7 octobre 2010

Les attentes

(Suite du billet «L’amour» - libellé Joko Beck)

La pratique [zen] appliquée aux rapports personnels
Charlotte Joko Beck
(Soyez zen … en donnant un sens à chaque acte à chaque instant; Pocket)

EXTRAITS
(…) Nous considérons généralement que tous les événements de la vie ont un début, un milieu et une fin. Mais, imaginez par exemple que je m’arrête de parler tout à coup, là, tout de suite; où sont les paroles que j’ai prononcées? Elles ne sont nulle part, elles n’existent plus. Et, une fois la causerie finie, où est-r-elle passée? Nulle part; elle n’est plus là, sauf à l’état de traces dans notre mémoire. Une mémoire qui ne garde qu’un souvenir fragmentaire et partiel de ce qu’a été notre expérience réelle à ce moment-là. Où notre passé? Nulle part, il n’existe plus.

Mais, me direz-vous, qu’est-ce que cela a à voir avec notre manière d’aborder le monde et les autres? À savoir, les contacts et les rapports que nous avons avec ce qui nous entoure.

Nous envisageons généralement nos rapports avec les autres comme une sorte d’objet extérieur à nous et destiné à nous procurer un certain plaisir. Ou, tout au moins, à ne pas nous déplaire. Autrement dit, nous abordons ces rapports comme s’il s’agissait d’un vulgaire dessert, une glace ou un gâteau avec lequel on serait censé se régaler. Il y a très peu de gens qui soient capables d’un autre type de rapport que cette mainmise sur l’autre, cette manière de le traiter en objet de son désir. L’autre est censé s’estimer heureux de l’insigne honneur qu’on lui fait en le choisissant comme interlocuteur, et s’acquitter gentiment de sa tâche envers nous : nous rendre la vie plus agréable. Et même quand nous vivons un rapport plutôt positif, où les bons moments l’emportent sur ce qui ne va pas, sur ce qui nous déplaît. On voit tout de suite le petit détail qui cloche, le mauvais côté des choses.

Prenons un exemple : j’ai eu une empoignade avec mon ami ou mon conjoint au petit déjeuner. À midi, je suis toujours furibonde, si furieuse que j’éprouve le besoin de raconter ma scène de ménage à tout le monde, pour qu’on m’écoute, qu’on me réconforte et qu’on me soutienne. Ça y est : maintenant, c’est dans ma tête que ça se passe. «Il ne va pas y couper, ce soir, en rentrant; il faut qu’on règle cette histoire-là.» Ainsi, j’ai derrière moi la scène de ménage et devant moi, il y a l’avenir, la suite que je vais donner à cette querelle.

Cependant, si vous y regardez de plus près, qu’y a-t-il, en réalité? Là, devant moi, à l’instant présent? Où est cette querelle? «L’esprit du passé est insaisissable. L’esprit de l’avenir est insaisissable.» Dans ma tête je suis au petit déjeuner, alors que présentement, la seule réalité, c’est mon mal de tête et ce drôle de tremblement au creux de l’estomac.

(…) Si je vous raconte cette anecdote, c’est pour vous montrer que c’est notre notion de la réalité du temps, d’une continuité temporelle et existentielle entre le passé, le présent et l’avenir, qui sert de tremplin à toutes les grandes tempêtes d’émotions que nous déclenchons continuellement à partir de petits incidents du quotidien. On se met dans un tel état qu’on est pratiquement incapable de fonctionner normalement; on en arrive à ne plus pouvoir remplir nos obligations habituelles et on finit même parfois par se rendre malades, physiquement ou mentalement, voire les deux.

Alors, faudrait-il se contenter de ne rien faire quand on est fâché? Non, de toute façon, on ne peut pas s’empêcher de réagir. On peut cependant essayer de se souvenir que toute réaction qui s’inspire de l’ignorance et de la confusion est fatalement vouée à engendrer encore un peu plus de peine et de confusion.

(…) En inventant ce continuum d’événements, nous nous créons un monde solide et hostile, en état de conflit perpétuel qui ne semble offrir que deux alternatives : être la victime ou l’agresseur.

Et qui crée ce monde hostile? Rien ni personne d’autres que nous-mêmes, à travers nos pensées, nos fantasmes et nos désirs. Les limites que l’espace et le temps imposent à la réalité, et la souffrance qui en découle, sont le produit de la pensée égocentrique. Essayez donc de chercher ce fameux passé et ce futur si chers à notre pensée : impossible, vous ne trouverez rien. Ils sont insaisissables.

(…) Vous scindez l’unité du fait brut. Vous faites éclater l’expérience en trois, en posant un sujet séparé de son objet et affecté par une réaction donnée. Il y a vous, l’autre, et votre réaction – l’histoire que vous vous inventez à propos de l’autre.  Au lieu d’assumer l’instant insaisissable tel qu’il se présente à vous, dans sa globalité : moi-l’autre-colère. L’expérience contient la solution, si l’on sait ne pas s’en dissocier. L’expérience est la solution.

En revanche, nous ne sommes pas sortis de l’auberge si nous nous complaisons dans le fatras habituel de nos pensées et que nous passons notre temps à ruminer des idées du style : «Il m’écœure, ce Bill.» (…) Comprenons-nous bien : le fait de vivre dans une réalité relative n’a rien de mal en soi, ce qui est dangereux, en revanche, c’est de na pas la percevoir comme telle.

Modèle "macho" des années 60...
"Envoyez-lui de la fumée en pleine figure
et elle vous suivra partout." - !!!
(…) Ignorant la nature de nos perceptions, nous traitons les autres comme s’ils étaient des personnages sortis d’un feuilleton de télévision. Par exemple, vous rencontrez une fille qui vous plaît, et vous vous dites : «Mmm, en voilà une qui est tout à fait dans le style Canal Plus – par exemple – et comme en général j’aime bien les programmes de cette chaîne-là, je sais d’avance que ce qu’ils font me plaira. Alors, il y a de fortes chances pour que je m’entende avec une fille qui a le style Canal Plus.» Fort de cette constatation, vous vous lancez et, pendant un certain temps, tout va très bien : il y a des tas de points de convergence entre vous deux, vous vous entendez vraiment bien. Le couple idéal, apparemment.

Mais qu’advient-il de l’idylle, au bout d’un moment? Il semblerait que le programme ait changé tout seul : ce n’est plus Canal Plus que vous avez sur votre écran, devant vous, mais la 63e chaîne – des images chargées d’agressivité et de colère – avec de temps en temps un petit tour sur le canal 49, qui distille du rêve et des fantasmes à longueur de temps. Et pendant ce temps-là, qu’est-ce que vous faites? Eh bien, vous qui vous disiez un inconditionnel de Canal Plus, voilà que vous zappez allègrement : vous passez pas mal de temps à regarder le canal 33 qui diffuse des dessins animés qui vous rappellent l’adorable princesse – ou le prince charmant – de vos rêves. Et puis, de temps en temps, vous filez sur d’autres chaînes, comme la 19e, par exemple, avec son monde d’images troubles qui créent un climat déprimant et un sentiment de repli sur soi. Mais voilà : il suffit que vous soyez plongé dans cet univers glauque pour qu’elle, de son côté, vous donne un grand spectacle d’images lumineuses et légères. Non seulement vous n’êtes plus synchronisés, tous les deux, mais on dirait même que tous les programmes se mélangent. On s’énerve, il y a beaucoup de bruit, la zizanie s’installe : les partenaires se battent ou se replient sur eux-mêmes.

Que faire? Puisque tout allait si bien au départ, la solution vous paraît évidente : il faut vous arranger pour vous rebrancher tous les deux sur Canal Plus. Alors vous lui suggérez qu’elle devrait être un peu plus comme ci ou comme ça, pour redevenir celle dont vous êtes tombé amoureux. Et, pendant un certain temps, chacun fait des efforts de son côté, et c’est le calme plat – et l’ennui mortel – sur Canal Plus, envahi par une paix aussi artificielle que laborieuse. L’ambiance typique de la vie de nombreux couples, il faut bien l’avouer. Vous savez à quoi on peut reconnaître les couples mariés au restaurant : ce sont ceux qui ne se parlent pas…

Le plus étonnant, c’est que lorsque toutes les chaînes commencent à se mélanger, personne ne songe à se demander : «Mais qui a donc branché ces chaînes-là? Qui est à l’origine de toute cette débauche d’images et d’activité?» N’est-ce pas bizarre que nous ne nous interrogions jamais là-dessus?

Quand, néanmoins, on néglige de se poser cette question et que la situation devient trop pénible, on finit souvent par quitter le navire pour aller simplement chercher ailleurs un nouveau spécimen d’individu du type Canal Plus – on a tendance à en revenir toujours au même type. En y réfléchissant un peu, vous vous apercevez que ce petit scénario ne s’applique pas uniquement à nos amours mais à tous les rapports que nous sommes susceptibles de former au travail, en vacances ou dans n’importe quel contexte.

Après avoir enduré un certain nombre de variantes du même scénario-fiasco, on en arrive parfois à s’interroger sur soi et sur le sens de sa vie. De temps en temps, parmi les millions de gens qui continuent à courir dans tous les sens sans savoir pourquoi ni comment, il y a effectivement quelques individus qui ont cette rare chance de se mettre à examiner à fond leur vie et de se poser les seules questions qui comptent vraiment : «Qui suis-je? D’où viens-je? Où vais-je?»

On est parfois obligé de constater qu’après des années de vie commune avec une personne, on ne la connaît pratiquement pas; on est resté totalement étranger l’un à l’autre. J’en ai personnellement fait l’expérience pendant quinze ans. Deux êtres peuvent partager une vie entière sans jamais s’être vraiment rencontrés; ils se sont branchés sur la même chaîne, au départ, un point c’est tout. De temps en temps, leurs programmes ont coïncidé, mais pas eux, pas leurs vies.

Pratiquer le zazen intelligemment, cela signifie s’engager dans un processus continu de changement subtil et graduel. Une transformation qui affecte progressivement tous les niveaux de notre être, tous les aspects de notre vie, des plus évidents aux plus subtils, des plus grossiers aux plus raffinés. Jusqu’à ce qu’on ait complètement percé à jour ce que nous appelons notre personnalité. On apprend à discerner toutes les pensées, toutes les impressions sensorielles qui nous traversent – c’est-à-dire, tout ce que nous avons toujours pris pour notre moi.

Certains ont alors la chance de rencontrer un enseignement spirituel digne de ce nom. L’enseignement bouddhique dit : «Ce qui élimine complètement toute souffrance, c’est la vérité et non le mensonge.»

À suivre…

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