30 janvier 2015

Le nonsense des guerres humaines

RAPSODEUS (HD) 2013 - Bruno Bozzetto

Played over the second Hungarian Rhapsody by Franz Liszt, simulated with a virtual orchestra by Roberto Frattini, "Rapsodeus" shows the nonsense that lays behind every war fought by mankind.



La première et dernière liberté
Par Krishnamurti
Traduction de Carlo Suares 
Préface de Aldous Huxley
Stock; 1954

Chapitre VI (p. 61-69)
SUR LES CROYANCES ET LES CONNAISSANCES

La croyance et le savoir sont intimement reliés au désir, et peut-être, si nous comprenons ces deux données, verrons-nous la façon dont fonctionne le désir et pourrons-nous examiner ses complexités.

Une des données que nous tenons avec le plus d’empressement pour acquises, me semble être la question des croyances. Je n’attaque pas les croyances, je cherche à voir pourquoi nous les acceptons. Et si nous pouvons comprendre nos motifs, les causes de notre acceptation, peut-être pourrons-nous, non seulement savoir pourquoi nous les acceptons, mais aussi nous en libérer. Nous voyons tous comment les croyances politiques, religieuses, nationales et d’autres, appartenant à des domaines variés, séparent les hommes, créent des conflits, un état de confusion et d’inimitié : c’est un fait évident. Et pourtant nous n’éprouvons aucunement le désir d’y renoncer. Il y a la croyance indoue, la croyance chrétienne et la bouddhiste, d’innombrables sectarismes, des croyances nationales, des idéologies politiques de toutes sortes, toutes luttant contre les autres et cherchant à convertir. L’on peut voir sans difficulté que les croyances divisent et qu’elles engendrent l’intolérance. Mais est-il possible de vivre sans croyances? L’on ne peut répondre à cette question que si l’on s’étudie soi-même, dans les rapports que l’on a avec le monde des croyances. Peut-on vivre sans croyances? Peut-on, non pas passer d’une croyance à une autre, en remplacer une par une autre, mais être entièrement affranchi d’absolument toutes les croyances, de façon à pouvoir aborder la vie, à chaque minute, à la façon d’un être neuf? Car, en somme, c’est cela la vérité : avoir la capacité d’aborder tout, d’instant en instant, à la façon d’un être neuf, non conditionné par le passé, de sorte que n’existe plus d’effet cumulatif agissant comme une barrière entre soi et cela qui « est ».
       Si vous examinez la question de près, vous verrez qu’une des raisons que l’on a de désirer accepter une croyance est la peur. Si nous n’avions pas de croyances, que nous arriverait-il? Ne serions-nous pas très effrayés de ce qui pourrait se produire? Si nous n’avions pas une ligne de conduite basée sur une croyance – Dieu, le communisme, le socialisme, l’impérialisme ou quelque dogme qui nous conditionne – nous nous sentirions complètement perdus, n’est-ce pas? Et l’acceptation d’une croyance n’est-elle pas un couvercle mis sur cette peur, sur cette peur de n’être rien du tout, d’être vide? Et pourtant un récipient n’est utilisable que lorsqu’il est vide et un esprit qui est rempli de croyances, de dogmes, d’affirmations, de citations est en vérité un esprit stérile, une machine à répétition. Échapper à cette peur – à cette peur du vide, de la solitude, de la stagnation, à la peur de n’arriver nulle part, de ne pas réussir, de ne pas être quelque chose, de ne pas devenir quelque chose – voilà certainement une des raisons qui nous font accepter des croyances avec tant d’avidité. Et par l’acceptation de quelque croyance, pouvons-nous nous connaître? Au contraire, une croyance religieuse ou politique, nous interdit de nous connaître. Elle agit comme un écran à travers lequel nous nous regardons. Mais nous est-il possible de nous voir nous-mêmes si nous n’avons pas de croyances? Je veux dire que si nous écartons toutes ces croyances, les nombreuses croyances que nous avons, reste-t-il encore quelque chose en nous à regarder? Si nous n’avons pas de croyances auxquelles notre pensée nous a identifiés, l’esprit n’étant identifié à rien est capable de se voir tel qu’il est – et c’est là que commence la connaissance de soi.
       Ce problème des croyances et du savoir est en vérité bien intéressant. Quel rôle extraordinaire il joue dans nos vies! Que de croyances nous avons! Il est certain que plus une personne est intellectuelle, cultivée et adonnée à la spiritualité, moins elle est capable de comprendre. Les sauvages ont d’innombrables superstitions, même dans le monde moderne. Les personnes les plus réfléchies, les plus éveillées, les plus vives, sont peut-être celles qui croient le moins. Car les croyances enchaînent; elles isolent. Nous voyons qu’il en est ainsi partout dans le monde, dans le monde politique et aussi dans le soi-disant spirituel. Vous croyez que Dieu existe, et il se peut que selon moi il n’existe pas; peut-être croyez-vous que l’État doit tout contrôler et diriger les individus et peut-être suis-je pour l’entreprise privée et que sais-je encore; vous croyez qu’il n’y a qu’un Sauveur et qu’à travers lui vous parviendrez à votre épanouissement, et moi je ne le crois pas. Pourtant, nous parlons tous deux de paix, d’unité humaine, de la vie une – ce qui n’a absolument aucun sens, car en réalité, la croyance même est un processus d’isolement. Vous êtes un Brahmane, moi un non-Brahmane, vous êtes Chrétien, moi un Musulman et ainsi de suite. Vous parlez de fraternité et moi aussi je parle de cette même fraternité, et d’amour et de paix. Mais en fait nous sommes divisés, nous nous séparons l’un de l’autre. L’homme qui veut la paix et qui veut créer un nouvel univers, un monde heureux, ne peut pas s’isoler au sein d’une croyance, quelle qu’elle soit. Est-ce clair? Cela peut être clair verbalement, mais si vous voyez l’importance et la vitalité de cette vérité, elle commencera à agir.
       Nous voyons que lorsqu’un processus de désir est en œuvre, il y a aussi nécessairement un processus d’isolement par le truchement d’une croyance, parce qu’il est évident que nous croyons afin de trouver une sécurité économique, spirituelle et aussi psychologique. Je ne parle pas de ces personnes qui professent certaines croyances pour des raisons économiques car on leur a appris à vivre dans la dépendance de leur emploi et par conséquent elles seront catholiques, hindouistes, n’importe quoi tant qu’il y aura un emploi pour elles dans ces cadres. Nous ne parlons pas non plus des personnes qui préfèrent une croyance par commodité. Peut-être sommes-nous nombreux dans ce cas et croyons-nous à certaines choses parce que cela est commode. Écartant ces raisons purement matérielles, allons plus profondément dans la question.
       Considérons les personnes qui croient fermement à certaines choses, dans le monde politique, économique, social ou spirituel. Le processus sous-jacent à ces croyances est le désir psychologique de sécurité, n’est-ce pas? Et ensuite, il y a le désir de durer. Nous ne cherchons pas ici à savoir s’il existe une continuité de l’être ou non : nous ne faisons qu’étudier le désir, l’impulsion qui nous pousse à croire. Un homme qui serait en paix, un homme qui réellement voudrait comprendre le processus entier de l’existence humaine, ne serait pas enchaîné par une croyance, car il verrait son désir à l’œuvre comme moyen de se sentir en sécurité. Veuillez, je vous prie, ne pas sauter à la conclusion que je prêche la non-religion. La question n’est pas là. Je dis que tant que nous ne comprendrons pas le processus du désir sous forme de croyances il y aura fatalement un état d’inimitié, de conflit et de souffrance entre les hommes dressés les uns contre les autres. C’est ce que l’on voit tous les jours. Donc si je perçois clairement que ce processus, qui prend un aspect de croyances, est l’expression de mon désir insatiable de sécurité intérieure, mon problème n’est pas de savoir si je dois croire ou non, mais de me libérer du désir de sécurité psychologique. L’esprit peut-il être affranchi du désir de sécurité? Voilà le problème, et non s’il faut croire ou comment il faut croire. Ces questions ne sont encore que des expressions de cette même soif intérieure d’une certitude, quelle qu’elle soit, lorsque tout est si incertain dans le monde.
       Mais un esprit, un esprit conscient, un esprit conscient d’être une personnalité, peut-il être affranchi de ce désir de sécurité? Nous voulons une sécurité et par conséquent avons besoin de nos propriétés, de nos possessions, de notre famille. Nous voulons aussi une certitude intérieure et spirituelle et la créons en érigeant des murs de croyances, qui révèlent notre avidité. Et vous, en tant qu’individus, pouvez-vous être affranchis de cette avidité? Si nous ne sommes pas libérés de tout cela, nous sommes une source de querelles, non de paix, nous n’avons pas d’amour en nos cœurs. La croyance détruit; nous le constatons tous les jours. Et puis-je me voir moi-même tel que je suis, pris dans le processus du désir, lequel s’exprime par mon attachement à une croyance? L’esprit peut-il se libérer de toute croyance? Non pas trouver un succédané à la croyance, mais en être entièrement affranchi? Il vous est impossible de répondre verbalement à cela, par un oui ou un non; mais vous pouvez certainement savoir si votre intention est de vous libérer des croyances. Vous arriverez ainsi inévitablement au point où vous chercherez le moyen de vous libérer de votre soif de certitude. Il n’existe évidemment pas de sécurité intérieure qui puisse durer indéfiniment, ainsi qu’il vous plaît d’y croire. Il vous plaît de croire en un Dieu qui veille avec vigilance sur votre monde mesquin, qui vous dise ce que vous devriez être, ce que vous devriez faire et comment le faire. Cette façon de penser est enfantine. Vous pensez qu’un Père glorifié observe chacun de vous. C’est une simple projection de ce qui vous est personnellement agréable. Cela n’est évidemment pas vrai. La vérité doit être tout autre chose.
       Notre problème suivant est celui du savoir. Le savoir est-il nécessaire à la compréhension de la vérité? Lorsque je dis « je sais », cela implique que la connaissance existe. Mais l’esprit qui pense que la connaissance existe, est-il capable de mener sérieusement une enquête sur ce qu’est le réel? Et d’ailleurs que savons-nous, dont nous sommes si orgueilleux? En fait que savons-nous au juste? Nous avons des informations, nous sommes pleins d’informations et d’expériences basées sur notre conditionnement, notre mémoire, nos capacités. Lorsque vous dites « je sais », que voulez-vous dire? Que vous acceptez la constatation d’un fait, ou bien que vous avez eu une expérience personnelle. La perpétuelle accumulation d’informations, l’acquisition de diverses formes de connaissances, tout cela constitue le « je sais »; et vous voici en train de traduire vos lectures selon votre conditionnement, vos désirs, votre expérience. Votre savoir est un ensemble de données dans lequel est en œuvre un processus identique à celui du désir. Vous remplacez la croyance par les connaissances. « Je sais »; j’ai de l’expérience; cela ne peut pas être réfuté » : tels sont les symptômes de cette connaissance. Mais lorsque vous allez plus au fond, lorsque vous analysez et examinez ces indications intelligemment et avec soin, vous voyez que la seule affirmation « je sais » est un autre mur qui vous sépare de moi. Derrière ce mur vous prenez refuge, cherchant une certitude, une sécurité. Donc, plus un esprit est surchargé de connaissances, moins il est accessible à la compréhension.
       Je me demande si vous avez jamais pensé à ce problème de l’acquisition des connaissances. Avez-vous cherché à savoir si les connaissances nous aident, en fin de compte, à aimer, à nous libérer  de ce qui produit des conflits en nous-mêmes et entre nous et nos voisins, à nous libérer de l’ambition? Car l’ambition est une de ces qualités qui détruisent les relations humaines, qui dressent l’homme contre l’homme. Si nous voulons vivre en paix les uns avec les autres, il est évident que l’ambition politique doit complètement disparaître, non seulement l’ambition politique, économique, sociale, mais aussi l’ambition plus subtile et pernicieuse qu’est la spirituelle : celle d’être quelque chose. Est-il possible à l’esprit d’être affranchi de ce processus cumulatif du savoir, de ce désir de posséder des connaissances?
       Il est très intéressant d’observer le rôle extraordinaire que jouent dans nos vies les croyances et les connaissances. Voyez comment nous vénérons ceux qui possèdent une immense érudition. Comprenez-vous le sens de ce culte? Pour être à même de découvrir du neuf, d’éprouver quelque chose qui ne soit pas une projection de votre imagination, votre esprit doit être libre, n’est-ce pas? Il doit être capable de voir ce qui est neuf, sans encombrer chaque fois sa vision de toute l’information que vous possédez déjà, de vos connaissances, de vos souvenirs. C’est ce que vous faites, malheureusement, et cela vous empêche de vous ouvrir au neuf, à ce qui ne se rapporte pas aux choses du passé. Veuillez, je vous prie, ne pas immédiatement traduire cela dans des détails tels que « si je ne connaissais pas le chemin de mon domicile je serais perdu; il faut bien que je connaisse le fonctionnement d’une machine pour m’en servir ». Il s’agit de tout autre chose. Nous parlons des connaissances dont on se sert pour asseoir une sécurité intérieure, une certitude psychologique. Qu’obtenez-vous par le savoir? De l’autorité, du poids, un sentiment de votre importance, une dignité, un sens de vitalité, et je ne sais quoi encore. L’homme qui dit « je sais », « il y a », ou « il n’y a pas » a certainement cessé de penser, cessé de poursuivre tout ce processus du désir.
       Notre problème est, tel que je le vois, que nous sommes étouffés, écrasés par nos croyances et nos connaissances. Et est-il possible à un esprit de se libérer du passé ou des croyances acquises par le processus du passé? Comprenez-vous la question? Est-il possible pour moi, en tant qu’individu, et pour vous en tant qu’individu, de vivre dans cette société et pourtant d’être affranchis des croyances dans lesquelles nous avons été élevés? Est-il possible à l’esprit d’être libéré de toutes ces connaissances, de toutes ces autorités? Nous lisons un certain nombre de livres sacrés et nous y trouvons, soigneusement expliqués, des enseignements sur ce que nous devons faire et ne pas faire, sur comment atteindre le but, sur ce qu’est le but et ce que Dieu est. Vous savez tout cela par cœur et vous avez poursuivi tout cela, cela qui est votre savoir, votre acquisition, cela que vous avez appris et qui est votre voie. Il est évident que ce que vous poursuivez vous le trouvez; mais est-ce la réalité, ou est-ce la projection de vos connaissances? Ce n’est pas la réalité. Et je dis : ne vous est-il pas possible de vous en rendre compte maintenant, non pas demain? De vous dire : « je vois la vérité en cette affaire », et clôturer celle-ci séance tenante, de sorte que votre esprit ne soit pas mutilé par ce processus d’imagination, de projection?
       L’esprit est-il capable de se libérer des croyances? Vous ne pouvez vous en libérer qu’en comprenant la nature interne des causes qui vous y maintiennent; non seulement des motifs conscients mais aussi de ceux inconscients qui vous font croire. Car nous ne sommes pas que des entités superficielles fonctionnant à fleur de conscience, et nous pouvons découvrir nos activités inconscientes les plus profondes si nous voulons bien permettre à ces couches secrètes de se révéler. Leurs actions sont beaucoup plus rapides que celles de l’esprit conscient. Pendant que celui-ci pense tranquillement, écoute et observe, la partie consciente est beaucoup plus agile, plus réceptive et peut, par conséquent, émettre une réponse. Mais un esprit qui a été subjugué, intimidé, forcé à croire, un tel esprit est-il libre de penser? Peut-il avoir un regard neuf et éliminer le processus d’isolement qui nous sépare de nos semblables? Ne dites pas, je vous prie, que les croyances unissent les hommes. Cela n’est pas vrai. Il est évident qu’aucune religion organisée n’a uni les hommes. Observez-vous vous-mêmes dans votre pays : vous êtes tous croyants, mais êtes-vous unis? Vous savez bien que non. Vous êtes divisés en je ne sais combien de parties mesquines, en castes, en compartiments de toutes sortes.
       Et il en est de même partout dans le monde, à l’Est comme à l’Ouest; des Chrétiens détruisent des Chrétiens, s’assassinent les uns les autres pour des fins misérables, vont à cet effet jusqu’à l’horreur des guerres, des camps de concentration et tout le reste. Non, les croyances n’unissent pas les hommes, c’est clair. Et si c’est clair et si c’est vrai et si vous le voyez, vous devez agir en conséquence. Mais la difficulté est que la plupart d’entre nous ne voient pas, car nous ne sommes pas capables d’affronter cette insécurité intérieure, ce sens interne d’esseulement. Nous voulons un appui, quel qu’il soit : caste, État, nationalisme, Maître ou Sauveur; mais lorsque nous voyons combien faux est tout cela, notre esprit devient capable – ne serait-ce que temporairement, pendant une seconde – de voir la vérité. Mais cette vision temporaire est suffisante; un fragment de seconde suffit; car on voit alors une chose extraordinaire se produire : on voit l’inconscient à l’œuvre, encore que le conscient puisse se dérober. Cette seconde n’est pas progressive; elle est la seule chose qui soit; et elle produira son fruit, en dépit de l’esprit conscient qui a beau lutter contre elle.
       Ainsi notre question est : est-il possible à l’esprit d’être affranchi des connaissances et des croyances? L’esprit n’est-il pas fait de connaissances et de croyances? Sa structure même est croyance et connaissance. Ce sont les éléments du processus de récognition, qui est le centre de la faculté de penser. Ce processus s’enferme en lui-même; il est à la fois conscient et inconscient. L’esprit peut-il s’affranchir de sa propre structure? Peut-il cesser d’être? C’est cela le problème. L’esprit, tel que nous le connaissons en tant que faculté de penser, est mû par ses croyances, par ses désirs, pas sa soif de certitudes, par ses connaissances et par une accumulation de puissance. Si, malgré son pouvoir et sa supériorité, nous ne parvenons pas à tout repenser à nouveau, il n’y aura pas de paix dans le monde. Vous pourrez parler de paix, organiser des partis politiques, clamer du haut de vos édifices, vous n’aurez pas de paix, parce que votre faculté de penser, telle qu’elle est, est la base même qui engendre les contradictions, qui isolent et séparent. L’homme réellement paisible et sincère ne peut pas à la fois s’enfermer en lui-même et parler de paix et de fraternité. Ce n’est là qu’un jeu, politique ou religieux, qui satisfait le désir de réussir et l’ambition. L’homme qui veut en toute honnêteté découvrir la vérité doit affronter le problème des connaissances et des croyances. Il doit le creuser afin de découvrir à l’œuvre tout le processus de sécurité, du désir de certitude.
       L’esprit qui se trouverait dans un état où le neuf peut avoir lieu – le neuf que vous pouvez appeler la vérité, ou Dieu, ou autrement – aurait cessé d’acquérir, d’amasser; il aurait délaissé toutes ses connaissances. Un esprit surchargé de savoir ne peut absolument pas comprendre le réel, l’immesurable.

Le loup dans la bergerie

Photomontage : auteur inconnu

Faire entrer le loup dans la bergerie : introduire une personne plus rusée ou plus forte dans un groupe. 

Les québécois ont eu longtemps la réputation d’être des «moutons qui se laissent manger la laine sur le dos»; de bonnes bêtes pacifiques qui se laisseraient docilement mener à l’abattoir sans bêler. C'est peut-être justifié.

Quand on regarde la nonchalance de nos politiciens qui se lavent les mains à la Ponce Pilate et accueillent à bras ouverts des loups dans la bergerie, on est en droit de se questionner s'ils n'ont pas des objectifs secrets.

Illustration : W. Aractingy, 1997 http://www.lafontaine.net/index.php

Encore une fois, le fabuliste met le doigt sur le bobo : 

Le loup et l’agneau
Jean de La Fontaine

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
             Nous l'allons montrer tout à l'heure. 

             Un agneau se désaltérait
             Dans le courant d'une onde pure.
 Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
         Et que la faim en ces lieux attirait.
 "Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
             Dit cet animal plein de rage :
 Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté
             Ne se mette pas en colère;
             Mais plutôt qu'elle considère
             Que je me vas désaltérant
                     Dans le courant,
             Plus de vingt pas au-dessous d'Elle;
 Et que par conséquent, en aucune façon,
             Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
 Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
 - Comment l'aurais-je fait si  je n'étais pas né?
         Reprit l'agneau; je tette encor ma mère
             -Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
         - Je n'en ai point. -C'est donc quelqu'un des tiens :
             Car vous ne m'épargnez guère,
             Vous, vos bergers et vos chiens.
 On me l'a dit : il faut que je me venge."
             Là-dessus, au fond des forêts
             Le loup l'emporte et puis le mange,
             Sans autre forme de procès.

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Entrefilets de l'heure :

1. La ministre de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion ne veut pas qu'Hamza Chaoui ouvre un centre de jeunes dans l'est de Montréal, mais La Presse a appris que le projet avait déjà reçu l'aval de l'arrondissement, qui autorise l'imam à transformer le local qu'il loue.
    Mercier-Hochelaga-Maisonneuve a autorisé le réaménagement du local désaffecté en «salle communautaire» il y a trois jours, soit mardi. Presque deux semaines auparavant, La Presse avait informé l'arrondissement que Hamza Chaoui annonçait l'ouverture prochaine du centre sur Facebook. L'avant-veille de la délivrance du permis, l'imam confirmait sur la même plateforme qu'il donnerait lui-même des cours de religion au Centre Ashabeb. (Source : La Presse)

2. Hamza Chaoui, un ancien étudiant en génie de l’Université Laval, affirme que la démocratie, parce qu’elle permet l’élection «d’un mécréant ou bien d’un homosexuel ou d’un athée qui affirme l’inexistence d’Allah», est complètement incompatible avec l’islam. L’imam prescrit que les femmes doivent être accompagnées en public par un tuteur et l’interdiction de la musique. Il fait valoir que l’amputation est un moyen plus efficace que l’emprisonnement pour punir les voleurs, comme elle est pratiquée, d’ailleurs, en Arabie saoudite. (Source : Le Devoir)

[Les musulmans modérés, vraiment pacifiques, comme ceux de la tradition soufie par exemple, devraient se prononcer sur pareil discours.]

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Extrait du Dossier Islam de l’Agora :
Le massacre de Paris vu par notre ami Jean-Philippe Costes

Article complet : http://agora.qc.ca/documents/le_massacre_de_paris_vu_par_notre_ami_jean_philippe_costes

(Les passages en gras sont de mon initiative)

[...] Il règne en France (et dans tout l'Occident?) un climat d'un autre âge. Les Républicains, influencés par le Politiquement Correct du monde médiatique, n'ont cessé de commettre une erreur des plus funestes: ils ont confondu la Tolérance, vertu cardinale de la République, et le Laxisme, source privilégiée du Chaos et de la Barbarie. Par crainte d'être taxés de racisme (alors même que c'est la Religion et non la Race qui est problématique), nos gouvernants ont laissé les intégristes envahir les quartiers les plus déshérités de nos villes. Les femmes voilées se multiplient. Elles refusent, sous la contrainte de leur mari, d'être examinées par des médecins de sexe masculin. La moitié de la viande consommée en France est «hallal». [...] Nous laissons les croyances privées envahir la sphère publique, au point que le simple fait de critiquer une religion peut vous coûter la vie (nous en avons l'affreux témoignage aujourd'hui même). Cette épreuve, comme toutes les tragédies, est riche d'enseignements. [...] J'espère que nos dirigeants sauront comprendre que la Fermeté peut et doit être l'une des qualités premières d'une démocratie. Sinon, la République mourra. Sur sa dépouille germera une effroyable alternative: la barbarie communautariste ou le Fascisme.

~ Jean-Philippe Costes

D’un autre article (même site) :

«[...] Un «musulman important» [déclarait] au cours d'une rencontre islamo-chrétienne : «Grâce à vos lois démocratiques, aurait dit cette personne, nous vous envahirons; grâce à nos lois religieuses, nous vous dominerons»; ou cette autre déclaration : «Vous n'avez rien à nous apprendre et nous n'avons rien à apprendre». 
   «Les pétrodollars ne sont pas utilisés pour créer du travail dans les pays pauvres d'Afrique du Nord ou du Moyen Orient, mais pour construire des mosquées et des centres culturels dans les pays chrétiens où arrive l'immigration islamique.» Certains craignent la réalisation d'un vrai programme d'expansion et de conquête.

~ Mgr Giuseppe Bernardini (Octobre 1999)

28 janvier 2015

Il n’y a plus d’échappatoire


Il est évident que La Charte de la Terre ainsi que La Charte de la Compassion n’ont pas remporté le succès qu’elles méritent... ce sont pourtant des S.O.S. Ces jours-ci, on parle beaucoup du «devoir de mémoire» en raison des commémorations du 70e d’Auschwitz. Mais, tant que nous n’appliqueront pas ces chartes (individuellement et collectivement), eh bien, nous continuerons globalement à nous livrer à des assassinats et des tueries inqualifiables pour des motifs purement égoïstes et arbitraires.

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Dans son ouvrage Twelve Steps to a Compassionate Life, Karen Armstrong disait :
«En fait, les causes de conflit sont généralement la cupidité, l'envie et l'ambition, mais dans un effort pour les assainir, on les a souvent voilées de rhétorique religieuse. On a beaucoup abusé de la religion au cours des dernières années. Les terroristes ont utilisé leur foi pour justifier des atrocités qui violent ses valeurs les plus sacrées. Dans l'Église catholique romaine, des papes et des évêques ont ignoré la souffrance d'innombrables femmes et enfants en fermant les yeux sur les abus sexuels commis par des prêtres. Certains chefs religieux semblent se comporter comme des politiciens laïcs, chantant les louanges de leur propre confession et dénigrant leurs rivaux sans considération… Des querelles au départ laïques, telles que le conflit arabo-israélien, ont été autorisées à s'envenimer et à devenir «saintes», et, une fois que les disputes sont sacralisées, les positions tendent à se durcir et à résister aux solutions pragmatiques. En même temps, nous n’avons jamais été si étroitement reliés à travers les médias électroniques… Dans un monde où des petits groupes auront de plus en plus de pouvoir de destruction, jusqu'ici limité  à l'état-nation, il devient impératif d'appliquer la règle d'or au niveau mondial, en veillant à ce que tous les peuples soient traités comme nous voudrions être traités nous-mêmes. Si nos traditions religieuses et éthiques ne parviennent pas à relever ce défi, elles échoueront au test de notre temps.»

Karen Armstrong déplore par ailleurs que la compassion ait tristement glissé si bas sur l’échelle des priorités humaines :
«Même ceux qui résistent le plus à succomber à l'épidémie de cynisme, ne peuvent s'empêcher de remarquer l'éradication systématique de la compassion, même dans nos gestes quotidiens les plus simples.»

Réf. : Religion, Secular Morality, and What Compassion Really Means for Our Shared Human Future
http://www.brainpickings.org/2015/01/08/karen-armstrong-compassion/ 

En 2008, Karen Armstrong eut l’idée d’élaborer une charte de la compassion. Des milliers de personnes de par le monde ont contribué à sa conception en envoyant leurs suggestions par internet; par la suite, un conseil de personnes «éclairées» a créé une version finale publiée le 12 novembre 2009.

La Charte de la Compassion

Le précepte de compassion, qui est au coeur de toutes les traditions religieuses, spirituelles et éthiques, nous invite à toujours traiter autrui de la manière dont nous  aimerions être traités nous-mêmes. La compassion nous incite à nous engager sans  relâche à soulager les souffrances de tous les êtres et à apprendre à ne pas nous  considérer nous-mêmes comme le centre du monde, mais à être capable de placer  autrui à cette place centrale. Elle nous enseigne à reconnaître le caractère sacré de  chaque être humain, et à traiter chacune et chacun, sans aucune exception, avec un  respect inconditionnel et dans un esprit de justice et d’équité.

Cela implique aussi de s’abstenir d’infliger de la souffrance à autrui, en tout temps et en  toutes circonstances, que ce soit dans la sphère publique ou privée. Agir de manière violente, que ce soit par malveillance, chauvinisme, colère ou égoïsme; exploiter qui que  ce soit ou le priver de ses droits fondamentaux; inciter à la haine et dénigrer autrui - même nos ennemis - sont autant de négations de notre condition humaine commune à toutes et à tous. Nous reconnaissons que nous n’avons pas toujours été capables de vivre avec compassion, et que d’aucuns ont même infligé bien des souffrances au nom de la religion.

Pour cela, nous invitons solennellement tout le genre humain
~ à placer la compassion au coeur de toute éthique et de toute religion
~ à adhérer au principe ancestral selon lequel toute interprétation des Écritures qui suscite violence, haine ou mépris, est illégitime
~ à s’assurer que la jeunesse soit informée de manière respectueuse et authentique sur les autres traditions, religions et cultures
~ à encourager une approche positive de la diversité des cultures et des religions
~ à se doter d’une compréhension empathique des souffrances de tous les êtres humains, même de ceux considérés comme ennemis.

Nous devons de toute urgence agir pour que la compassion devienne une force dynamique et lumineuse qui puisse nous guider dans ce monde de plus en plus polarisé. Enracinée dans la ferme détermination à transcender l’égoïsme, la compassion peut faire tomber les barrières politiques, idéologiques, dogmatiques et religieuses. Née de la réalisation de notre profonde interdépendance, la compassion est essentielle aux rapports entre humains et pour une humanité accomplie. Elle est la voie vers l’illumination et elle s’avère indispensable à la création d’une économie plus juste et d’une communauté globale harmonieuse et pacifique.

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Mark Twain dénonçait avec virulence la dynamique complexe des croyances socioculturelles et religieuses, et ne se gênait pas pour exposer les tactiques de manipulation qu’utilisaient les institutions dominantes pour renforcer ces croyances, notamment avec les enfants :
«Quand j’étais écolier, je n’éprouvais aucune aversion contre l’esclavage. Je n’étais pas conscient qu’il puisse y avoir quelque chose qui cloche là-dedans. Personne n’était poursuivi en justice à ce que je sache; les journaux locaux ne disaient rien contre; à l’église locale on enseignait que Dieu l’approuvait, que c’était une chose sainte, et que l’incrédule n’avait qu’à consulter la Bible pour apaiser sa conscience – et ensuite, on nous lisait les textes à haute voix pour le confirmer; si les esclaves eux-mêmes éprouvaient de l’aversion contre l’esclavage, ils étaient sages et ne disaient rien.»

Twain disait que c’était sa mère qui lui avait enseigné la compassion, de par son exemple et ses propos.

Au sujet de la survie des religions, il disait :
«Est-ce que je pense que la religion chrétienne est là pour rester? Pourquoi devrais-je le croire? Il y a eu des milliers de religions avant qu’elle naisse. Elles sont toutes mortes. Il y a eu des millions de dieux avant que le nôtre soit inventé. Les innombrables dieux sont morts et oubliés depuis longtemps. Le nôtre est le pire Dieu que l'ingéniosité de l'homme ait pu engendrer avec sa folle imagination – et devrait-il être immortel contrairement aux probabilités que nous fournit l'histoire théologique passée? Non. Je pense que le christianisme et son Dieu doivent suivre la règle. Ils doivent disparaître à leur tour et laisser place à un autre Dieu et une autre religion stupide. Ou peut-être une meilleure? Non. C'est peu probable. L'histoire montre que, sur la question des religions, nous reculons au lieu d’avancer.»

Réf. : Mark Twain on Slavery, How Religion Is Used to Justify Injustice, and What His Mother Taught Him About Compassion
http://www.brainpickings.org/2014/10/24/mark-twain-on-slavery-empathy-compassion/

26 janvier 2015

Islam 101 pour les laïcs

Quand ça brasse sur le navire, ne t’accroche à rien qui traîne sur le pont.
(Proverbe)  

Tableau : Le Naufrage par Eugène Isabey, 1858

Dans les années 60/70, nous commencions à peine à nous dégager de l’emprise de la religion catholique. Le clergé avait certes fait des bons coups. Mais il avait aussi causé beaucoup de ravages psychologiques – suffisamment pour qu’une majorité de pratiquants attrapent la catholicophobie.

En ce moment, je ne peux même plus lire ou entendre le mot « Dieu » sans l’associer à : luttes de pouvoir politico-religieuses, guerres civiles, assassinats, terrorisme, génocides, vengeance, cruauté, barbarisme, esclavage, sectarisme, patriarcat, sexisme, intolérance, etc. Alors, pour la bonté, la bienveillance, la charité et la compassion, il faut aller voir ailleurs...

En réalité, nous ne sommes pas islamophobes, nous sommes plutôt prosélytismophobes et shariaphobes, de par une sorte d’instinct de survie. Nous sommes très chatouilleux vis-à-vis tout ce qui peut brimer les droits et libertés de l’homme, domaines politique et religieux.

J’ai mentionné avoir étudié les principales religions traditionnelles  pour mieux comprendre ce qui pousse les gens à se fidéliser à des religions ou à des sectes. Pour mieux orienter mes recherches, j’avais acheté le Dictionnaire des religions publié par les Presses universitaires de France (1985). Un ouvrage qui a le mérite de s’appuyer sur des données historiques référencées et vérifiables.

Compte tenu des événements récents et de la reprise des discussions autour d’une potentielle Charte de laïcité, et pour une meilleure compréhension de l’islam, voici un condensé des principes de base de cette religion (tiré du Dictionnaire mentionné ci-haut).

ISLAM 

       Il existe, de par le monde, près de 800 millions [1985]* d’hommes et de femmes qui s’affirment musulmans (muslimûn) : ils savent qu’en se soumettant à Dieu (Allâh) – car islâm veut dire soumission – ils lui rendent l’honneur et la gloire qui Lui sont dus comme Créateur et Maître. L’ensemble de ces croyants (mu’minûm), monothéistes intransigeants constitue une Communauté maternelle, Umma (car umm signifie mère), qui les forme et les nourrit, les imprègne et les contraint, les soutient et les exalte : c’est l’Islam en tant que société unitaire où tous et chacun se sentent solidaires et frères, malgré les nombreuses différences de race, de langue et de civilisation. Quatorze siècles d’histoire lui ont permis d’étendre son empire dans les parties essentielles du Tiers Monde afro-asiatique et d’établir une solide diaspora en Europe et en Amérique.
* [En 2007 : 21,01% et en 2014 : 2 milliards, soit 28% de la population mondiale]
       Tous ces musulmans ne sont pas des Arabes, de même que tous les Arabes ne sont pas musulmans. Le Moyen-Orient connaissait des Arabes chrétiens avant l’Islam et la langue arabe a été et demeure une langue chrétienne, en même temps qu’elle devenait la langue liturgique des Musulmans. Cependant, si les Musulmans arabes ne constituent que 20% des Musulmans, dans le monde, ils se situent néanmoins au cœur même de l’Islam, géographiquement, culturellement et affectivement. C’est pourquoi ils y jouissent d’un prestige incomparable, parce qu’ils ont été les propagateurs de l’islam durant les premiers siècles de l’épopée islamique et parce que leur langue est celle-là même en laquelle s’est présenté le Coran, le livre sacré des Musulmans. L’Arabie saoudite y bénéficie d’une certaine primauté d’honneur en tant que protectrice des lieux saints de l’Islam (La Mekke et Médine). S’ils respectent cette place privilégiée des Arabes musulmans, les Musulmans non arabes n’en sont pas moins conscients de représenter des formes aussi authentiques de l’Islam historique. Il y a des Musulmans du Pakistan, de l’Inde et du Bangladesh dont l’Islam remonte au Xe et XIe s. : c’est l’Islam indopakistanais qui a son histoire et ses caractéristiques. Plus à l’Est, il y a encore les Musulmans d’Indonésie dont l’Islam, plus récent (XVe XVIIe s.), s’est développé dans un contexte culturel très spécial (Pancasila). Au cœur de l’Asie, il y a aussi l’Islam soviétique des républiques socialistes de l’ancien Turkestan, si riche de souvenirs historiques (VIIe – VIIIe s.), où une difficile coexistence s’est établie entre communisme et Islam, tout comme il y a l’Islam chinois, aussi important que le précédent mais demeuré silencieux. Il y a encore l’Islam iranien (VIIe s.), jadis arabisé, où triomphent le Shî‘isme dévotionnel et les exigences d’une République islamique. Il y a enfin l’Islam turc qui s’est substitué peu à peu à l’Empire byzantin (XIe – XVe s.) pour s’imposer au monde méditerranéen en sa forme ottomane (XVIe – XIXe s.), avant de devenir, avec Kémal Ataturk, un Islam nationaliste et laïciste. L’Afrique, pour sa part, a connu des « islamisations » successives et fort diverses, commerciales ou guerrières : ce qu’on appelle aujourd’hui l’Islam noir à l’ouest, au centre et à l’est du continent, représente une réalité des plus variées, qui n’est pas sans croissance ni attrait, car la tradition africaine et la religion musulmane y ont souvent réussi des symbioses originales.
       Si l’Islam apparaît ainsi comme une religion majoritairement asiatique et grandement africaine et s’il n’a pas pu s’implanter définitivement en Europe et en Amérique (hormis les minorités qui témoignent de l’Islam balkanique), il est néanmoins présent actuellement en ces deux derniers continents par toute une foule de travailleurs ou d’émigrés, d’étudiants ou de chercheurs, qu’ils soient Arabes, Pakistanais ou Turcs. Nul ne peut donc plus  ignorer l’importance de cette grande religion historique qui naquit un jour à La Mekke, au début du VIIe s., et conquit à sa foi et à ses rites, en l’espace de deux siècles à peine, presque tous les pays où elle est aujourd’hui religion d’État.
       Ces pays font partie du Tiers Monde qui se veut « non aligné » : certains sont pauvres et luttent contre le sous-développement, d’autres sont riches et détiennent le pouvoir du pétrole; tous se regroupent aujourd’hui en une Conférence des États islamiques qui propose l’Islam comme solution de salut aux individus et aux États. Quel est donc cet Islam qui se présente ainsi, tout à la fois, comme idéologie et comme religion? Le fait est là : les Musulmans ont un certain projet de civilisation, en vue de construire la cité idéale dont ils rêvent depuis les origines, et ils vivent en même temps un projet religieux, où la quête des vertus personnelles et communautaires dont il faut reconnaître la grandeur. En quoi consistent donc ces deux projets?

L’Islam et son projet de civilisation 
       Partout où les Musulmans essaient de vivre ensemble, aujourd’hui, l’Islam se présente comme religion et État (dîn wa-dawla), culture et civilisation, tellement il leur semble difficile de distinguer entre le temporel et le spirituel : ils donnent presque toujours l’impression de vouloir construire un monde à part où tout Musulman pourrait se sentir à l’aise. Et les nationalismes modernes n’ont pas réussi à effacer ce sentiment qu’éprouve tout Musulman d’être chez lui en tout pays islamique, parce que membre de la « meilleure communauté que Dieu ait jamais créée sur la terre » (Coran 3, 110). Dans cette vaste communauté religieuse internationale (Umma), une véritable solidarité unit tous les Croyants musulmans, surtout en ces périodes d’exaltation collective que sont le mois de Ramadan et les jours du pèlerinage à La Mekke.
       Si l’ère musulmane commence avec l’émigration de Muhammad (hijra), en 622, de La Mekke à Médine, et si elle coïncide ainsi avec la naissance du premier État islamique dont le prophète est le chef parce que calife (khalîfa) de Dieu, cela ne signifie-t-il pas que, pour beaucoup, le projet religieux de la prédication muhammadienne à La Mekke devait nécessairement se concrétiser et se parfaire en un projet de civilisation où la politique et le droit relèveraient directement d’une Loi que Dieu aurait révélée? C’est là que s’origine la volonté collective des Musulmans de réaliser enfin sur terre la cité musulmane parfaite, « demeure de la soumission et de la justice », qui s’oppose à la « demeure de l’impiété et de la guerre ». Que l’Islam ait engendré des sociétés sacrales aux réalisations historiques multiformes suivant les califats et les dynasties, nul ne saurait le nier ni le refuser. Mais que, dans sa fidélité au Coran et au Prophète, il ait cru devoir en conclure que l’État de Médine (de Muhammad et des quatre Califes « bien dirigés », 622-661) demeurait le prototype de tout État islamique et que ce modèle restait encore valide, en tous temps et tous lieux, voilà le problème qui est au cœur du débat contemporain entre Musulmans traditionalistes ou fondamentalistes, d’une part, et Musulmans réformistes ou laïcisants, de l’autre.
      Ces derniers ont pensé, depuis un siècle, qu’il était possible d’assumer, au nom même de l’Islam, les valeurs occidentales de démocratie, de liberté et d’humanisme; d’autres, plus radicaux, veulent assimiler et exporter les valeurs de nationalisme, de socialisme et de révolution, au nom de ce même Islam. À l’opposé, les Frères Musulmans de Hasan al-Bannâ l’Égyptien, les disciples du shaykh pakistanais Mawdûdî et les partisans de l’Ayatullâh Khumaynî désirent reprendre le programme de l’idéal historique concret de la cité musulmane et voudraient même le réaliser et l’imposer par la force. Mais c’est au nom de la fidélité au projet islamique de civilisation que tous en appellent aujourd’hui à l’authenticité. Le fait est que la société islamique idéale est présentée, par beaucoup, comme l’application parfaite de cette Loi (Shari‘a) que les premières générations musulmanes ont élaborée à partir du texte même du Coran et des sentences ou actions (hadîth-s) exemplaires de Muhammad (Sunna). Il ne resterait alors qu’à en appliquer les règles à toutes situations nouvelles. C’est ainsi que l’Islam moderne se présente partout avec un droit constitutionnel, une doctrine sociale et une éthique économique des plus particularisés, tout en proposant derechef aux Gens du Livre (juifs et chrétiens) de se contenter du pacte de protection (dhimma) qu’il leur garantit.
       Certes l’Islam n’est pas qu’un projet de civilisation : il est d’abord et surtout un projet religieux qui fait de tout homme un « témoin de Dieu » et son « lieutenant » sur la terre. Mais le danger demeure, devant l’urgence des tâches temporelles (développement économique, justice sociale, révolution culturelle) de voir la foi religieuse devenir une simple idéologie et succomber ainsi, paradoxalement, à la tentation de « sécularisation » ou de « politisation » qu’elle voulait éviter, si venait à manquer à l’Islam son projet religieux.

L’Islam et son projet religieux
       Tous en témoignent : la religiosité de la société musulmane et de ses membres est un fait massif et parfois envoûtant. C’est une imprégnation religieuse de toute la vie sous tous ses aspects et jusque dans ses moindres comportements. Chacun en est fier et participe ainsi à ce triomphe des droits de Dieu (huqûq Allâh) et des lois de l’Islam dans la société temporelle, au nom du devoir communautaire de commander le bien et d’interdire la mal. C’est pour cela que la religion demeure une affaire sociale qui connaît des rythmes communautaires exaltants quand ils ne sont pas contraignants. Mais, à l’intérieur de tout cela, L’Islam est une grande aventure personnelle où le Croyant, à l’imitation de Muhammad, est invité à répondre à cette Parole de Dieu qu’est le Coran par le témoignage d’une confiante soumission (islâm) qui se traduit par un credo des plus simples, un culte fort exigeant, une conduite conforme à la Loi et une expérience religieuse intérieure qui peut aller jusqu’à l’approche mystique du Mystère. Monothéisme abrahamique arraché par Muhammad à ses développements mosaïques et christiques, l’Islam est foi au Dieu unique et obéissance à Ses Ordres : toute la grandeur de l’homme réside dans ce témoignage et ce service, puisqu’il peut dire en vérité : « Je témoigne, donc je suis. »
       Le Musulman est, avant tout, un soumis à Dieu (muslim) suivant l’exemple d’Abraham, de Moïse, de Joseph, de Jésus et de ses disciples : La Religion, aux yeux de Dieu, est la Soumission (Coran 3, 19). C’est là le monothéisme primordial de la « nature créée » (fitra), que pratiquaient ces Hanîf-s arabes dont Muhammad reprend le message et qui n’est que développement du pacte prééternel (mîthâq) par lequel les Fils d’Adam ont déjà tous reconnu que Dieu est leur Seigneur (Coran 7, 172). Abandon fondamental entre les mains du Créateur : Confie-toi en Dieu! Dieu suffit comme protecteur! (Coran 4, 81). C’est Dieu qui « met en sécurité » (mu’min) et permet donc au Croyant de dire : Le secours ne vient que de Dieu. Je me confie à Lui et je reviens repentant vers Lui (Coran 11, 88).
       En échange de cet islâm du Croyant, Dieu accorde à celui-ci un triple viatique : Sa Parole, le Coran, Son Prophète, Muhammad, et Sa Communauté, l’Umma, qu’il propose à sa méditation, à son imitation et à sa consultation. Livre merveilleusement descendu en la Nuit du Destin (Coran 97, I) et révélé peu à peu à Muhammad sous forme de dictée divine en langue arabe, belle et claire, au cours des vingt-trois années de son ministère apostolique, le Coran participe de la Parole incréée de Dieu même; pour le Musulman, Dieu y a tout dit et nul ne saurait y ajouter quoi que ce soit : Voici le Livre! Il ne renferme aucun doute; il est une direction pour ceux qui craignent Dieu, ceux qui croient au Mystère (Coran 2, 2-3). C’est en le psalmodiant et en le méditant que le Croyant le fait passer de l’écriture à son cœur en passant par la langue : étapes essentielles d’une intériorisation de la Parole au cours de laquelle l’intelligence et la sensibilité du Musulman arrivent le sens apparent (zâhir) et le sens caché (bâtin) du Message éternel, à lui confié dans le temps. Son esprit critique ne peut pas s’y appliquer ni sa raison en douter, mais sa science et sa culture savent lui donner des commentaires merveilleux, car le Coran est, pour tout Musulman, la sage souvenance (dhikr) des Signes de Dieu et la joyeuse communication de Ses Ordres et de Ses Interdits.
       Un bel exemple (Coran 33, 21) a d’ailleurs été laissé à tous en la personne de leur Prophétie, Muhammad, (Coran 68, 4), « homme parfait et prophète privilégié ». Les premières générations de Musulmans se sont attachés à en recueillir les paroles et les gestes, et les autres y ont ajouté les vérités, les vertus et les mérites qui  étaient dignes de lui : au terme, le Sceau des prophètes se présente à tous comme infaillible et impeccable. Dépassant ce que fut réellement le Muhammad de l’histoire, les Musulmans essaient donc d’imiter le Muhammad de la foi, d’en revivre l’expérience religieuse et d’en intérioriser les valeurs spirituelles. Ils sont d’ailleurs puissamment aidés, en cela, par la Communauté elle-même, qui les initie au texte du Coran et à la vie du Prophète, car ils ont appris de ce dernier que « jamais sa communauté ne sera unanimement d’accord sur une erreur ». Infaillibilité de la famille des Croyants qui garantit à chacun la certitude d’être inséré dans la Tradition vivante la plus authentique. Tels sont les trois viatiques du Musulman sunnite, auxquels le Musulman shî‘ite ajoute l’imitation de Alî, cousin et gendre de Muhammad, et celle des meilleurs de leurs descendants.
       Nourri quotidiennement à cette triple source, le Musulman peut d’autant mieux vivre sa foi (imâm) qu’elle est simple, monolithique et inconditionnelle. Il sait proclamer l’unité, la grandeur et l’honneur de Dieu à temps et à contretemps, évitant de Lui associer qui ou quoi que ce soit, ce qui le rend d’autant plus soupçonneux vis-à-vis du monothéisme des chrétiens. Il médite les 99 Très Beaux Noms de Dieu mais se refuse à L’interroger sur Son identité dernière. Il croit aux Anges, aux démons et aux djinns. Il vénère toute la Tradition prophétique, qui va d’Adam à Muhammad, en passant par Abraham, Moïse et Jésus. Il adhère à la Torah, à l’Évangile, aux Psaumes et au Coran, bien qu’il ne consulte guère les trois premiers de ces Livres sacrés, car les deux premiers sont falsifiés et le troisième ne fournit aucune loi nouvelle. Il sait que l’histoire s’achèvera un jour et que la Résurrection, le Jugement et l’Ultime Vie (Paradis ou Enfer) représentent une eschatologie universelle où triomphera la toute-puissante Miséricorde de Dieu, le meilleur de ceux qui pardonnent (Coran 7, 155).
       L’humble service qu’il fournit au Dieu des Miséricordes réside dans le culte dépouillé qu’il Lui voue depuis sa puberté jusqu’à sa mort « résignée » : confession de la foi (shahâda), prières quotidiennes (şalât), jeûne (şawm) de Ramadân, aumône légale (zakât) ou surérogatoire, pèlerinage à La Mekke (hajj). Rites simples et nets, accomplis individuellement en personne responsable, ou dans la ferveur d’une société qui jeûne, unanime, ou qui « pèlerine » communautairement aux Lieux de la Révélation, ils appellent une intériorisation profonde où la spiritualité du soufisme a su voir les premières étapes d’un itinéraire vers Dieu, tandis que l’orthodoxie sourcilleuse y fixe les sommets ordinaires de l’expérience musulmane de Dieu. Au-delà de l’accomplissement intériorisé de ce culte et de l’obéissance plénière à la Loi, certains Musulmans ont su accéder aux voies ascétiques de la purification du cœur : le repentir d’abord (tawba), les privations ensuite (zuhd) et l’abandon enfin (tawakhul) permettent d’arriver à une connaissance supérieure de Dieu (ma‘rifa) où la proximité (qurb) et la rencontre (liqâ’) laissent entrevoir la vision, comme le fait pressentir le Coran lui-même : Ce jour-là, il y aura des visages brillants qui tourneront leurs regards vers le Seigneur (75, 22-23), car Dieu est la lumière des cieux et de la terre... Lumière sur lumière! Il guide, vers Sa Lumière, qui Il veut (24, 35). Ce fut là le privilège des Mystiques, que l’Islam orthodoxe a souvent suspectés et parfois condamnés : la distance infinie qui sépare le Croyant de son Dieu ne saurait jamais être comblée, car le culte n’est que service, la foi n’est que témoignage et la vie n’est que soumission. Mais Dieu sait Se rendre proche du Croyant, lui témoigner Sa satisfaction et le combler de Ses miséricordes. Grandeur étrange et fascinante d’une transcendance qui entraîne l’homme à rechercher la Face du Dieu et à en proclamer les Plus Beaux Noms! Dieu semble lui refuser l’entrée de Son Mystère mais lui donne cependant d’être assez grand pour en être le Témoin à tout jamais.

Maurice Borrmans.

ISLAM en Afrique noire

        L’islam est en relation avec le continent noir dès ses origines et il représente aujourd’hui une religion majeure de l’Afrique. Dans le monde musulman, l’islam africain constitue l’une de ses cinq grandes aires culturelles, avec l’islam arabe, l’islam turc, l’islam irano-indien, et l’ensemble malais et indonésien. Loin d’être un univers religieux monolithique et figé, cet islam est cependant un ensemble du fait, surtout que les communautés s’affrontent à des questions fondamentales analogues, qu’il s’agisse des rapports au fonds culturels des sociétés ou des relations aux situations politiques et économiques des populations dans lesquelles il est inséré, indépendances récentes et économies en voie de développement.

I – Nombre de musulmans en Afrique [1985]*  
       Les chiffres ne peuvent être que très approximatifs, mais nous pouvons proposer des pourcentages assez significatifs malgré tout, en parcourant l’Afrique d’ouest en est :
- Le Sahel est musulman à 70%, avec de fortes majorités en Mauritanie, au Sénégal, au Niger.
- Sur le golfe du Bénin, moins le Nigéria, les populations sont musulmanes à 20% et plus.
- Le Nigéria qui a près de 80 millions d’habitants, est musulman à près de 48%; le Tchad à 50% de sa population, dans sa partie nord surtout.
- À l’est du continent, les pays à forte majorité musulmane (de 70 à 100%) sont le Soudan, la Somalie, Djibouti; l’Éthiopie serait islamisée à près de 50%.
- Plus au sud, Tanzanie, Mozambique, Kenya, Ouganda et Malawi ont chez eux d’importantes minorités musulmanes : 15% pour l’ensemble, avec 30% en Tanzanie. 
       Pour toute l’Afrique noire, il faut compter quelque 110 millions de musulmans sur près de 350 millions d’habitants, soit plus de 30%. Dans l’ensemble du monde musulman, qui compte au moins 780 millions de fidèles, les Africains représentent ainsi 14%.
[...]
Chaque fois que les structures ethniques ont été mises en cause, avec la création du commerce itinérant, avec le développement des grands empires, avec l’urbanisation moderne, l’islam a joué un rôle d’intégration socioreligieuse, assez semblable à celui qu’il a joué avec Muhammad lui-même en Arabie : le Coran est témoin de premier ordre du passage de l’animisme tribal au monothéisme universel.
       Les processus de passages sont infinis, selon les peuples, selon l’histoire; les formules se combinent sans cesse. De la juxtaposition jusqu’à l’établissement sans partage de l’islam, toutes les « ruses » de la concurrence ont été employées, dans la coopération comme dans la rivalité et le conflit violent. Dans les rites comme les mythes, des amalgames ont été opérés selon des règles repérables, liées à la situation de faiblesse ou au contraire dominante de la foi, avec des africanisations de la religion coranique, ou l’islamisation de cultes africains. [...]  

IV – Enjeux actuels
       [...] Si donc l’islam s’est propagé en Afrique et s’y est enraciné, on ne peut l’attribuer sérieusement à la facilité de la morale pas plus qu’à la simplicité du dogme en islam, ni davantage à la prétendue aptitude des Africains au syncrétisme et à l’assimilation. Afrique et islam avaient des raisons de se rencontrer, d’entrer en relation comme de s’affronter dans le domaine proprement socioreligieux; c’est ce qui explique l’efficacité de facteurs d’islamisation sans rapport direct avec la religion, comme jadis la traite des esclaves, le commerce à grande distance, la sédentarisation des nomades et les phénomènes de détribalisation, l’extension de la vie urbaine, certaines politiques coloniales d’autrefois, les politiques nationales d’aujourd’hui et l’influence des grands mouvements internationaux. À l’échelle locale, bien d’autres facteurs entrent en jeu, la réussite temporelle de certains musulmans, les unions matrimoniales... Mais il fallait les aptitudes foncières à la rencontre pour que tous ces facteurs soient agissants, face à bien d’autres facteurs-freins qui peuvent expliquer les lenteurs de l’islamisation. Ceux-ci relèvent surtout du caractère étranger du monde islamique dans certaines régions; d’autres du fait qu’en zone musulmane, aucune religion officielle ne s’est mise en place, laissant le champ libre à un islam « de brousse » sans sanction, avec un foisonnement de marabouts de second ordre profiteurs de la crédulité publique. L’islam en Afrique noire est une longue histoire jamais arrêtée, une incontestable évolution vers le monothéisme coranique, dont les rythmes sont en train de s’accélérer.

Luc Moreau.

* Les choses se sont dramatiquement accélérées depuis 1985.
Quelques pays cités plus haut (statistiques 2014) :
Kenya : 33%
Tchad : 50%
Éthiopie : 50%
Soudan : 97%
Somalie : 100%

LOI MUSULMANE (Sharî‘a) 

       Puisque la soumission (islâm) à la volonté de Dieu se traduit par l’obéissance (tâ‘a) à Ses lois et définitions (hudûd Allâh) et puisque le Coran ne propose de Dieu que les signes de Son existence, les preuves de Son unicité et la variété convergente de Ses Très Beaux Noms, sans que jamais Son Mystère ne soit rejoint, pénétré ou compris, il s’ensuit que le Livre sacré des Musulmans est considéré par ceux-ci, avant tout, comme une Guidance (Hudâ) et une Voie ou Loi (sharî‘a) qui permet de progresser, sur le Droit Chemin (Sirât mustaqîm) qui mène jusqu’à Dieu. Message sur Dieu, le Coran est donc aussi et surtout constitution pour l’état, code civil pour les personnes, droit pénal pour la société, guide des bonnes manières pour les Croyants et recueil de rubriques pour le culte. Explicité par l’enseignement et l’activité du  Prophète (Hadîth), de ses Compagnons et de leurs Suivants, cet ensemble de règles s’est très vite codifié au IXe s. en un corps de doctrine (avec des variantes d’Écoles très minimes) qui dicte à chacun la conduite à tenir dans ses rapports avec Dieu (culte ou ‘ibâdât) et avec ses semblables (transactions humaines ou mu‘âmalât), au sein d’une société islamique où une politique conforme à la Loi religieuse a été définitivement fixée du droit musulman.
       La doctrine ash‘arite, prévalente en théologie, considère que les actes humains ne sont bons qu’en fonction d’une volonté positive et arbitraire de Dieu : il ne saurait donc y avoir, en Islam, de morale naturelle et on n’y peut guère envisager que la valeur des actes dérive de leur être même ou de leur finalité intrinsèque. Dieu fait ce qu’Il veut, répète le Coran, où le Créateur dit à Muhammad (et donc aux siens) : « Nous t’avons placé sur une Voie (sharî‘a) procédant de l’Ordre (amr), suis-la donc » (45, 18). La morale islamique relève donc entièrement de la Loi positive divine, laquelle fournit aux Croyants une appréciation religieuse, éthique et juridique (hukm) de toutes les circonstances de la vie à travers les conclusions auxquelles les Écoles ont abouti à partir des sources primaires du Droit (Coran et Hadîth) et des sources secondaires qui les explicitent (ra’y/qiyâs et ijmâ). Il s’ensuit que les actes humains sont classés en cinq catégories; ils sont : 1) obligatoires (fard/wâjib) et méritent récompense ou châtiment si on les accomplit ou non; ou 2) recommandés (mandûb/mustahabb) et leur accomplissement est récompensé; ou 3) permis/indifférents (mubâh, jâ’iz) et leur accomplissement ou leur négligence n’engendre aucun effet; ou 4) réprouvés (makrûh) dont l’accomplissement, bien que blâmé, ne saurait être puni; ou 5) interdits/défendus (harâm/mahjûr), et leur sanction est toujours le châtiment. Quant à la responsabilité juridique et morale (taklîf), qui commence avec la puberté, elle varie suivant que l’acte obligatoire l’est à titre personnel (fard ‘ayn)  ou à titre communautaire (fard kifâya); dans ce dernier cas, il suffit que certains membres de l’Umma s’en acquittent.
     Puisque l’Islam est la « religion de la nature créée » (dîn al-fitra), les jurisconsultes affirment volontiers que cette Loi est valable pour tous les temps et pour tous les lieux, bien qu’elle ait été spécifiée, en son temps, pour une société déterminée. Elle est supérieure à la loi naturelle, car elle est claire, simple et stable, alors que celle-ci est confuse, variée et changeante dans ses élaborations. Elle est supérieure aux lois positives humaines qui dépendent de législateurs instables ou de majorités parlementaires variables et ne sauraient donc engager la conscience. C’est une Loi qui sauvegarde l’intérêt général de l’humanité en même temps que les cinq biens fondamentaux de la personne humaine : religion (dîn), personne (nafs), intelligence (‘aql), descendance (nasab) et biens (mâl). Elle tient compte de tous les besoins de l’être humain et lui évite toute gêne et toute peine; aussi l’affirmation divine que redit le Coran : « Nous avons fait de vous une Communauté Médiane (Umma Wasat) » (2, 143), est-elle interprétée comme un refus de toute extravagance, par excès ou par défaut, bien qu’une hiérarchie y soit établie entre les biens de première nécessité, de simple besoin ou de superflu.
       Puisque cette Loi embrasse tour à tour le Credo (‘Aqîda) et le Culte (‘Ibâdât), ainsi que les Transactions humaines (Mu‘âmalât), l’exercice du pouvoir, la protection de l’État et la promotion de la condition humaine, les jurisconsultes ont admis que, si nulle évolution ne saurait jamais affecter les deux premiers chapitres, les autres étaient cependant soumis aux variations des âges et des cultures. Il est certain que le statut personnel (mariage, filiation, droits des personnes), y compris le droit successoral, principe à la fois au caractère immuable des premiers et aux manifestations variables des autres : c’est là que le débat est des plus aigus entre traditionalistes ou fondamentalistes, d’une part et réformistes ou laïcistes, de l’autre.
       En effet, le Credo s’est stabilisé à tout jamais (Tawhîd et Théologie musulmane), puisqu’il est shahâda ou confession de foi, et le Culte (‘ibâdât) ne saurait changer dans ses rites : tout manuel de Droit commence par les mêmes chapitres sur la prière (şalât) de Ramadan, l’aumône légale (zakât) et le pèlerinage (hajj). À ces cinq piliers (arkân) de l’islam s’ajoute souvent un sixième, celui de l’effort ou de la guerre (jihâd) pour étendre le règne de l’islam sur la terre. Les Mu‘âmalât, au contraire, ont été soumises aux aléas de l’histoire et aux variétés des us et coutumes, puisqu’elles ont toujours dépendu, plus ou moins, de législations séculières (qânûn, pl. qawânîn). On sait que les traités classiques sur le califat ne régissent plus le droit constitutionnel, bien que celui-ci maintienne partout une religion d’État, l’Islam, et une source fondamentale à toute législation, la Loi ou Shari‘a. Les droits réels dépendent également de maints compromis juridiques entre coutumes locales, principes musulmans et législations étrangères ou internationales. Le commerce, l’industrie et l’administration ont désormais leurs propres règlements ou lois. Quant au droit pénal, on sait qu’il s’est modernisé partout, bien que la revendication fondamentale exige que l’on en revienne aux châtiments corporels prévus par le Coran ou le Hadîth pour le voleur (main coupée) ou l’adultère (flagellation ou lapidation). C’est donc dans le domaine du statut personnel (Ahwâl shakhşiyya) que, paradoxalement, la loi religieuse maintient encore ses exigences anciennes. Sauf exception, les codes musulmans modernes de la famille maintiennent la permission polygamique en faveur du mari (tout en visant à garantir un traitement équitable entre les coépouses), l’empêchement de disparité du culte en matière de succession (nul musulman n’hérite d’un non-musulman, et vice versa) et en cas de mariage mixte de la musulmane (elle ne saurait jamais épouser qu’un musulman), le caractère transitoire de l’empêchement encouru par trois répudiations ou divorces qui se suivent (Coran 2, 230), l’inégalité des parts entre cohéritiers de sexes différents (« Au mâle, portion semblable à celle de 2 filles », Coran, 4, 11 et 176), le pouvoir arbitraire qui est reconnu au mari de répudier sa femme quand et comme il veut, le rattachement au seul père de la filiation légitime des enfants, le refus opposé à la femme d’exercer une quelconque tutelle sur ses enfants, les limitations fixées à la garde que la mère exerce sur ses enfants, etc. Tels sont les points de résistance irréductible d’un Droit qui entend être fidèle à la Loi et considère que le Statut Personnel relève des ‘ibâdât plus qu’il ne dépend
des mu‘âmalât.
       Ce faisant, le juridique reste lié à l’éthique et celui-ci au métaphysique sans distinction aucune, comme cela se produit également dans les livres juridiques de la Bible. Cela engendre alors, chez le musulman sincère, une conscience scrupuleuse (wara‘) et un zèle indéfectible en faveur de la Loi : celle-ci n’est-elle pas l’expression parfaite de la Volonté de Dieu sur les hommes et y obéir ne relève-t-il pas du parfait islâm? On comprend alors pourquoi les fondamentalistes musulmans réclament l’application intégrale de la Shari‘a dans les sociétés islamiques et veulent, en économie, des prêts sans intérêt, des contrats sans aléa et une association capital-travail. Une saine compréhension de la Shari‘a et de sa portée exacte (inspirer la morale ou dicter le droit?) dépend donc étroitement de la « lecture » que les croyants font du Coran et de la Sunna.

Maurice Borrmans.

En complément :
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2014/10/les-sectes-mythes-et-realites.html
et libellé Religions