18 février 2015

L'abîme entre nous se creuse

Après avoir feuilleté ce livre en librairie, je l’ai acheté, convaincue qu’il pouvait éclairer ma lanterne. Ce fut le cas.

(Photographe inconnu)

Résumé
L’ex-diplomate canadien Robert Fowler, et son collègue Louis Guay, ont été kidnappés en décembre 2008 par des membres d’Al-Qaïda et libérés en avril 2009. Le récit est captivant et se lit comme suspense. Quatre mois sous la surveillance de brutes imprévisibles (24/24), avec une épée de Damoclès (un vrai sabre en fait) suspendu au-dessus de la tête, et dans des conditions de vie physique et psychologique extrêmement difficiles au cœur du Sahara. Ce page-turner constitue non seulement un témoignage de première main, mais aussi une réflexion d’une grande pertinence sur la confrontation entre les démocraties occidentales et le fondamentalisme islamiste violent, et l’état d’un monde secoué par le choc des civilisations. 

La version originale (en anglais) a été publiée en 2011. Le 3e appendice comporte une mise à jour datée de juin 2013 car depuis 2011 plusieurs événements d’envergure reliés au sujet ont perturbé le monde politique. Malheureusement, quand on observe ce qui se passe en ce moment même, on se rend bien compte que «ce n’est pas un fossé qui se creuse entre nous, mais un abîme» d’incompréhension.

Notes de lecture

MA SAISON EN ENFER
130 jours de captivité aux mains d’Al-Qaïda
Robert R. FOWLER
Traduit par Nicole et Émile Martel
Québec Amérique, 2013

L’aspect sans doute le plus révélateur et le plus dérangeant, à mes yeux, des croyances de nos ravisseurs était leur relation au temps. Elle soulignait le fossé qui existe entre eux et nous et prouvait sans l’ombre d’un doute que Samuel Huntington était bien plus près de la vérité que de nombreux analystes n’ont voulu le reconnaître dans son article qui a fait école, «Le choc des civilisations», paru dans Foreign Affairs en 1993. J’ai dîné un soir avec le professeur Huntington en 1999 lors d’une retraire organisée par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, pour le Conseil de Sécurité, et je me suis rappelé que j’avais trouvé sa thèse – selon laquelle les conflits futurs seraient basés sur des différences religieuses et culturelles plutôt que des intérêts économiques et stratégiques – alarmiste, simpliste et un peu xénophobe. Tandis que je poursuivais mes discussions avec nos kidnappeurs d’Al-Qaïda, cependant, et que j’en apprenais davantage au sujet de leurs croyances et de l’intensité qu’ils y mettaient, j’ai commencé à développer plus d’affinité pour la vision de Huntington sur l’inévitable choc des civilisations, ou à tout le moins la certitude d’un affrontement grandissant entre l’islam fondamentaliste et les valeurs et intérêts occidentaux. J’étais en train de vivre cet affrontement. 
       L’absence totale d’importance du temps aux yeux de nos ravisseurs était un obstacle culturel auquel j’ai eu du mal à m’habituer. Le temps est l’ennemi des sociétés occidentales. Nous voulons tout, tout de suite, et nous ne sommes pas prêts à attendre. Avec combativité, nous sommes déterminés à ignorer les impératifs de la réalité temporelle (l’âge, la santé, l’éducation, les livres, la nourriture, les journaux, la personnalité, l’amitié, la prudence, la confiance, l’ancienneté professionnelle, la politique) en faveur du divertissement – la satisfaction et l’action immédiates, même si elles sont superficielles et éphémères – plutôt que la connaissance, l’appréciation et la compréhension obtenues plus tard. Elle est très dérangeante, la conviction profonde de nos ravisseurs qu’ils avaient le temps pour eux, comparée à notre inconstante dépendance des gratifications d’un cycle d’information médiatique chaque fois plus court, plus mince et plus tyrannique, et à notre besoin d’une satisfaction immédiate dans tous nos projets. 
       Mes ravisseurs d’AQMI [Al-Qaïda au Maghreb islamique] se moquaient bien qu’il fallût encore 20 ans, 200 ans ou 2000 ans pour que leur vision se réalise. Ils étaient en cela parfaitement sereins. Ils acceptaient de gagner certaines batailles et d’en perdre d’autres, quel que soit le temps requis, mais ils savaient avec une inébranlable certitude et une totale clarté que la victoire d’Allah serait la leur. C’était écrit. Le quand n’importait pas. Voilà une arme bien puissante à tous égards.
       Le temps, dans ce bas monde, ne comptait pour rien. Par bonheur, ils ne comprennent que partiellement à quel point il compte pour nous, mais ils apprennent vite. Ils ne s’attendent pas à emporter la victoire de leur vivant, puisqu’ils espèrent que leur vie sera courte et qu’elle se terminera dans la gloire en accomplissant la mission que Dieu leur a donnée. Peu importe de nombre de générations de moudjahidines à la vie brève qu’il faudra. Si le fait de dévier de leur voie entraînait de passer en enfer 50 000 années de torture raffinée et calculée, quelle différence feraient quelques siècles?
[...]
       La compréhension qu’avaient les djihadistes d’AQMI de la réalité de la vie en Occident était fragmentaire – pleine de mythes convenus et entretenus au sujet de notre débauche, de notre vie sans dieu, de notre décadence. Ils en comprenaient cependant assez de notre société et de nos politiques distraites et brouillonnes pour savoir que nous n’avions pas le cœur assez fort pour une bataille de longue haleine, lourde de victimes, coûteuse, intense, brutale et sans merci. Tout particulièrement, bien sûr, une bataille visant des objectifs qui de toute évidence ne touchaient pas nos intérêts vitaux et qui semblaient pour le moins abstraits et opaques au plus grand nombre de nos citoyens. Nos ravisseurs tiraient, et je suis sûr qu’ils tirent encore, une grande force de cette compréhension, tout comme ils aiment beaucoup jouer le David de notre Goliath occidental en Irak et en Afghanistan; leur statut et leur poids presque partout dans le monde continue de grandir alors que nous nous fourvoyons encore et encore. 
       Ils méprisent la plupart de nos concepts et de nos croyances les plus chères.
[...]
       Ils détestaient les mots liberté et droit, croyant qu’il s’agissait là de principes pernicieux, contraires aux visées d’Allah, des idées qui détournaient immanquablement du droit chemin des hommes bons qui craignaient Allah. Une stricte discipline islamique devait dicter la routine de leurs journées, imposée par un dieu possessif, sans merci et vengeur. Comment pouvions-nous, réitéraient-ils encore et encore, trouver barbare l’application raisonnable de punitions sanctionnées par la charia (lapidation et amputation) quand on les comparait aux atrocités et indignités qui avaient cours dans les prisons surpeuplées d’Occident? 
       Ils détestaient tout concept qui pouvait porter le nom de droits de l’homme, gardant un mépris tout particulier envers la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’ils voyaient comme rien de moins qu’une arme à peine camouflée par l’Occident dans sa croisade contre l’islam. Ils insistaient pour dire que tous les droits appartenaient à Dieu et que c’était L’insulter que de prétendre connaître Ses intentions. 
       Et alors, qu’aimaient-ils? Qu’est-ce qui les distrayait, à quoi prenaient-ils plaisir? Eh bien, à part l’islam, rien. Ils n’avaient pas la permission de chanter, mais il leur arrivait de s’asseoir, parfois en plein soleil, et de psalmodier des versets du Coran pendant des heures entières, joints de temps en temps par un ou deux frères qui venaient joindre leur voix à ces chants monotones. (...) 
       Ayatollah Khomeiny a dit : «Allah n’a pas créé l’homme pour qu’il ait du plaisir. Le but de la création visait à ce que l’humanité soit mise à l’épreuve grâce à des peines et à la prière. Un régime islamique doit être sérieux en tout. Il n’y a pas de blagues dans l’islam. Il n’y a pas d’humour dans l’islam. Il n’y a pas de plaisir dans l’islam. Il ne peut y avoir ni plaisir ni joie dans ce qui est sérieux.» Nos ravisseurs d’AQMI n’auraient pas sollicité l’appui de ce sombre ecclésiastique chiite, mais ils vivaient entièrement ses principes.
[...]
        Tout en insistant vivement sur la vacuité de nos valeurs impies, l’hypocrisie de notre pensée politique et le caractère injustifié de la mort et de la destruction que nous semions avec autant d’insouciance dans le monde, ils manifestaient une admiration étonnée devant la supériorité technologique et l’esprit d’invention de l’Occident, armes qu’ils menaçaient d’utiliser contre nous. Ils cherchaient (plutôt désespérément, je dirais) à faire de la simplicité ou de l’ancienneté de leurs armes et de leur équipement une qualité en disant souvent : «Nous espérons que les Américains viendront dans le Sahara car alors, leurs armes sophistiquées ne les protégeront pas de la colère d’Allah.»
[...]
       (...) Nos ravisseurs réagissaient avec agressivité face à la participation canadienne à la coalition présente en Afghanistan, mais c’était la situation à Gaza qui les préoccupait le plus. Pendant que l’acharnement se poursuivait, ils devenaient plus nerveux et instables, et j’ai commencé à désespérer de notre avenir, qui s’annonçait bref et effrayant. Ils avaient en tête des endroits où ils voulaient aller pour tuer des gens, et nous n’étions qu’une distraction qui les éloignait de leur destin. Ils nous en détestaient d’autant plus. 
(p. 191-196)

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Ceci ne constitue pas du tout un fatras de données visant à exagérer la menace, non plus qu’un plaidoyer en faveur d’une augmentation des budgets militaires. C’est plutôt que de tels troubles sont tout simplement un danger réel et actuel, comme les récentes attaques au Nigeria l’ont prouvé de façon indéniable. Tôt en 2011, AQMI a émis un communiqué accordant son appui, des armes et de l’entraînement aux forces de Boko Haram (dont le nom peut être traduit ainsi : «l’enseignement occidental est dangereux »), une violente secte djihadiste qui opère dans tout le nord du Nigeria.
(p. 364)

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Au sujet du «syndrome de Stockholm» : J’ai bien peur de donner une réponse simple et sans nuance. L’écart entre eux (ce qu’ils sont et qui ils sont) et moi – entre leurs croyances, leur méthodes, leurs buts, d’une part, et les miens d’autre part – était tout simplement trop grand pour permettre la moindre cordialité ou empathie. ...
[...] Comment aurions-nous pu établir des liens amicaux avec un fanatique enragé qui bavait presque de rage lors d’une discussion sur les Nations Unies, quand il parlait plein d’espoir d’endosser «la veste du martyr», le chahîd, pour assister à une réunion de délégués internationaux discutant des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes?
[...]
       On me demande parfois comment cette expérience a changé ma vision de l’existence. (...) Comme c’est peut-être devenu plus qu’évident, j’ai à présent peu de patience pour la correction politique et les ronds de jambe oratoires. Je suis écoeuré de constater à quel point nos vies contemporaines souffrent d’un déficit d’attention, répondent à des priorités sans valeur et subissent les conséquences des rodomontades de politiciens sans vision, de médias superficiels et de notre immense ignorance de l’histoire et du monde qui nous entoure. Eh oui, je suis devenu un homme bougon. 
       (...) Maintenant, il s’agit surtout de consacrer du temps de choix à ma famille et à de proches amis. Je doute que j’aurais aussi bien compris cela sans l’expérience impitoyable que j’ai vécue. Je sais avec une étonnante confiance que chaque jour est un présent, qu’il doit être traité comme tel, et célébré sans crainte, triomphalement.
(p. 365-367)

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Le fanatisme vu par :

Voltaire (1694-1778); Dictionnaire philosophique :

- Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste; celui qui soutient sa folie par le meurtre, est un fanatique.

- Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage; c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?

- Ce sont d'ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la Montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait.

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Georges Darien (1862-1921) :
C'est le fanatisme de la liberté, seul, qui peut avoir raison du fanatisme de la servitude et de la superstition.

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André Frossard (1915-1995); Les Pensées :
On parle toujours de ‘fanatisme aveugle’, comme s'il y avait des fanatismes clairvoyants.

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Source des citations : http://bribes.org/lexique.htm

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