28 octobre 2010

Voltaire : des bêtes

En introduction au texte de Voltaire, un commentaire sur «Ma vie avec ces animaux qui guérissent» de Victor-Lévy Beaulieu (voyez le libellé Zoofriendly  «Dans l’air : Zoothérapie»). À noter que son livre «Bibi» est en lice pour le Prix Décembre; je lui souhaite les meilleures chances.

Ma vie avec… est riche d’anecdotes prenantes, émouvantes et parfois dures en raison de la barbarie des hommes envers les animaux. J’avais envie de le lire rapidement car j’étais captivée, mais j’ai réussi à étirer le plaisir. En fait, j’aurais aimé que l’ouvrage eût 500 pages…

Quand on naît dans le béton urbain, l’éventail des animaux de compagnie se limite aux chats, chiens, hamsters, lapins miniatures, perruches, etc. Voilà que VLB nous fait également découvrir les animaux de ferme – ceux qu’on mange, entre autres – un univers inconnu pour moi.

Quelques réflexions de VLB avec lesquelles je me sens en harmonie depuis fort longtemps (j’espère qu’il ne m’en voudra pas de publier d’aussi longs passages…) :

«Je n’avais encore jamais mis les pieds dans un couvoir. Quand je vis les énormes incubateurs et les œufs qui venaient à éclosion dedans, j’eus déjà regret d’avoir accepté la proposition de mon voisin : les employés du couvoir besognaient comme des automates. Les bons poussins mis dans des caisses et ceux qui ne faisaient pas l’affaire jetés dans un gros baril. Les employés auraient été devant une chaîne de montage qu’ils n’auraient pas agi autrement avec des boulons ou des clenches de porte.
(…) Mais les poussins qui deviennent chapons ne sont pas vraiment des animaux. Ils sont le produit d’une fabrication pour ainsi dire artificielle : on a joué dans leurs gènes, on les a bourrés de toutes sortes d’hormones et d’antibiotiques pour qu’ils croissent le plus rapidement possible. Au bout d’un mois, les chapons sont devenus si lourds que leurs pattes ne les supportent plus : accroupis, ils restent là devant les trémies et ne font plus que manger.
(…) Cette chair trop grasse et jaune, ce n’était plus de la nourriture mais le symbole d’une société qui ressemblait aux chapons qu’elle consommait : trop grasse, trop jaune, trop dénaturée pour même s’en rendre compte.»

«Il est difficile de comprendre que dans une société qui se prétend aussi évoluée que la nôtre, on trouve encore tant de gens jouant aux marâtres par-devers les animaux. Il ne se passe pas un jour sans que les médias ne nous bombardent d’images nous montrant de pauvres bêtes maltraitées dans de prétendus chenils ou dans des fermes qui sont de véritables lieux concentrationnaires. Pourquoi les gens gardent-ils des animaux quand ils n’ont aucun sentiment pour eux et aucune émotion même quand, par leur faute, ils souffrent et meurent ? D’où vient cette violence-là ? Du fait qu’on voit tant d’hommes, de femmes et d’enfants mourir pour ainsi dire en direct à la télévision, et que cela a fini par émousser nos sens? Si tant d’hommes, de femmes et d’enfants sont tués partout dans le monde sans qu’on n’en éprouve la moindre culpabilité, pourquoi en aurait-on par-devers les bêtes?»

«La majorité des agronomes qui trafiquent les sols et les semences n’ont jamais vu non plus une vache, une chèvre ou une brebis de leur vie. Pourquoi les verraient-ils d’ailleurs ? Le but qu’ils poursuivent n’a plus rien à voir avec la nature et à l’idée de sagesse qui en est le fondement. On a tué la mythologie animale, on a tué ce qu’elle avait de sacré, par cupidité dominatrice. On est loin du rêve utopique qu’entretenait Léonard de Vinci qui, à la Renaissance, croyait que l’évolution de l’homme le réconcilierait à ce point avec les bêtes qu’il renoncerait à les tuer.
     (…) Le chaos, il semble que nous soyons en plein dedans et que, toujours par cupidité, nous préférons qu’il nous emporte plutôt que de redécouvrir la nature et l’idée de sagesse qui en est le fondement.»

«Évidemment, les animaux n’ont pas le cerveau aussi dérangé que le nôtre, ils sont à l’abri de tous ces dogmes religieux qui, depuis le commencement de l’humanité, sont la source de presque toutes les guerres les plus sanguinaires que se sont livrées les hommes. Le fanatisme religieux et la cupidité ont toujours fait bon ménage, ce sont là aujourd’hui encore les deux mamelles auxquelles s’abreuvent les empires, les tyrans de toutes espèces et les Églises de toutes confessions.
     Quand je suis parmi les animaux, à les soigner, à en prendre soin, à jouer avec eux, c’est moi que je soigne, c’est avec moi que je joue. J’en oublie le monde tel qu’il est devenu dans l’affreuseté de son quotidien, manquant de sens pour les avoir émoussés. Même l’abjection est pour ainsi dire devenue une norme acceptable. 
(…) même si je n’ouvre pas la radio ou le téléviseur : il y a toujours quelqu’un qui survient, en personne, par téléphone ou par courrier interposé, pour te rappeler quel bordel est devenue la Terre dans cette anarchie qui la détermine.
(…) Tout devient désespérant, et surtout le moi haïssable, quand cette totale absurdité du monde vous frappe en plein front. (…) Il fallait que je me désapprenne de moi-même pour que le monde, comme chez les penseurs grecs, redevienne, malgré son aliénation, une harmonie qui soit atteignable. Mon chemin pour y arriver a été cette passion que j’ai toujours eue par-devers les animaux, leur simplicité volontaire, leur plaisir à vivre pleinement l’instant, leur instinct qui en fait de formidables survivants en dépit de la sottise des hommes cherchant à modifier leur nature dans le seul but d’en faire des marchandises comme n’importe quel autre produit usiné. Parce qu’il refuse d’en faire le constat, l’homme lui-même est en train de se dénaturer et de dénaturer la planète entière. Car le terrorisme qui nous menace vraiment n’est pas celui de tous les Ben Laden du monde, mais celui que nous pratiquons contre nous-mêmes.
     (…) Peut-être faut-il que l’homme repasse aujourd’hui par la barbarie, et si nous fermons les yeux, c’est sans doute parce que nous ne voulons pas nous rendre compte qu’elle est là et menace tout ce que nous avons été et tout ce que nous pourrions être. Peut-être la barbarie est-elle paradoxalement la seule chance que nous avons de renaître un jour pour de vrai.» 
***

Voltaire,
Il faut prendre parti [1772],
Œuvres complètes de Voltaire,
Tome 25, 1819, p. 164-166.

XV.

Du mal, et en premier lieu de la destruction des bêtes.

Nous n’avons jamais pu avoir l’idée du bien et du mal que par rapport à nous. Les souffrances d’un animal nous semblent des maux parce que, étant animaux comme eux, nous jugeons que nous serions fort à plaindre si on nous en faisait autant. Nous aurions la même pitié d’un arbre si on nous disait qu’il éprouve des tourments quand on le coupe, et d’une pierre, si nous apprenions qu’elle souffre quand on la taille ; mais nous plaindrions l’arbre et la pierre beaucoup moins que l’animal, parce qu’ils nous ressemblent moins. Nous cessons même bientôt d’être touchés de l’affreuse mort des bêtes destinées pour notre table. Les enfants qui pleurent la mort du premier poulet qu’ils voient égorger, en rient au second.

Enfin il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal ; au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur, et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ?

Non seulement nous passons notre vie à tuer et à dévorer ce que nous avons tué, mais tous les animaux s’égorgent les uns les autres ; ils y sont portés par un attrait invincible. Depuis les plus petits insectes jusqu’au rhinocéros et à l’éléphant, la terre n’est qu’un vaste champ de guerres, d’embûches, de carnage, de destruction ; il n’est point d’animal qui n’ait sa proie, et qui, pour la saisir, n’emploie l’équivalent de la ruse et de la rage avec laquelle l’exécrable araignée attire et dévore la mouche innocente. Un troupeau de moutons dévore en une heure plus d’insectes, en broutant l’herbe, qu’il n’y a d’hommes sur la terre.

Et ce qui est encore de plus cruel, c’est que, dans cette horrible scène de meurtres toujours renouvelés, on voit évidemment un dessein formé de perpétuer toutes les espèces par les cadavres sanglants de leurs ennemis mutuels. Ces victimes n’expirent qu’après que la nature a soigneusement pourvu à en fournir de nouvelles. Tout renaît pour le meurtre.

Cependant je ne vois aucun moraliste parmi nous, aucun de nos loquaces prédicateurs, aucun même de nos tartufes, qui ait fait la moindre réflexion sur cette habitude affreuse, devenue chez nous nature. Il faut remonter jusqu’au pieux Porphyre, et aux compatissants pythagoriens, pour trouver quelqu’un qui nous fasse honte de notre sanglante gloutonnerie ; ou bien il faut voyager chez les brames : car, pour nos moines que le caprice de leurs fondateurs a fait renoncer à la chair, ils sont meurtriers de soles et de turbots, s’ils ne le sont pas de perdrix et de cailles (1); et ni parmi les moines, ni dans le concile de Trente, ni dans nos assemblées du clergé, ni dans nos académies, on ne s’est encore avisé de donner le nom de mal à cette boucherie universelle. On n’y a pas plus songé dans les conciles que dans les cabarets.

------------
(1) Les moines de la Trappe ne dévorent aucun être vivant ; mais ce n'est ni par un sentiment de compassion, ni pour avoir une âme plus douce, plus éloignée de la violence, ni pour s'accoutumer à la tempérance si nécessaire à l'homme qui aspire à se rendre indépendant des événement, ni pour se conserver plus sain un entendement dont ils ont juré de ne jamais faire usage. Tels étaient les motifs des philosophes disciples de Pythagore. Nos pauvres trappistes ne font mauvaise chère que pour se faire une niche ; ce qu'ils croient très-propre à divertir l’être des êtres. (Note de l'édition de Kehl)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire