Le jour et la nuit ne résultent pas du seul flux
des heures,
Mais qu'il y a des hommes qui sont tels le soleil,
et devant
Qui les autres ne sont rien que des ombres...
~ Stefan Zweig 1881-1942 (Thersite)
Un présent inestimable de la part de Catherine Camus :
NOUS AUTRES
MEURTRIERS, un texte presque inédit d’Albert Camus
Catherine Camus, la fille d’Albert, m’a remis le
vingt-huit avril 2017 un texte presque inédit de son père. Il est magnifique et
annonce, bien sûr, la publication de «l’homme révolté», en 1951. En gras des
passages de pleine actualité. Lisez! Relisez! Partage! Diffusez. (Axel Kahn *)
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Oui, c`est la vérité que nous vivons sans avenir
et que le monde d’aujourd`hui ne nous promet plus que la mort ou le silence, la
guerre ou la terreur. Mais c’est la vérité aussi que nous ne pouvons pas le
supporter parce que nous savons que l’homme est une longue création et que tout
ce qui vaut la peine de vivre, amour, intelligence, beauté, demande le temps et
la maturité. Et si nous ne pouvons pas le supporter, nous devons le dénoncer.
Et la première chose justement est de pousser ce cri de révolte. Car la terreur et la fatalité sont faites
pour moitié au moins de l’inertie et de la fatigue des individus en face des
principes stupides ou des actions mauvaises dont on continue d`empoisonner le
monde. La tentation la plus forte de l’homme est celle de l’inertie. Et parce
que le monde n’est plus peuplé par le cri des victimes, beaucoup peuvent penser
qu’il continuera d’aller son train
pendant quelques générations encore. Il ira son train, en effet, mais parmi les
prisons et les chaînes. Parce qu’il est plus facile de faire son travail
quotidien et d’attendre dans une paix aveugle que la mort vienne un jour, les
gens croient qu’ils ont assez fait pour
le bien de l’homme en ne tuant personne directement. Mais, en vérité, aucun
homme ne peut mourir en paix s’il n’a pas fait tout ce qu’il faut pour que les
autres vivent et s’il n’a pas cherché ou dit quel est le chemin d’une mort
pacifiée. Et d’autres encore, qui n’ont pas envie de penser trop longtemps à la
misère humaine, préfèrent en parler d’une façon très générale et dire que cette
crise de l’homme est de tous les temps. Mais ce n`est pas une sagesse qui vaut
pour le prisonnier ou le condamné. Et, en vérité, nous continuons d`être dans
la prison, attendant les mots de l’espoir.
Les mots d’espoir sont le courage, la parole
claire et l’amitié. Qu’un seul homme puisse envisager aujourd’hui une nouvelle
guerre sans le tremblement de l’indignation et la guerre devient possible.
Qu’un seul homme puisse justifier les principes qui conduisent à la guerre et à
la terreur et il y aura guerre et terreur. Il faut donc bien que nous disions
clairement que nous vivons dans la terreur parce que nous vivons selon la
puissance et que nous ne sortirons de la terreur que lorsque nous aurons
remplacé les valeurs de puissance par les valeurs d`exemple. Il y a terreur
parce que les gens croient ou bien que rien n’a de sens ou bien que seule la
réussite historique en a. Il y a terreur
parce que les valeurs humaines ont été remplacées par les valeurs du mépris et
de l’efficacité, la volonté de liberté par la volonté de domination. On n’a
plus raison parce qu’on a la justice et la générosité avec soi. On a raison
parce qu’on réussit. Et plus on réussit,
plus on a raison. A la limite, c’est la justification du meurtre.
Tout le monde aujourd’hui veut réussir, par
l’argent ou par le jeu. Tout le monde veut triompher. Les nations ne souhaitent
pas le succès parce qu’elles ont raison mais elles le veulent pour avoir enfin
raison. Aucune d’elles ne veut plus écouter l’autre. Il n’y a plus de dialogues
possibles dans un univers où tout le monde est sourd. Demain, ce sera le
monologue du vainqueur et le silence de l’esclave. C`est pourquoi les hommes
ont raison d’avoir peur, parce que dans un pareil monde c’est toujours par
hasard ou par une arbitraire bienveillance que leur vie ou celle de leurs
enfants sont épargnées. Et ils ont raison aussi d`avoir honte parce que ceux
qui vivent dans un pareil monde sans le condamner de toutes leurs forces
(c`est-à-dire presque tous) sont à leur manière aussi meurtriers que les
autres.
Il n’y a qu’un seul problème aujourd’hui qui est
celui du meurtre, toutes nos disputes sont vaines. Une seule chose importe qui
est la paix. Les maîtres du monde sont aujourd’hui incapables de l’assurer
parce que leurs principes sont faux et meurtriers. Que du moins, et dans tous
les pays, ceux qui refusent le meurtre se réveillent, dénoncent les faux
principes et entament pour leur propre compte la réflexion, le dialogue, le
démarche exemplaire qui démontreront au moins que l’histoire est faite pour l’homme et non pas
le contraire. Ceux qui ne veulent pas tuer doivent parler, et ne dire qu’une
seule chose, mais la dire sans répit, comme un témoin, comme mille témoins qui
n’auront de cesse que lorsque le meurtre, à la face du monde sera répudié
définitivement.
Albert Camus, Franchise
No 3, novembre – décembre 1946.
* Source : Axel Kahn, suivez l’itinéraire d’un chercheur
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En
complément :
«J'avais
reconnu l'adversaire que j'avais à combattre – le faux héroïsme qui préfère
envoyer les autres à la souffrance et à la mort, l'optimisme facile des
prophètes sans conscience, politiques aussi bien que militaires, qui,
promettant sans scrupules la victoire, prolongent la boucherie; et derrière
eux, le choeur stipendié de tous ces ‘phraseurs de guerre’.» (Le monde d’hier)
«Tant
qu'ils ne sont pas fin prêts, les despotes qui préparent la guerre n'ont que le
mot de paix à la bouche.» (Les Très
Riches Heures de l'Humanité)
~ Stefan
Zweig
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