17 septembre 2014

Les chroniques du sage Yves Duteil


La lumière ne fait pas de bruit, alors j’ai laissé les chroniques d’Yves Duteil entrer dans ma courte pause de bruit mental. Des réflexions sur le monde et notre façon de vivre, «écrites de l’intérieur», enveloppées de sagesse, d’amour, d’authenticité et d’humour. De la hauteur de vue. Superflu de dire ma grande estime pour ce poète. Aujourd’hui, je salue l’«écrivain public».

La petite musique du silence, Éditions Médiaspaul, 2014
(Sélection de chroniques mensuelles publiées dans Panorama entre 2002 et 2011)

«Je me suis rendu compte qu’en essayant chaque mois de trouver un sujet, qu’on est entouré d’événements qui nous permettent de regarder notre vie avec un regard un tout petit peu plus profond et de se dire : on a un esprit, c’est comme un gouvernail; c’est à la fois un gouvernail d’altitude et de profondeur. On peut s’élever, ou aller plus profondément vers les racines, au cœur des sujets. Et je me suis aperçu que plutôt que de penser simplement à quelque chose de façon fugace, on peut le formaliser et l’écrire, aller au bout de cette réflexion et en faire quelque chose d’un peu humoristique et agréable à lire, et le composer comme on compose une chanson. Ces textes courts, sont la somme de toutes ces réflexions au fil des mois.» (Extrait d’interview)

«Berceau de la création, écrin de la pensée, le silence est aussi le berceau de la beauté du monde. (…) Face à soi-même, on ne trompe personne. C’est à sa source qu’on puise la force et la raison de notre folie douce. Son murmure nous offre les signes de piste de notre propre boussole intérieure, celle qui nous montre le Nord quand on se croit perdu.» (Avant-propos)

En passant, sa tournée au Québec en juillet dernier incluait Natashquan :  
http://blog.yvesduteil.com/blog/index.php/2014/07/08/un-oiseau-migrateur-de-guitare/

Ces extraits ne sont pas les plus tendres ou drôles, mais je les ai choisis pour leur pertinence : que vaut la vie, a-t-elle un prix, que faisons-nous de notre conscience, de notre liberté, en ce moment même

QUEL JUSTE PRIX?

Deux adolescentes se jettent d’un balcon, au moment où à l’Institut Curie, un autre enfant se bat pour sauver sa vie. Dans une école, une collecte rassemble 200 euros en contribution au voyage pour soigner un camarade. Dans la cour, deux élèves jouent à s’étrangler jusqu’à la syncope. Ailleurs, un soldat ajuste son tir pour abattre une sentinelle, qui songe à sa fiancée. Quel est le prix de nos vies? Pour Ingrid Betancourt, prisonnière quelque part dans la jungle colombienne, et qui prie pour retrouver ses enfants, est-ce le prix de la liberté? Ou celui d’un regard, pour retenir un proche qui voudrait mettre fin à ses jours? Est-ce le prix d’un revolver, aux USA où les armes sont en vente libre et où l’on nous explique que ce n’est pas le pistolet qui tue, mais celui qui appuie sur la détente? Quel est le prix du silence pour un témoin gênant qu’il faut faire taire? Celui de l’inconscience, pour un chauffard qui fauche un piéton avec 3 g d’alcool dans le sang? Est-ce le prix de la vérité pour l’innocent bafoué, ou celui du mensonge pour le coupable en liberté? Je pense à tous ceux qui meurent de trop de souffrance ou de manque d’écoute. À ceux que la vie ne porte plus, et qui sombrent dans le néant faute d’un point d’ancrage, à ceux qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment. À ceux qui échangeraient bien leur maladie contre une vie qui va s’éteindre en pleine santé. Au donneur d’organes qui s’offre d’avance pour donner une chance de survie à un inconnu. Quand je songe au kamikaze qui prépare sa bombe, je rêve à un impossible dialogue entre l’inventeur de la guillotine et un chirurgien spécialiste de la réparation des membres sectionnés. Entre le chercheur qui développe une parade de virus de la lèpre* et celui qui travaille sur la guerre bactériologique pour en répandre des milliards. Je rêve d’un face à face entre l’assassin de sang-froid et ceux qui lui ont donné le jour…

Dans la nature sauvage le prix d’une vie, c’est souvent la mort d’une autre. L’humanité a voulu élever sa conscience vers la spiritualité pour échapper un jour peut-être à cette fatalité. Le juste prix de nos vies ne nous appartient pas. Il se mesure en bonheur ou en chagrin, c’est celui des chemins que l’on trace, des fruits que l’on sème. Il est dans la stupeur ou dans l’indifférence, dans la douleur qui prend sa place, dans la douceur salée des larmes et des regrets. Mons on peut parfois l’apercevoir dans le regard de ceux qui nous aiment. Et sans mourir pour autant. (p. 83-84)

[* Il y a eu le sida, maintenant c’est l’Ébola. Hum…] 

OÙ S’EST ENDORMIE LA CONSCIENCE?

C’est la cerise sur le gâteau, l’aboutissement d’une logique convergente de systèmes injustes ou égoïstes, une crise de confiance à l’égard de ceux qui promettent de nous mener à bon port. On a tellement de mal à appeler les choses par leur nom, que pour ne pas prononcer le mot récession, on parle de décroissance. On ose même «croissance négative». Le phénomène purement américain, local, confiné et sous contrôle, est à présent devenu une tourmente mondiale. Mais si cette crise inédite est en même temps financière, politique, économique, environnementale, sociale, si elle touche à la fois l’hôpital, l’école, l’université, le tribunal, l’économie, les médias, la presse, la culture, la famille, n’est-ce pas parce qu’elle est avant tout philosophique et spirituelle? Si la parole était d’argent, la crise serait source de richesses inépuisables. Mais les alchimistes de la finance ont changé l’or de la Bourse en chape de plomb. C’est le règne du silence. Qui dénonce les institutions qui nous gouvernent quand les signaux d’alarme n’arrêtent plus les trains qui foncent dans le mur? Guantanamo, négation des Droits de l’Homme, sur le continent-symbole déjà entaché d’un mensonge d’État. Des présidents de grandes nations préparent ouvertement leur réélection à vie, prélude au retour sournois de dictatures dans le monde. Confiscation des pouvoirs des Parlements, parodie de justice comme en Russie. 

Et tout passe, sans vergogne, au-delà des protestations, des manifestations, des révoltes. Des voix se font entendre, mais rien ne change pour autant. Quand les coupables triomphent, la peur bâillonne le courage, les justes sont humiliés, les plus fragiles bafoués. On ne peut espérer qu’en l’intégrité et la compétence de ceux qui dirigent le navire. Qu’est devenue la vérité? Où est ce monde respectable qui avait vaincu les totalitarismes, apaisé ses haines, réconcilié ses peuples en guerre? Où sont les institutions souveraines dont la sagesse devait faire autorité? Dans le partage des richesses, où s’est endormie la conscience, indissociable pilier des démocraties? Qui peut encore défricher l’avenir dans ces forêts d’intérêts inextricables, et retrouver le nord en pleine tempête?

L’esprit de l’humanité a aujourd’hui le pouvoir de s’élever vers les étoiles, de déchiffrer les secrets de l’univers, de se projeter vers l’infini et de disposer de lui-même. Il lui manque encore l’essentiel : savoir pourquoi. (p. 105-106)

LIBERTÉ, TRÉSOR FRAGILE

Comme Peter Pan, il faudrait recoudre notre part d’ombre à nos talons pour retrouver notre dimension humaine. Nous sommes pétris de bons et de mauvais sentiments, et notre plus grande noblesse, c’est de pouvoir choisir. Grandir en altitude, en sagesse, c’est apprendre à gérer cette liberté, à éclairer nos choix. La réalité est rarement simple. Nous n’avons pas toujours les clés pour l’appréhender, mais l’intuition peut aussi pallier la raison quand le fossé est trop large. Nos petites voix intérieures nous conseillent, même si notre esprit est souvent trop bavard pour les entendre. Partant de l’idée que l’ordre et la précision de l’univers, dans ses aspects innombrables, serait le résultat d’un hasard aveugle, est aussi peu crédible que si, après l’explosion d’une imprimerie, tous les caractères retombaient par terre dans l’ordre d’un dictionnaire (Albert Einstein), dans ce monde où il n’existe aucun effet sans cause, tout est fait pour conduire le plus grand nombre vers l’intérêt de quelques-uns, par les autoroutes de l’information qui mènent vers la caisse ou vers l’isoloir. La vérité a peu de poids face à l’argent et au pouvoir. Elle est pourtant notre bien le plus précieux. Ceux qui l’ont perdue le savent bien. Otages conscients ou non, nous votons, nous payons, en affirmant notre libre-arbitre de clients ou d’électeurs. Mais qu’en est-il vraiment, face aux trous noirs voraces, à l’affût sur les aiguillages de la pensée? Derrière nos choix difficiles, l’essentiel est souvent caché, invisible. Si nous ignorons notre propre part d’ombre, comment pressentir celle d’autrui, pour déjouer les pièges qu’elle nous tend?

Renouer avec nous-mêmes, c’est ouvrir les yeux sur la nature humaine, parfois malveillante, perverse, et savoir que certains, sans états d’âme, choisissent délibérément le mal, la cruauté. Dès lors, le monde apparaît dans sa globalité. Le mal est en nous, il est dans la norme. Les dictateurs nous ressemblent, ils ont juste choisi l’égoïsme, et laissent libre cours à leurs penchants néfastes. Comme ceux qui asservissaient les peuples ou les êtres, ceux qui chargent les bombes faites pour tuer la foule ne connaissent par le regret. Ils sont des nôtres, inhumains mais humains, justifiant leurs choix par des discours faits pour endoctriner. Libres de massacrer des innocents pour en venger d’autres, capables du meilleur, ils ont choisi le pire, comme d’autres la bienveillance, le respect. La liberté est le trésor le plus fragile de l’humanité.
(p. 99-100)

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