16 juillet 2017

La grande coupure

On parle beaucoup de la sixième extinction de masse. Je suis loin de croire que nous passerons à côté. Avec les cinglés qui nous gouvernent, et du fait que nous ayons perdu le contrôle de nos propres créations, notre disparition donnerait à la terre l’occasion de se refaire : «Elle n'a pas besoin de notre aide pour défaire la planète et la remettre en état autrement, et pas nécessairement à l’avantage des choses vivantes.» (Kurt Vonnegut) 
   Ainsi, dans quelques millions d’années, des visiteurs qui sonderaient la Terre, comme nous le faisons sur Mars, diraient peut-être : «C’est curieux, il semble y avoir eu de l’oxygène, de l’eau et beaucoup de végétaux et d’animaux sur cette planète!»

Je suggère aux climatosceptiques le Rapport Planète Vivante 2016, Risque et résilience dans l’Anthropocène :
http://assets.wwffr.panda.org/downloads/27102016_lpr_2016_rapport_planete_vivante.pdf#page=5&zoom=page-actual,-7,632

En le lisant on a envie de dire avec Philippe Claudel nous sommes devenus des monstres. «Cela ne peut plus durer. Nous allons droit dans le mur. Nous ne pensons qu’à nous-mêmes, qu’à nos pavillons, nos barbecues du samedi, nos placements défiscalisés, nos SUV, nos soins du visage.» (1)

Je reviendrai prochainement à ce Rapport car il y a des pays qui ont généreusement contribué à la disparition des espèces et qui continuent de s’en prendre à celles qui sont menacées et carrément en voie d’extinction. Il n’y a pas que les éléphants, les rhinocéros et les requins. En ce moment, les pangolins sont les mammifères les plus braconnés dans le monde. La raréfaction des espèces vivant en Asie a engendré l'effet pervers presque attendu, c'est à dire que le trafic et la traque des pangolins s'est décalée vers l'Afrique pour alimenter les marchés de l'extrême Orient. Ce commerce illégal tient à ce que leurs écailles auraient soi-disant des vertus thérapeutiques!  Hedwige, le hibou d’Harry Potter, est un harfang des neiges. Le succès de la série cause un problème : tous les fans (notamment chinois) veulent se procurer des harfangs comme animal de compagnie, au mépris de la conservation de l'espèce. Pourquoi les humains veulent-ils tout posséder? On peut admirer, aimer, sans avoir «besoin» de posséder – en tout cas, ça peut s’enseigner aux enfants en bas-âge. NOUS sommes les animaux les plus rapaces.

Photo : Arctique / Reuters 

En plus de la disparition des espèces et de la pollution, le spectre d’une guerre absolue au nucléaire est de retour dans l’air.

Le livre dont proviennent les passages suivants, L’an 2000 (Herman Kahn et Anthony J. Wiener) a été publié en 1967 (il faut en tenir compte).

La grande coupure a probablement été la Première Guerre mondiale, précédée comme elle l’était par les treize années encore connues sous le nom de Belle Époque, années qui furent pour presque tout le monde civilisé une période de croissance continue sans précédent. Bien que leur réputation ait été ternie par la comparaison avec la période faste d’après la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup se souviennent de ces années avec nostalgie. Il vaudrait la peine, à notre avis, de savoir si la période qui a commencé en 1952 et qui fut elle aussi une période de progrès exceptionnel, est le début d’un «âge nouveau» ou si elle n’est qu’un des sommets du cycle économique normal. 
   La Première Guerre mondiale n’a pas seulement mis fin à la Belle Époque, elle a aussi brisé les structures morales et politiques de l’Europe. On aurait pu croire que le triomphe de la démocratie sur le despotisme (ou du moins une monarchie «non éclairée»), aurait enfin rétabli la moralité des peuples. Mais on en était loin. 
   Cette guerre que l’on avait payée trop cher avait mis en évidence l’influence de certains écrivains antimilitaristes ou révisionnistes, les accords organisant l’après-guerre n’ont fait qu’augmenter la désillusion. La perte par l’Europe de son prestige et de son moral, après cette guerre, eut un grave retentissement dans le monde entier. De nombreux admirateurs de la civilisation européenne se détournèrent de l’Occident. ... 
     La popularité d’auteurs comme Spengler illustre bien le pessimisme qui s’empara alors de l’Occident. Bien des Européens s’attendaient à voir les Russes ou les Asiatiques prendre la place de la puissance occidentale, mais ce fut une déviation de la culture occidentale, le Nazisme, qui faillit, dangereusement, conquérir toute l’Europe, puis devenir le maître du monde, grâce à son alliance avec le Japon. Par rapport à la civilisation occidentale le fascisme et encore plus le nazisme sont sans doute des hérésies, mais disons qu’ils en sont le produit comme la pollution l’est de l’industrie. Cela dit, ces hérésies ne sont pas inévitables et on peut quelquefois les prévenir. Elles sont le résultat de la poussée historique de forces religieuses, idéologiques, culturelles et structurelles connues. Le pessimisme et le sentiment de frustration qui suivirent la Première Guerre mondiale aggravèrent ces tendances. 
   On croit généralement que c’est la pauvreté qui engendre l’instabilité et les mouvements messianiques totalitaires comme le communisme et le fascisme, mais en réalité, il est historiquement prouvé que ce sont les quatre pays qui s’apprêtaient à rattraper ou à dépasser les puissances industrielles avancées qui causèrent les troubles de la première moitié du siècle. Et cela pourrait bien devenir un exemple de ce qui se passera dans les soixante-six prochaines années. 
   On comprendrait certainement mieux la situation si on faisait abstraction des clichés communs sur la pauvreté, source principale de l’instabilité mondiale et sur la suppression de cette instabilité par l’industrialisation. On a malheureusement trop vu de cas qui contredisent totalement ces clichés. 
   Il est possible que les excès et le côté pathologique de mouvements de masse comme le communisme ou le fascisme soient davantage dus à la qualité de leurs membres qu’à la déraison, ou à l’utopie de leur doctrine. 
   En effet, ces mouvements attirent surtout les gens exclus de la société, ceux qui mènent une vie inutile et sans but, ou ceux qui cherchent anxieusement à sortir d’eux-mêmes, en se consacrant à un grand idéal qui exige la soumission de leur personnalité à une unité de buts et d’actions. L’adhésion à ces mouvements d’une adolescence instable et sans racines, de classes ou de minorités frustrées mais ambitieuses et sûres d’elles-mêmes, d’un certain nombre de ratés et de hors-la-loi, de nihilistes et d’égoïstes, et enfin de paranoïaques et d’opportunistes, en est un exemple spécifique. Presque toutes les civilisations traditionnelles quand elles s’industrialisent trop rapidement ... ou même certains pays encore relativement traditionnels qui essaient de rattraper trop vite leur «retard» ... produisent souvent ce type d’individus. Il y en aurait d’ailleurs probablement encore plus s’il se produisait une crise dans le processus de l’industrialisation ou si une guerre perdue diminuait la force et le prestige des éléments les plus stables et les plus évolués de la société et des valeurs qu’ils défendent. 
   Beaucoup d’analystes estiment que les instabilités potentielles de l’actuel système international [1967] et de son environnement rendent difficile d’imaginer qu’il puisse durer indéfiniment. [...]

La course aux armements

«Si on n’arrête pas la course aux armements, une guerre nucléaire détruira la race humaine.» Modifions cette proposition en écrivant «finira par détruire», et elle devient plausible, bien qu’elle ne soit pas encore un théorème. ... Les historiens ont longtemps partagé cette opinion et Lewis F. Richardson lui a donné une base mathématique et théorique (Statistics on deadly quarrels, 1966). Par simple extrapolation à partir d’idées relatives aux premières courses aux armements, une course nucléaire produira une guerre nucléaire, et une guerre nucléaire entraînera – comme les autres guerres sont supposées l’avoir fait – l’usage d’une panoplie d’armes existantes. ... Il semble de moins en moins vraisemblable, malgré beaucoup d’opinions contraires, que si l’on utilise l’arme nucléaire, elle soit dès le départ employée avec témérité, et sans souci des conséquences. La simple image d’un responsable ayant accès à un bouton et se mettant à presser tous les boutons à partir du moment où le seuil nucléaire aura été franchi devient indéfendable. Les nations seront plutôt acculées ou entraînées dans une guerre nucléaire, mais ne s’y jetteront pas tête baissée. 
   Au milieu des années 50, les États-Unis dépensaient pour la défense un septième de leur P.N.B. Aujourd’hui, en pleine guerre vietnamienne, ils en dépensent environ le dixième. ... 
   La plupart de ces courses ont tendance à se ralentir surtout si la défensive a la supériorité sur l’offensive ou si, tout simplement, le bon sens l’emporte, de part et d’autre, ce qui empêche l’effet de spirale. 
   ... Si de tels engins tombent entre les mains de gouvernements irresponsables ou instables, il se pourrait qu’ils soient utilisés. ... Les prévisions pour l’an 2000 doivent tenir compte du fait que le XXIe siècle débutera avec un nombre relativement grand de nations possédant l’armement nucléaire et se donner pour tâche d’y trouver des solutions.

Disparités de l’économie et du développement

... L’élite des nations sous-développées prend ses modèles non pas dans l’histoire des pays développés – c’est-à-dire en considérant leur lent progrès du stade de sous-développement au stade du développement – mais dans la situation actuelle des pays avancés. Cela donne un standard si élevé que les politiques les plus efficaces risquent de se montrer décevantes à beaucoup d’égards. Les nations sous-développées, même unies, ne pourraient mettre en œuvre les ressources économiques ou militaires nécessaires à des campagnes d’envergure contre une ou plusieurs nations développées. 
    ... Si le néo-colonialisme persiste jusqu’à l’an 2000 des guerres Nord-Sud se produiront. Mais le fait même de ne pas agir influe sur les systèmes plus faibles et l’aide, ou la menace, éventuelle des systèmes plus forts exerce une grosse influence sur les plus fragiles. L’intégration en série de la communauté internationale mondiale ne résoudrait pas ce problème, à moins que l’on ne concède aux nations plus petites et sous-développées des droits de vote leur donnant plus d’importance qu’elles n’en ont. Il est difficile d’imaginer sur quel critère ce vote reposerait. Les systèmes évidents (par exemple les votes : un individu, une voix – une nation, une voix – un dollar, une voix) ont des défauts majeurs, comme leurs combinaisons. ... Même ceux qui ont examiné le problème scrupuleusement pensent souvent, en termes tout à fait hypothétiques, à un désarroi général et complet ou à un gouvernement mondial, sans considérer sérieusement les moyens d’y parvenir ni à quoi l’on aboutirait exactement. 
   Le monde connaîtra le mécontentement, la frustration et la rivalité, même si des taux de croissance favorable se maintiennent dans les régions sous-développées. Les disparités entre nations resteront grandes et toute croissance elle-même n’ira pas sans heurts. Tout cela rend possible l’emploi des armes atomiques.
   Leur prochain usage pourrait bien ne pas être le fait de deux puissances industrielles capables de représailles nucléaires, mais celui d’une puissance développée contre une puissance moindre ou encore de pays de seconde zone vidant leurs querelles entre eux. ... On pourrait enregistrer chez les grandes puissances une tendance à menacer ou contraindre leurs victimes, ce qui envenimerait dangereusement les rivalités internationales. ... De toute façon, d’autres emplois nucléaires suivront et un fossé se créera entre nations atomiques et nations non atomiques. Le désir d’hégémonie et l’état de guerre institutionnalisée pourraient s’exprimer et le XXIe siècle être celui de la violence et du désordre.

Collage : Joe Webb http://www.joewebbart.com/

Disparition de la guerre totale

Il existe, en principe, plusieurs moyens de développer des mondes qui connaîtraient peu ou point de menace de guerre internationale. Dans les «mondes de Gallois, cela se produit quand chaque contrée a des armes atomiques (même si néanmoins de petites guerres se produisent, elles servent d’avertissement aux autres nations), le système est censé se maintenir lui-même. «Plus nous nous familiariserons avec les lois de l’âge balistico-nucléaire, plus il apparaît possible – contrairement au sentiment populaire – de proscrire le recours à la force entre puissances nucléaires, même si l’agresseur éventuel est plus fort et mieux pourvu en moyens de combat que la nation qu’il menace... Il semble absurde, à nos yeux, que ce soit justement la toute-puissance des armes nouvelles qui puisse créer, même temporairement, une forme de paix qui pourrait se révéler plus stable – et plus avantageuse – que celles que l’humanité a connues jusqu’à maintenant... Si tel est le résultat auquel conduisent les techniques nouvelles, et si le mouvement est aussi irréversible que celui auquel aboutit la généralisation des armes à feu, il vaudrait mieux que les nations occidentales en viennent à un accord..., en répartissant ces armes nouvelles entre elles...» (Général Pierre Gallois, The Balance of Terror
   La guerre totale entre civilisés est une invention du XXe siècle, mais on peut imaginer un retour aux limitations agonistiques en partie parce que la guerre totale est devenue suicide, donc impensable. 
   Si la majorité des nations désirant la paix conserve un minimum de puissance militaire ou la possibilité d’en mobiliser une rapidement, et si elles ont un désir de préserver la paix mondiale, on peut bien imaginer un système relativement stable. Nous pensons qu’il existe malheureusement trop d’ambiguïté dans la plupart des agressions et trop d’ambivalences dans les positions prises en vue de la paix et de l’unité mondiale, pour qu’un tel système s’établisse totalement. 
   Il faut insister aussi sur la force des idéologies – aussi bien moralisatrices qu’agressives – pour fausser la perception qu’ont les peuples des événements et pour convertir le désir de paix en source de violence. 
   Mais il convient de noter que bon nombre de sociologues semblent penser qu’une forme quelconque de défense collective efficace peut voir le jour. 
   Les idéalistes, qui désirent une sorte de gouvernement mondial, oublient souvent les questions politiques importantes du genre : «Qui obtient quoi, et quand?» et «Qui dit à qui ce qu’il faut faire?» De telles questions sont difficiles à résoudre en l’absence de dangers extérieurs pressants qui forcent au compromis. Cela est une raison de croire qu’un gouvernement mondial ne peut être issu que d’une guerre ou d’une crise qui apporterait la combinaison appropriée de motivation, de peur et de nécessité.

Le meilleur moyen d’éviter les crises et les guerres consiste à les comprendre, et, les ayant comprises, on est à même d’agir sur leurs conséquences.

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Faites-vous confiance à un tandem Xi Jinping / Kim Jong-un, à un Donald Trump,  à un Poutine?

«L’histoire : une collection de faits qui n’étaient pas obligés de se produire.»
– Stanislaw Jerzy Lec (écrivain polonais, 1909-1966)

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(1) Philippe Claudel a poussé la caricature, le cynisme et l’ironie à l’extrême, mais c’est tellement «ça».

Inhumaines; éditions Stock, 2017

Résumé de l’auteur :
«Le rire contre les armes. Et l’ironie pour se moquer de nous. L’homme est sans doute le seul animal à commettre deux fois les mêmes erreurs. Il est aussi l’unique à fabriquer le pire et à le dépasser sans cesse. À observer le monde comme il va, on hésite alors entre les larmes et le rire. 
   J’ai choisi dans Inhumaines de m’affubler d’un nez rouge, d’exagérer le vrai pour en saisir l’atroce. Ma volonté était de cette façon de tempérer la cruauté née de notre société en la croquant de façon grotesque, ce qui permet de s’en moquer, en espérant contribuer à la corriger aussi, même si je n’ai guère d’illusion sur ce point : restons modeste. 
   En 2000, j’avais déjà écrit un roman, J’abandonne, sur la vulgarité de notre monde et sa bêtise. Cela ne me faisait pas rire à l’époque, et le texte était serré comme un coup de poing. Avec le temps, j’ai préféré l’humour et la satire, comme dans Le Paquet ou dans L’Enquête, pour dire comment nous allions droit dans le mur, un mur plus solide que nos pauvres caboches. 
   Je suis convaincu qu’il est des situations où la littérature doit se transformer en papier de verre pour décaper les cervelles : cela fait un peu mal au début mais cela chatouille aussi. Et après tout, à mon très petit niveau, je ne fais avec ce roman de moeurs que m’inscrire dans un sillon tracé depuis longtemps par des aînés prestigieux, Pétrone, Rabelais, Molière, Voltaire, Villiers de L’Isle-Adam, Jarry, l’Apollinaire des romans érotiques et absurdes, Georges Fourest, les Surréalistes, Ionesco, Roland Topor, Pierre Desproges et bien d’autres qui se sont servis de l’outrance et de la farce pour transcrire nos errements, et amuser leur public en le déshabillant. [...] 
   Inhumaines est inspiré de faits réels. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant est totalement volontaire. J’ai simplement forcé un peu le trait. À peine. Et je n’ai d’autre ambition que faire rire, même jaune, à nos propres dépens, à commencer par les miens. 
   Inhumaines est à la vérité ce que le palais des glaces est au réel : exhibant un reflet convexe, parfois concave, rétréci ou agrandi, même s’il déforme, il ne ment jamais.»

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