».
«Qui est intuitif?» Intéressante question, susceptible de faire naître des controverses ou de soulever en chaînes bien d’autres questions. Les intuitifs de nature font plutôt figure d’oiseaux rares et providentiels.
Tout laisse à penser que vous avez d’ores et déjà tenté de déterminer si vous étiez vous-même intuitif. Il n’est pas toujours facile de poser un diagnostic catégorique d’intuition. Et cela pour l’excellente raison que les opinions personnelles et les apparences sont souvent trompeuses.
Un autre facteur vient parfois dénaturer le tableau : c’est l’ancrage des convictions personnelles. La question se pose alors de savoir si le milieu social retentit sur la conception globale de l’intuition. Dans certains cercles en effet il n’est pas de bon ton de se déclarer intuitif, alors que dans d’autres l’intuition serait plutôt considérée comme une marque de distinction.
Le contexte à l’intérieur duquel s’exerce le phénomène intuitif joue lui aussi un rôle non négligeable. Car l’intuition peut fort bien s’exercer dans tel domaine particulier et pas dans tel autre. Les médiums eux-mêmes, qui comme chacun sait «marchent» essentiellement «à l’intuition», exercent leurs talents dans des domaines bien limités : diagnostic à distance, prédiction de l’avenir, reviviscence du passé, et ainsi de suite.
Ces variations individuelles et circonstancielles s’expliquent en partie par l’expérience acquise. Nous en venons à maîtriser parfaitement tel ou tel domaine dont certaines activités ont fini par nous imprégner, au point que nous en avons intériorisé tous les automatismes.
C’est en effet l’expérience acquise qui bien souvent est mise en avant pour rendre compte de l’intuition. Mais cela n’explique pas pourquoi deux individus de même expérience et de même formation diffèrent radicalement l’un de l’autre par la qualité de leur intuition et par leur propension plus ou moins prononcée à en faire usage.
En fait l’expérience acquise peut scléroser le libre exercice de l’intuition, en ce sens qu’elle finit par nous emprisonner dans un cadre de référence immuable, ou nous rigidifier dans certains tics. Aussi l’ingénuité et l’inexpérience se révèlent-elles parfois des qualités plus innovatrices, étant donné qu’alors l’esprit n’a pas encore appris à craindre de remettre en question les principes établis ou de formuler des hypothèses risquant de passer pour ridicules. Il semble que notre intuition s’exerce plus pleinement quand nous sommes fortement motivés, pleins de confiance en nous, et quand nous nous absorbons dans une tâche déterminée qui nous tient à cœur.
La personnalité intuitive
De tous les théoriciens dont les idées ont influencé la psychologie moderne, Carl Jung semble bien être celui qui aura le plus attaché d’importance à l’intuition, qu’il ne considérait «ni comme une perception sensorielle, ni comme une sensation, ni comme une inférence intellectuelle, bien qu’elle se manifeste parfois sous l’une ou l’autre de ces formes. Dans l’intuition, écrivait-il, le contenu se présente comme un tout, sans que nous soyons capables d’expliquer ou de découvrir comment ce contenu a pris corps. L’intuition est une sorte de saisie instinctive, quelle que soit la nature de son contenu.»
Selon la typologie de Jung, personnalité et comportement doivent être interprétés en tenant compte de quatre fonctions mentales distinctes : l’intellection, l’émotion, la sensation et l’intuition. Il est rare que chez un individu ces quatre fonctions soient réparties proportionnellement.
… Comme toutes les échelles de mesures psychologiques, les tests jungiens doivent être interprétés avec une certaine prudence et demeurer essentiellement des instruments d’évaluation révélateurs de nos tendances et de nos conduites individuelles. Il ne faut pas négliger le fait qu’en répondant aux questions, certains sujets se révèlent intuitifs ou émotifs parce que pour eux la question posée est entourée d’une certaine aura de romantisme, alors que d’autres se déclarent sensitifs ou intellectuels parce que la même question évoque en leur esprit des qualités de compétence et de maîtrise.
Utilisés avec précaution, les différents tests inspirés du modèle jungien n’en demeurent pas moins des instruments utiles à la compréhension de la personnalité humaine. En outre, ils se prêtent aisément aux applications les plus diverses et sont susceptibles d’aider n’importe qui à se mieux connaître. Ainsi, il arrive souvent que grâce à l’un de ces tests un individu se découvre une tendance très nette à procéder par intuition et comprendre du même coup que toute sa vie durant il a réfréné en lui cette tendance uniquement pour donner de lui-même une image qu’il estimait plus flatteuse, ou encore parce que son entourage professionnel l’a amené à s’autocensurer.
Le test de Westcott
C’est à Malcom Westcott (professeur à l’université York de Toronto) que nous devons les recherches les plus exhaustives qui aient été réalisées sur l’intuition. Ses travaux consistent en une série d’études échelonnées sur une décennie depuis la fin des années cinquante. Partant du présupposé que l’intuition pouvait jouer un rôle de phénomène d’induction, Westcott s’est appliqué à définir la personnalité intuitive non seulement en étudiant les attitudes comportementales de ses sujets, mais aussi en enregistrant les résultats concrètement obtenus par ces derniers. C’est donc à des tests de personnalité standard qu’il a fait appel pour essayer de dégager les principaux traits communs aux intuitifs.
S’appuyant sur ces divers tests, Westcott et ses collaborateurs ont observé que la personnalité intuitive répondait aux caractéristiques suivantes :
- Le non-conformisme et le sentiment d’être à l’aise en ne se pliant pas aux normes établies.
- La confiance en soi (les sujets de ce type se montraient beaucoup plus assurés dans leurs réponses que ceux qu’il fallait orienter vers la bonne solution).
- L’autonomie (l’identité n’est pas modelée par l’appartenance à un groupe social précis).
- La mobilisation affective pour des sujets de préoccupation abstraits. Cet engagement peut tout aussi bien mettre en jeu l’intellection que l’affectivité.
- La volonté d’éclairer les incertitudes, de dissiper les questions ambiguës, et cela sans craindre les éventuelles conséquences de leur démarche.
- La volonté délibérée de s’exposer aux éventuelles critiques et de relever les défis.
- La capacité d’accepter ou de rejeter la critique si nécessaire.
- La volonté de changer les choses pour les rendre conformes à un idéal.
- La résistance opposée au contrôle et aux directives provenant des autres.
- L’indépendance.
- La perspicacité.
- La spontanéité.
On voit tout de suite ce qui sépare les véritables intuitifs de ceux qui tentent de deviner au petit bonheur, même si les uns comme les autres donnent l’impression, de par le peu d’information qui leur est nécessaire pour émettre un jugement, de se fier principalement à leur intuition. Avec cette différence cependant, selon Westcott, que les seconds – ceux qui se révèlent incapables de résoudre des problèmes posés – affichent davantage de complaisance pour eux-mêmes, du cynisme, et témoignent de désordres physiques et émotionnels relativement intenses. Même distinction très nette entre les intuitifs, toujours prompts à fournir la bonne réponse, et ceux qui doivent longuement réfléchir et disposer d’une profusion de données avant de fournir le même résultat. Ces derniers se caractérisent essentiellement par leur sens de l’ordre, de la hiérarchie, leur attirance pour ce qui est prouvé et leur respect de l’autorité. D’esprit conservateur, c’est dans les situations où ils peuvent clairement définir leurs attentes qu’ils se sentent le plus à l’aise. En somme, ces distinctions ne font que confirmer ce que nous savons des modes de pensée intuitif et rationnel.
Gardons-nous cependant de tirer des conclusions générales des résultats obtenus par Westcott … mais il reste que les portraits caractérologiques d’intuitifs qui se dégagent de ses travaux correspondent en tout point à la typologie de l’intuition telle que définie par Jung et concordent parfaitement avec les données plus récentes que nous possédons sur les caractéristiques associées à la personnalité intuitive : créativité, originalité et indépendance de jugement, confiance en soi, assurance, non-conformisme, passion pour ce qui excite l’esprit, prédilection pour l’ambigu, le mouvant et l’incertain, acceptation délibérée du risque de passer pour farfelu ou de courir à un échec monumental.
Il peut être tentant pour quiconque souhaite développer son intuition de cultiver en lui les attributs et la forme d’esprit propres à la personnalité intuitive. Mais là encore, certaines précautions s’imposent, et il serait dangereux de s’imaginer que l’adoption des signes extérieurs de l’intuition suffit en soi à modifier en profondeur une attitude d’esprit. S’efforcer d’être ce qu’on n’est pas n’aboutit bien souvent qu’à dresser sur la route des barrières encore plus difficiles à franchir. Mais il reste pourtant, que tout un chacun peut se doter de certains traits et en adopter la forme d’esprit sans pour autant brusquer sa nature ni être mis en demeure de sacrifier ses dispositions naturelles. L’essor que prend alors l’intuition est souvent décisif.
L’intuition
La découvrir en soi, la comprendre, la mettre à profit
Philip Goldberg
Les Éditions de l’Homme, 1986
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