Un prêt-à-poster en guise d’amnistie aux antagonismes de l’heure…
L’amour
Charlotte Joko Beck
(Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant;
Pocket)
Note à propos de l’auteur : Joko Beck ayant un sens profond de l’égalité, elle conçoit plutôt son rôle comme celui d’un guide que d’un gourou, et refuse catégoriquement toute tentative de se voir mettre sur un piédestal. Elle a au contraire coutume de partager ses propres difficultés avec ceux à qui elle enseigne, créant ainsi un climat d’échange et de compréhension mutuelle qui permet à chacun de trouver lui-même sa propre voie. (…) Joko n’a guère d’indulgence pour les formes de pseudo-spiritualité qui ne donnent une image romantique et idéalisée des choses que pour mieux ignorer les réalités de la vie et les souffrances qui s’y attachent. (Préface)
Photo: Funpic
L’amour est un mot qu’on ne rencontre pas souvent dans les textes bouddhiques qui lui préfèrent le terme de «compassion». Dans l’optique du bouddhisme, la compassion – un amour universel et sans exclusive – n’est pas une simple émotion sujette aux fluctuations de nos humeurs et de nos préjugés. Aucun rapport avec notre cliché habituel de l’amour romantique qui est souvent fort loin de ce qu’est réellement l’amour. Il me semble donc utile d’examiner ensemble ce qu’est l’amour et de voir comment on le fait grandir en soi pas la pratique du bouddhisme, justement conçue pour développer simultanément en nous la sagesse et la compassion.
Menzan Zenji (1683-1769) était l’un des plus brillants théoriciens du Soto zen et nous lui devons une explication particulièrement claire de ce qu’est la pratique zen. Tous les maîtres n’ont pas su présenter la chose avec une telle clarté : parfois, en lisant les textes anciens, on ne voit vraiment pas le rapport qu’il peut y avoir entre pratiquer le zen et aller acheter son pain chez le boulanger. Menzan Zenji, lui, est très clair là-dessus : « Une fois que vous aurez assimilé la réalité du zen en profondeur, grâce à votre pratique, les blocages créés par la pensée-affect* se dissoudront d’eux-mêmes. »
(* Pensée-affect : dans un mental dominé par le moi, la pensée a toujours une coloration affective, une charge passionnelle – l’affect –, due à l’égocentrisme, puisque tout ce qui est pensé ou senti ne l’est qu’en fonction du «moi». Menzan Zenji se sert de cette formule lapidaire pour désigner la pensée dualiste qui déforme la réalité parce qu’elle est entachée d’affectivité – ce qui lui donne son caractère illusoire. N.d.T.)
Il ajoute, cependant : «Si, au lieu de comprendre l’aptitude de la pensée-affect à disparaître d’elle-même, vous croyez avoir éliminé la pensée illusoire, la pensée-affect continuera à resurgir, comme si vous aviez arraché une mauvaise herbe, ou coupé une branche d’arbre, sans en même temps en enlever la racine.» Il n’est pas rare de se méprendre sur le sens de la pratique et de croire qu’il s’agit d’éliminer les pensées illusoires. Certes, les pensées sont bien des illusions, mais, comme le souligne très justement Menzan Zenji, on n’aura pas appris grand-chose si l’on se contente de les supprimer au lieu de comprendre le mécanisme qui les sous-tend : «l’aptitude de la pensée-affect à disparaître d’elle-même.»
Nombreux sont ceux qui ont déjà goûté à de brèves expériences d’éveil mais, tant qu’ils n’auront pas compris le mécanisme de la disparition spontanée de la pensée-affect, le fruit amer de cette pensée à forte charge affective restera leur pain quotidien. «La pensée-affect est la racine de l’erreur; c’est un attachement acharné à une vision unilatérale (égocentrique) des choses qui découle du conditionnement de nos perceptions.» précise Menzan Zenji.
L’essentiel de la pratique qui se fait dans ce centre zen vise justement à comprendre la mécanisme de la disparition spontanée de la pensée-affect. On commence d’abord par apprendre à reconnaître à quoi on a affaire : les pensées égocentriques et à forte charge affective qui nous occupent l’esprit la plupart du temps. Celles dont l’absence, explique Menzan Zenji, n’est autre que l’état d’éveil, le satori. Nous sommes tous pris dans les rets de la pensée-affect, mais chacun à un degré différent : ce n’est pas du tout la même chose d’être prisonnier de ses pensées pendant un 95% ou un 5% de son temps.
Tout le tissu de nos vies est fait de rapports : avec les choses, les paysages, les animaux et les gens. Nous nous cantonnerons aujourd’hui à l’aspect humain de nos rapports, puisque ce sont eux qui semblent nous poser le plus de problèmes. À moins que vous n’ayez passé les vingt dernières années seul dans une grotte, vous entretenez sans doute des rapports avec au moins une personne. Or, dans tout rapport entre deux êtres, il y a toujours une part d’amour vrai et une part de faux amour, et l’on est d’autant plus capable d’amour vrai que l’on sait mieux maîtriser le faux amour. Et c’est sur un terrain de pensées à forte charge affective – espoirs, attentes – que le pseudo-amour fleurit et s’épanouit le mieux, nourri par tout notre conditionnement. Prisonnier des pensées-affects dont on ne perçoit pas la vacuité, on conçoit son rapport à autrui comme un moyen de favoriser son bien-être personnel. Alors, tant que l’autre vous apporte ce que vous attendez de lui, tout va bien – on s’adore. Mais il suffit de partager quelque temps l’intimité d’une ou de plusieurs personnes pour que l’état de grâce tourne à l’aigre. Au fil des mois, le rêve s’abîme sous l’effet des contraintes du quotidien, et on a de plus en plus de mal à reconnaître en l’autre le prince charmant, l’élue de son cœur, l’ami ou l’enfant adoré des premiers jours. Dans le même temps, c’est aussi l’image idéale qu’on se faisait de soi au départ qui s’effrite. Pourtant, on aimerait bien conserver cette vision idéalisée de soi : par exemple, on se plaisait bien dans le rôle de la mère de famille au grand cœur, patiente, compréhensive et pleine de sagesse. Le seul ennui, c’est que vos enfants ne vous voyaient pas forcément comme ça… Et voilà comment les pensées à forte charge affective sèment la pagaille dans nos vies.
C’est surtout dans le domaine des rapports amoureux que la pensée-affect fait le plus de dégâts. J’attends de mon partenaire qu’il me renvoie une image de moi qui soit conforme à ma version idéalisée. Le jour où il cesse de le faire – ce qui ne saurait manquer –, je m’indigne : «Mais qu’est-ce qu’il lui prend? Adieu la lune de miel! Le voilà qui se met à faire tout ce que je ne peux pas supporter.» Et je me sens malheureuse comme les pierres. Mon partenaire ne me convient plus; il ne reflète plus l’image idyllique de moi que je m’étais faite, il n’est plus une source de bien-être et de plaisir pour moi. En réalité, ces exigences affectives n’ont rien à voir avec l’amour digne de ce nom. Au fur et à mesure que nos projections narcissiques s’effondrent – comme c’est immanquablement le cas dans tout rapport intime –, notre soi-disant amour tourne à l’agressivité et dégénère en scènes de ménage.
C’est pour cela que les rapports intimes sont souvent si difficiles et douloureux à vivre, dans la mesure où il est impossible que les relations de ce type soient jamais complètement satisfaisantes. Vous ne trouverez jamais personne au monde qui soit capable de remplir toutes les conditions que vous mettez à votre bonheur, et qui puisse vous satisfaire en tous points. Alors, comment faire face à la déception qui accompagne inévitablement toute vie commune? La seule solution, c’est de mieux assumer ses sentiments : faire à fond l’expérience de tout ce que l’on ressent – la déception et la douleur qui vous assaillent lorsque vous voyez s’écrouler vos châteaux en Espagne, emportant avec eux votre belle galerie de portraits idéalisés de vous-même et de votre partenaire. Ce n’est qu’au-delà des mots qu’on peut expérimenter ce qui se passe en soi, et pour cela, il faut commencer par observer ses pensées. Observez une pensée qui vous trotte dans la tête et regardez-la bien, jusqu’à ce qu’elle ait perdu suffisamment de sa charge affective pour retrouver une certaine neutralité. Puis, une fois la pensée ainsi décantée, faites-en l’expérience directe en plongeant au cœur même du sentiment que vous éprouvez. Douleur, déception ou colère – expérimentez bien à fond ce que vous ressentez, vivez-le de façon directe et immédiate, sans passer par l’intermédiaire d’une formulation verbale. Ce vécu brut et immédiat de la souffrance est le seul moyen de dissiper le faux amour – cette émotion hautement volatile – pour laisser place à la compassion, l’amour vrai et sans exclusive.
C’est en remplissant nos propres engagements spirituels que nous pourrons le mieux aider les autres. En effet, en pratiquant régulièrement, on devient petit à petit plus ouvert, plus réceptif aux autres et plus aimant. Cette ouverture progressive est l’essence même du cheminement spirituel qui aboutit à l’expérience de la vie telle qu’elle est, sans rien juger ni trier : l’état d’éveil, la compassion parfaite. Il nous faudra une vie de pratique quotidienne pour dissoudre notre attachement à nos pensées chargées d’affectivité, cette barrière qui nous sépare actuellement de l’amour vrai.
Tout à fait sublime!
RépondreEffacerJ'ai essayé un jour de faire cette définition de l'amour. J'étais tout près...