10 janvier 2015

Sommes-nous capables d’aimer?

«Nous n'éprouvons pas des sentiments qui nous transforment, mais des sentiments qui nous suggèrent l'idée de transformation. Ainsi l'amour ne nous purge pas de l'égoïsme, mais nous le fait sentir et nous donne l'idée d'une patrie lointaine où cet égoïsme n'aurait plus de part.» ~ Albert Camus (Carnets 1; 1938)

Photo : Rosy Hardy

La première et dernière liberté
Par Krishnamurti
Traduction de Carlo Suares 
Préface de Aldous Huxley
Stock; 1954

QUESTIONS ET RÉPONSES

22. Sur l’amour
(p. 237-240)

– Qu’appelez-vous amour? 

– Nous allons découvrir ce qu’est l’amour en comprenant tout ce qui, sous le couvert de son nom, n’est pas lui. L’amour étant l’inconnu, nous ne pourrons le connaître qu’en écartant le connu. L’inconnu ne peut être découvert par un esprit rempli d’éléments connus. Ce que nous allons faire c’est découvrir la valeur du connu, regarder le connu; et lorsque celui-ci sera vu avec pureté, sans condamnation, nos esprits se libéreront de lui; et nous saurons ce qu’est l’amour. Il nous faut donc aborder l’amour négativement et non pas positivement.

Qu’est-ce que l’amour pour la plupart d’entre nous? Lorsque nous disons que nous aimons une personne, qu’entendons-nous par là? Que nous la possédons. D’où la jalousie, car si nous perdons la personne aimée nous nous sentons vides, perdus. Donc nous légalisons la possession, et cet état qui s’accompagne d’innombrables conflits n’est évidemment pas l’amour.

L’amour n’est pas du sentiment. Être sentimental, émotif, ce n’est pas aimer car la sentimentalité, l’émotion, ne sont que des sensations. Le dévot qui pleure sur Jésus ou Krishna, sur son gourou ou sur quelqu’un d’autre, n’est que sentimental, émotif. Il se complaît dans une sensation, laquelle est un processus de pensée, et la pensée n’est pas amour. La pensée est le produit des sensations. La personne sentimentale, émotive, ne peut absolument pas connaître l’amour. Ne sommes-nous pas émotifs et sentimentaux? C’est une façon d’enfler le moi. Être rempli d’émotion ce n’est certes pas aimer, car la personne sentimentale peut être cruelle lorsque ses sentiments ne trouvent pas d’échos et ne peuvent s'extérioriser. Une personne émotive peut être poussée à la haine, à la guerre, au massacre; elle peut verser beaucoup de larmes pour sa religion; mais cela n’est pas de l’amour.

Et pardonner est-ce aimer? Que comporte le pardon? Vous m’insultez, je vous en veux et je m’en souviens; ensuite, par quelque contrainte ou par repentir, je suis amené à vous dire : «je vous pardonne». D’abord je retiens, puis je rejette. Qu’est-ce que cela révèle? Que je demeure le personnage central, que c’est «moi» qui assume l’importance, puisque c’est «moi» qui pardonne. Tant qu’existe cette attitude du pardon c’est moi qui suis important, et non celui qui m’a insulté. Tant que j’accumule du ressentiment ou que je nie ce ressentiment – ce que vous appelez le pardon – ce n’est pas de l’amour. L’homme qui aime n’a pas d’inimitiés et est indifférent à tout cela. La sympathie, le pardon; les rapports basés sur la possession, la jalousie et la peur; rien de tout cela n’est de l’amour, tout cela appartient à la pensée; et dès que l’esprit [the mind] est l’arbitre il n’y a pas d’amour, car l’esprit ne peut arbitrer que par le sens possessif et son arbitrage n’est que possession sous différentes formes. L’esprit ne peut que corrompre l’amour, il ne peut pas l’engendrer, il ne peut pas conférer de la beauté. Vous pouvez écrire un poème sur l’amour, mais cela n’est pas de l’amour.

Il n’y a évidemment pas d’amour si vous ne respectez pas réellement «l’autre», que ce soit votre domestique ou votre ami. N’avez-vous pas remarqué que vous n’êtes pas respectueux, bienveillant, généreux envers les personnes soi-disant «au-dessous» de vous? Vous avez du respect pour ceux qui sont «au-dessus», pour votre patron, pour le millionnaire, pour celui qui a une grande maison et des titres, pour l’homme qui peut vous faire avoir une situation, pour celui dont vous pouvez obtenir quelque chose. Mais vous donnez des coups de pied à ceux qui sont «au-dessous», vous avez un langage spécial pour eux. Où il n’y a pas de respect, il n’y a pas d’amour; où il n’y a pas de charité, pas de pitié, pas d’oubli, il n’y a pas d’amour. Et comme nous sommes, pour la plupart, dans cet état, nous n’aimons pas. Nous ne sommes ni respectueux ni charitables ni généreux. Nous sommes possessifs, pleins de sentiments et d’émotions qui peuvent être canalisés pour tuer, pour massacrer ou pour unifier quelque intention ignorante et sotte. Et comment, dès lors, peut-il y avoir de l’amour?

L’on ne peut connaître l’amour que lorsque tout cela a cessé, est parvenu à un terme, lorsque l’on ne possède pas, lorsque l’on n’est pas simplement émotif dans la dévotion à un objet. Une telle dévotion est une supplication; elle consiste à vouloir obtenir quelque chose. L’homme qui prie ne connaît pas l’amour. Puisque vous êtes possessifs, puisque vous cherchez un résultat au moyen de la dévotion et de la prière – lesquelles vous rendent sentimentaux et émotifs – naturellement il n’y a pas d’amour. Il est évident qu’il n’y a pas d’amour s’il n’y a pas de respect. Vous pouvez dire que vous êtes respectueux, mais vous l’êtes pour vos supérieurs, c’est le respect du quémandeur, le respect de la crainte. Si vous éprouviez réellement du respect, vous seriez respectueux envers ceux qui sont le plus bas, comme envers les personnes soi-disant supérieures. Puisque vous n’avez pas cela, vous n’avez pas d’amour. Combien peu d’entre nous sont généreux, cléments, charitables! Vous l’êtes moyennant bénéfice; vous êtes charitables lorsque vous voyez que cela peut vous rapporter quelque chose. Mais dès que tout cela disparaît, dès que cela n’occupe plus l’esprit et que les choses de l’esprit ne remplissent pas le cœur, il y a de l’amour. Et l’amour seul peut transformer la folie actuelle, la démence du monde. Les systèmes et les théories de la gauche ou de la droite n’y feront rien. Vous n’aimerez réellement que lorsque vous ne posséderez plus, lorsque vous ne serez pas envieux et avides, lorsque vous aurez du respect, de la compassion, de la bienveillance, de la considération pour votre femme, vos enfants, vos voisins et vos malheureux domestiques.

Or ne peut pas «penser» à l’amour, on ne peut pas le cultiver, on ne peut pas s’y excuser. S’entraîner à aimer, à sentir la fraternité humaine, est encore dans le champ de l’esprit, donc ce n’est pas de l’amour. Lorsque tout cela s’est arrêté, l’amour entre en existence et alors on sait ce qu’est aimer. L’amour n’est ni quantitatif ni qualitatif. Lorsqu’on aime, on ne dit pas : «j’aime le monde entier»; mais lorsqu’on sait aimer une personne, on sait aimer le tout. Parce que nous ne savons pas aimer une personne, quelle qu’elle soit, notre amour de l’humanité est fictif. Lorsque vous aimez il n’y a ni «une» personne, ni «les hommes», il n’y a que l’amour. Ce n’est que par l’amour que nos problèmes peuvent être résolus et que nous pouvons connaître la joie et la félicité.

2 commentaires:

  1. Anonyme25.1.15

    Je suis toujours fan de Krishnamurti.
    J'ai donc repris votre texte sur La Vidure...

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  2. Le philosophe américain Michael Sandel, auteur de Ce que l'argent ne saurait acheter, disait à des étudiants : "La philosophie provoque de nouvelles façons de voir et conséquemment elle comporte des risques. Une fois que le familier devient étrange, il n’est plus jamais le même. La connaissance de soi équivaut à une perte de l’innocence. Même si vous la trouvez déstabilisante, dérangeante, elle ne peut plus être ignorée ou inconnue. La philosophie nous distancie des conventions, des présuppositions et des croyances établies. Voilà les risques."

    Tous les ouvrages de Krishnamurti convergent vers cela : "Le point de départ d'une pensée vraie est dans la connaissance de soi."

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