4 août 2014

Commémorer pour mieux récidiver…


Guerre 14-18

Une des choses que je trouve odieuse à propos de l’enrôlement c’est la propagande patriotique à base de chantage émotif (manipulation) adressée aux femmes et aux enfants. Nauséeux.

Quant à la fabrication d’enfants-soldats, c’est loin d’être un phénomène récent…

Jeux de guerre, C. Lansiaux - BHVP - Roger Viollet (culture.fr juniors)  

Extraits de la correspondance d’Alexandra David Néel. Elle n’était pas en France pendant les deux premières guerres mondiales, mais cela ne l’a pas empêchée d’en vivre d’autres en Asie. On la voit perdre ses illusions de «protection de la vie» à mesure que se déroulent les atrocités.

(Alexandra à Philippe)

Lachen Gömpa, 25 novembre 1914
Une chose consolante dans cette effroyable guerre c’est l’union qui s’est faite, comme quoi tous, sans distinction de partis, ont compris que c’était la vie de tous qui était en jeu avec la vie du pays. … Beaucoup sont revenus des emballements d’antan sur les mots creux de gloire, d’honneur, etc. … La plupart de ceux-là étaient des fanatiques, des hypnotisés; ils s’en allaient criant : «patrie!! patrie!», comme d’autres crient : «Dieu!, Jésus! Mohamed!» et ceux de l’Inde : «Shiva! ou Vishnou!» sans savoir, sans comprendre. Et ce patriotisme-là était mauvais comme tout ce qui procède de l’ignorance. Nous l’avons disséquée, l’idée de la patrie, comme celle de Dieu, comme beaucoup d’autres et la notion que nous avons de la patrie, aujourd’hui, est infiniment plus sensée, plus rationnelle. La patrie a cessé d’être un mythe, elle est devenue une réalité proche correspondant à des intérêts immédiats. Ce n’est pas pour l’amour d’une déité chimérique que nous ne voulons pas être Allemands,  c’est parce que chacun de nous veut vivre sa vie, selon l’impulsion et le génie de sa race propre.

De-Chen Ashram, 11 juin 1916
Cette guerre, plus on y songe, plus elle paraît abominable, non seulement par l’horreur du carnage actuel mais pour le recul qu’elle va infliger à la civilisation. (…) Nous aurons réappris la brutalité que nous commencions, à grand peine, à désapprendre, les vieilles théories barbares reprendront le dessus… C’est la défaite de l’intellectualisme, des idées rationnelles qui peu à peu montraient à la tête par-dessus les broussailles de la routine, des conventions fausses, c’est la défaite du peu de Beau et de Bien qui, timidement, essayait de se faire place. Triste assurément! Je crois bien que socialisme, féminisme, rationalisme et beaucoup d’autres ismes sont enterrés. Après la guerre, il n’y aura plus d’autre idéal que le soldat … Nos soldats on ne leur a pas demandé leur avis pour les envoyer sur le front, et, ma foi, quand on se trouve là, le plus simple, le plus commode, c’est d’être brave. J’ai été brave un jour, me trouvant en tête en tête avec un tigre, le soir dans la jungle. Qu’est-ce que j’aurais bien pu faire d’autre que d’être brave? Je me le demande. (…) Et tu sais, quand on est en nombre la griserie de l’action empêche de sentir la peur. Nous sommes braves, les Boches aussi le sont et les autres peuples également… C’est un beau mot : braves!... Mais pour le philosophe il ressort plutôt du spectacle de cette guerre que nous sommes retombés à l’état de bêtes fauves. 
       Ce bon Monsieur Brieux s’intéresse au sort des femmes après la guerre. Il a ouvert une sorte d’enquête à ce sujet dans le «Journal». Amusant, en vérité! Je crois que les femmes, comme les hommes, auront rétrogradé. Je ne sais si elles accepteront sans réclamations le rôle d’animal reproducteur intensif qu’on leur assigne maintenant de tous côtés, mais, en tout cas, le fait de n’avoir pas été dans les tranchées les desservira fortement dans une société qui en sera revenue au culte de la force brutale. 
       Pour ceux dont la vision des choses n’a pas été obscurcie par la fumée des bombes et dont l’esprit a résisté au vertige de cette tuerie, pour ceux qui continuent à aimer ce qui est logique, clair, rationnel, enfin, ce qui tend à écarter la souffrance, pour ceux-là la société de demain n’offrira guère d’attraits; mieux vaudra qu’ils s’essaient à gagner quelque Thabor solitaire pour y dresser leur tente d’ermite.
       Triste! Triste! On se laissait aller à rêver de progrès, à croire à l’impossibilité du retour de la folie féroce des siècles passés. Quel réveil! et comme il donne raison à ces Sages qui ont déclaré : «Le monde est douleur et, à jamais il sera tel; celui qui veut rejeter la douleur doit passer par-delà le monde.»

Pékin, 12 octobre 1917
(…) J’habite dans un monastère, un endroit historique, jadis résidence d’un empereur avant son accession au trône. (…) Les lamas lettrés du Tibet qui séjournaient ici ont émigré lors des hostilités entre la Chine et le Tibet. (…) 
       … Ce que l’on devine derrière tous ces fronts que l’on croise dans la rue rend l’atmosphère pénible. Les petits «Jap» sont les Boches de l’Extrême-Orient. Le même esprit qui a dicté le refrain «Deutschland über alles» pénètre le Japon, du monde de la cour jusqu’au dernier des balayeurs de rue. … Ils veulent tout avaler. Il faut voir les gestes des gens du peuple, qui ne savent pas si bien se contenir, vous décrivant qu’ils ont pris la Mandchourie, la Corée, qu’ils prendront la Chine. Et, à bord du paquebot, en vue de l’Indo-Chine, un officier de marine japonaise ne se gênait pas pour me dire : «Nous avons besoin de ce pays, vous nous le donnerez.» (1) La politesse l’empêchait de dire : «Nous le prendrons».  
       … Les villes et le spectacle d’agitation qu’elles offrent sont affligeants et fatigants. À quoi bon tout le tourment que prennent les hommes? Ils semblent un tas de fous recherchant les moyens de se torturer eux-mêmes. Je souris devant les peintures naïves de l’Enfer que l’on voit dans les temples des diverses religions. Comme elles sont enfantines, en dessous de la réalité! Sans passer en aucun «autre monde» on voit bien mieux en fait de torture tout autour de soi! 
       Le drame de l’existence s’enveloppe d’une sorte de sérénité et s’empreint de grandeur, contemplé parmi la Nature; dans les villes on n’en voit que le détail mesquin et hideux.

~ Alexandra David Néel (Correspondance avec son mari, Édition intégrale 1904-1941; Plon, 2000)

Dans Sous une nuée d’orages (Plon 1940; Pocket 1980) elle disait :
       Est-il absolument inévitable qu’il y ait antagonisme entre l’intérêt de l’individu et celui de la collectivité? – Probablement que non. Mais l’on peut, aussi, se demander, pourquoi notre terre, qui pourrait être un séjour passablement agréable, pour des êtres intelligents, est transformée en enfer, par la stupidité de ses habitants. 
       Je n’aime pas les tragédies. Mes longs voyages, en des pays bizarres, m’ont fourni assez d’incidents dramatiques pour que j’en sois pleinement rassasiée. 

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(1) Il me semble avoir entendu pareil discours récemment… 100 ans plus tard, autre nation; et autre preuve, irréfutable, que les humains ne changent pas.

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Citation du jour :

Ne pas supporter Dieu : certainement une bonne raison pour susciter l'ire de tous ceux qui s'en servent comme une arme. ~ Umberto Eco
(Préface au livre de José Saramago : Le Cahier, 2010)

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