15 juillet 2014

Le gène Caïn

Quand les femmes sont déprimées, elles mangent ou vont magasiner.
Les hommes envahissent un autre pays.
C’est une façon de penser totalement différente.
~ Elayne Boosler (comédienne, humoriste)

Photographe : Thomas Northcut

D’après l’une des interprétations religieuses du mythe Caïn et Abel, la lignée de Caïn (le tout premier assassin psychopathe) aurait pris fin au moment du Déluge, à l’époque de Noé. C’est une blague?!
       Les tueries entre «frères» rivaux n’ont jamais cessé. Le gène Caïn s’est transmis sans obstacle d’une génération à l’autre, a résisté à l’épreuve du temps et continue de ravager la planète.
        Et si les bombardements stratégiques sont plus précis grâce au progrès de la technologie militaire, il n’en reste pas moins que ce sont les populations civiles qui paient la facture.

Je vois rarement des documentaires ou des films de guerre. Je déteste. Mais étant donné ce qui se passe au Moyen-Orient, encore une fois on cherche à comprendre pourquoi on s’entretue de la sorte. Comme les bombardements se multiplient et que l’histoire se répète, hier soir, j’ai regardé un documentaire de l’ONF : Aviation de bombardement (réalisé en 1992). Deux pilotes canadiens racontent leur participation aux bombardements nocturnes des villes allemandes, orchestrés par le maréchal britannique Arthur Travers Harris (Royal Air Force Bomber Command). J’ai appris que, tous raids confondus, sur le total de pilotes et membres d’équipage décédés, 1 mort sur 5 était canadien… pratique d’avoir des «coloniaux» à son service. Les deux pilotes ont rencontré deux femmes ayant survécu au raid de Hambourg le 25 juillet 1943. L’un des pilotes disait : «Nous avions ordre d’aplatir les villes et nous obéissions. La propagande disait : vous contribuez à détruire le nazisme. Si nous avions vu les films après le premier raid, les conséquences sur les populations, nous aurions cessé immédiatement. Mais tout se faisait la nuit, on évitait de nous montrer quoi que ce soit, il n’y avait pas de visages…» Aujourd’hui, même si les soldats voient les résultats, ils continuent et même s’en réjouissent.

Si vous avez accès au fil vidéo de l’ONF : https://www.onf.ca/film/aviation_de_bombardement

Renversant :
Au total, 1 350 000 tonnes de munitions ont été lâchées sur l'Allemagne entre 1942 et 1945, soit, si l'on retranche l'acier, 450 000 tonnes d'explosif, ce qui représente l'équivalent en puissance de 25 fois la bombe atomique lâchée sur Hiroshima.

Pour avoir une meilleure idée du bombardement stratégique :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_strat%C3%A9gique

Philosophes, penseurs et psychologues ont avancé diverses théories pour expliquer ce qui motive les hommes à faire la guerre – appropriation de territoires, appât du gain, violence innée, monde de dualité, etc. On a beau tourner et retourner la question comme une crêpe, ça ne nous avance pas du tout.

Au chapitre Fables guerrières (L’espèce fabulatrice), Nancy Huston aborde la question avec lucidité – l'une des principales qualités de l'essai...  

Quelques extraits

(Page 115…) 

En temps de paix, il est souvent malaisé pour les individus de décerner quel peut bien être le Sens de leur existence. 
       La guerre est souhaitée, la guerre est désirable parce que, malgré les tragédies qu’elle charrie, elle ranime l’Arché-texte* et apporte, à la vie de ceux qui la font comme ceux qui la subissent, une formidable dose de Sens. (Il est bien connu que le taux de suicides diminue très nettement en temps de guerre.) Le «théâtre» de la guerre, comme on l’appelle justement, est l’un des plus grands pourvoyeurs de Sens qu’a su s’inventer l’espèce humaine. Ce Sens est esthétique autant qu’éthique.
       Sur le plan esthétique, les formes et rituels de l’institution militaire – défilés, uniformes, chorégraphie des déploiements d’armes, scénographie des batailles – sont plus imposants encore que ceux des religions. Les batailles elles-mêmes donnent lieu à des spectacles inouïs : fêtes pyrotechniques, champignons nucléaires hauts de plusieurs kilomètres, villes en feu.
       Et, sur le plan éthique – camaraderie virile, population ressoudée, amours magnifiées par la séparation et la peur, explosions, surprises, sacrifices, assassinats, hurlements d’enthousiasme et de deuil, pertes massives : émotion garantie; valeurs morales réitérées et renforcées.
       La guerre nous fait entrer dans un univers de contrastes dramatiques. Aucun autre phénomène ne suscite pareille juxtaposition d’extrêmes.
       Au départ : des centaines de milliers d’hommes entraînés, rodés, alignés, tirés à quatre épingles, effectuant des gestes à l’unisson, pas de l’oie, gauche, droite, saluts, mouvements aussi impeccablement coordonnés que ceux des danseurs d’un ballet classique, tanks rutilants, acrobaties d’avions, perfection des calculs, minutie des plans de bataille.
       Un peu plus tard : villes calcinées, bâtiments effondrés, montagne de gravats, terres empoisonnées, chaos de corps mutilés, déchirés, écrabouillés, coulant de partout, larmes, pisse, merde, vomi, fleuves de sang, visages arrachés, intestins dégoulinants, lambeaux de chair mêlés à la boue.
       Et après : médailles, statues, monuments, nouveaux défilés pour commémorer la victoire, nouveaux rituels pour honorer ceux qui ont fait le sacrifice ultime, nouvelles épopées pour consigner ces événements si marquants de notre vie collective et confirmer ainsi notre appartenance.
       Oui : l’une des fonctions fondamentales de la guerre humaine est bien d’engendrer des récits palpitants, bouleversants, mémorables. On ne se lasse jamais de la raconter, de la regarder, de la commenter. Épopées, pièces de théâtre, romans, films de fiction ou documentaires, reportages, journaux télévisés… (…)
       Aussi loin que l’on remonte dans le temps, les guerriers s’inspirent des histoires d’autres guerriers, se donnent du courage en se remémorant les exploits de héros mythiques. Depuis Gilgamesh (XVIIe siècle av. J,-C.) jusqu’à l’opération Tempête du Désert (XXe siècle ap. J.-C.) : sans mythe, pas de guerre possible.
       Il n’y a pas le mythe d’un côté et la réalité de l’autre. Non seulement l’imaginaire fait partie de la réalité humaine, il la caractérise et l’engendre.
       Quand on dit que vingt-six millions de jeunes hommes ont perdu la vie «pour rien» dans la guerre de 1914-1918, on veut dire qu’ils l’ont perdue pour de mauvaises fictions, auxquelles leurs dirigeants, éventuellement, croyaient – mais qui, après coup, se sont avérées creuses, artificielles, intenables. «L’Empire austro-hongrois», par exemple, y est resté.
       Si, soldat en Iraq aujourd’hui, vous vous êtes nourri dans votre jeunesse des histoires d’Achille, de Napoléon et de Rambo, ces héros existent réellement dans votre tête (tout comme Dieu). Peu importe que certains d’entre eux aient existé historiquement et d’autres, non. Aucun d’entre eux n’est physiquement présent dans votre cerveau; tous y sont représentés. Et peuvent vous donner la force de tuer des êtres humains réels.
       Nos pensées sont réelles. Une réalité psychique est une réalité effective et efficace. Les chimères nous permettent de tuer. Elles ont donc de la réalité.
       Les animaux ne fonctionnent pas ainsi.
       Il faut cesser de dire, au sujet des êtres humains se livrant à des massacres ou à des orgies, qu’ils se comportent «comme des animaux», voire «pire que les animaux». Cela n’a tout simplement rien à voir.
       À la faveur de la guerre, l’homme joue son animalité, sa «sauvagerie»; les animaux n’en ont pas besoin.
       Aucun animal ne fait le mal pour le mal – ni, du reste, pour le bien.
       En raison de la proximité de la mort, il y a sans doute une excitation sexuelle propre à la situation guerrière. Dans cette situation, hommes et femmes peuvent éprouver le besoin irrésistible de copuler pour se survivre génétiquement : c’est là, peut-être, un instinct animal.
       Le viol de guerre, en revanche, n’a rien d’animal. Plusieurs centaines de milliers de femmes allemandes ont été violées par des soldats russes lors de la chute de Berlin en mai-juin 1945. L’une d’elles, journaliste professionnelle alors âgée d’une trentaine d’années, a tenu un journal qu’elle a publié plus tard de façon anonyme (document extraordinaire au sens propre car d’ordinaire, écrasées par la honte, les femmes violées ne racontent pas leur histoire). Privés souvent de congé depuis de longs mois, les soldats russes étaient certes affamés de rapports sexuels; pour autant, violer une Allemande n’était pas pour eux un geste instinctif et évident. C’était un acte symbolique qu’ils se sentaient tenus de commettre. La preuve : ils le faisaient les uns devant les autres, et, le plus souvent, après s’être enivrés; sans cela, dit cette femme anonyme, ils n’en auraient pas été capables.
       Le viol de guerre est un acte typiquement humain : atteindre, punir, blesser l’autre en lui gâchant ses histoires. L’homme dont la femme a été violée ne pourra plus se raconter qu’elle est «pure», qu’elle est «toute à lui», ni, éventuellement, que ses enfants lui «appartiennent».
On dit communément que les guerriers déshumanisent leur ennemi, et que les bourreaux déshumanisent leurs victimes. (…)
       Pour parvenir à traiter des êtres humains comme des poux ou des cafards, il faut d’abord les dépouiller des accoutrements de l’humain.
       C’était facile à Auschwitz, où tout était fait pour que les bourreaux n’entrent pas en contact direct avec leurs victimes.
       Plus difficile au Rwanda, où les meurtries s’effectuaient de corps à corps et où, de plus, les victimes étaient souvent les propres voisins et amis des bourreaux, voire des membres de leur famille. Pour pouvoir s’acharner sur les Tutsis avec des machettes, les Hutus avaient besoin de s’inventer une histoire : que ce n’étaient pas eux.
       «C’est vrai, di un jeune Hutu à propos d’un camarade qu’il avait tué, j’avais joué avec lui au foot la semaine d’avant. Je l’ai bien reconnu. Mais au moment où je l’ai coupé, ce n’était pas lui. J’ai regardé son visage et il avait un troisième œil au milieu du front…»
       «Reconnaître un visage» se passe dans une région du cerveau; «attacher un affect au visage reconnu», dans une autre.
       En raison de la désactivation de telle ou telle région du cerveau, ces deux fonctions peuvent se trouver dissociées dans certaines cérébrales – et, plus communément, dans certains rêves : tantôt on voit un visage inconnu tout en «sachant» qu’il s’agit d’un proche, tantôt, au contraire, comme ce garçon rwandais, on reconnaît le visage d’un proche tout en étant intimement persuadé que ce n’est pas lui.
       Le cerveau est une machine fabuleuse… qui nous prédispose à fabuler pour le meilleur et pour le pire.
       Il nous fournit les histoires dont nous avons besoin pour justifier nos actes.

Ce que nous confère l’appartenance (à une famille, une tribu, une nation, etc.) c’est une certaine contenance.
       En anglais, countenance c’est aussi le visage. Chacun de nous se concocte peu à peu le visage qu’il souhaite présenter au monde; il le porte tel un masque et il s’y identifie. Regardez autour de vous dans n’importe quel lieu public : tout le monde se donne une contenance. Cela nous permet de sentir que nous sommes cohérents, consistants, valables – en un mot, que nous sommes «quelqu’un». Quand ce masque est arraché, nous «perdons la face»; nous sommes «décontenancés».
       Une contenance, c’est ce à quoi nous tenons plus que tout.
       Et ce que nous redoutons plus que tout : le ridicule. Être révélés comme ce rien, ce presque rien que nous sommes : des mammifères mortels.
       La contenance est une chose éminemment fragile – comme le savait Charlot, qui s’en moquait avec talent : une peau de banane suffit pour l’anéantir.
       Marchant tranquillement dans ma rue en fin de journée, je croise un groupe de gamins de neuf ou dix ans. Brusquement, l’un d’eux se détache du groupe et se jette dans mon chemin avec un geste de menace. Prise au dépourvu, je me fige et mes traits se contractent en une grimace d’alarme. C’est tout : l’enfant rejoint ses camarades en faisant le V de la victoire. «T’as vu, hein? Pas mal! pas mal!» Oui, il avait gagné : en une seconde, il avait réussi à secouer ma contenance, à perturber ma promenade, à ébranler mon calme, à froisser ma dignité.
       Sans témoins, il n’aurait pas fait cela.  
       Tout récit a besoin d’un public.
       Le happy slapping, cette nouvelle mode londonienne qui consiste, pour les jeunes gens, à frapper des inconnus dans le métro en filmant leur exploit pour le faire circuler ensuite sur Internet, a la même structure que ce mini-épisode dans ma rue, en plus grand. La guerre, en encore plus grand.
       Le but de la guerre, pour chaque côté : détruire la contenance de l’autre, semer la zizanie dans ses certitudes identitaires. Et raconter cet exploit aux nôtres.

Dans la déportation, l’esclavage, le génocide, les victimes doivent être dépouillées au préalable de leurs histoires. 
       Rien de plus déstabilisant, de plus insécurisant, de plus affolant pour l’individu que de voir brusquement dispensées, tel un jeu de quilles, toutes ses assises identitaires.
       Plus de maison, plus de ville, plus de métier, plus d’habits, plus de cheveux, plus de lunettes…
       Le nom remplacé par un numéro.
       Les familles séparées, les langues mêlées…
       Dans ces conditions, il est très difficile de préserver une contenance.
       Avant de mourir, l’on est déjà mort à soi.
       Vous étiez rabbin? chef? professeur? mère de famille? grand comédien? Vous n’êtes plus rien de tout cela, regardez, vous êtes ridicule, une poupée, une chose à ma merci… Et, pour finir : une chose, réellement. Tas de chair sanguinolent. Poussière. Et moi : héros. Et mon pays : vainqueur.

(Page 130…) 

Au Moyen-Orient, les guerres continueront de se succéder tant que les peuples concernés adhéreront obstinément à leurs fictions respectives. Plus ça va mal, plus férocement ils s’y cramponnent.
       Aux écoliers palestiniens, l’on omet soigneusement de parler de l’Holocauste : ainsi l’arrivée massive de juifs en Palestine et la création de l’État d’Israël en 1948 leur semblent-elles incompréhensibles, scandaleuses.
       Aux écoliers israéliens, on néglige de parler de la Naqba («le Désastre»), période au cours de laquelle sept cent mille Palestiniens ont été chassés de leurs villages, dispersés, exilés ou tués pour faire place aux nouveaux arrivants, au nouveau pays; le ressentiment des «Arabes» à leur endroit en devient indéchiffrable, monstrueux.
       Mais on ne peut certes renvoyer ces deux peuples dos à dos (malgré la tentation de le faire, car la symétrie est également une fiction satisfaisante pour l’esprit).
       Il suffit de comparer les chiffres israéliens et palestiniens sur certains critères simples – non seulement les revenus annuels moyens et le budget militaire, mais l’éducation des femmes, la scolarité des enfants, surtout l’accès aux romans et aux films des autres cultures – et de se demander lequel de ces deux peuples est le plus susceptible, dans ses discours religieux et politiques (si tant est que les deux n’en fassent pas qu’un), de prêcher la haine. (…)
       Quand on maintient les gens, année après année, dans un univers de laideur et de contrainte, de misère et d’humiliation, on ne peut s’attendre à trouver en eux des interlocuteurs ouverts et souriants, à la parole nuancée. En se contentant de renforcer indéfiniment le dispositif sécuritaire autour des «fauteurs de troubles», l’on rend en fait ceux-ci de plus en plus primitifs.
       Rien n’en viendra sans doute jamais à bout, car, dès lors que notre survie est en cause, notre cerveau tend de façon irrésistible à revenir aux récits primitifs.

(Page 106)

Il faudrait mettre fin à toutes ces bêtises? Et comment? Aucune quantité de Zyklon B n’y suffirait. Le problème, c’est que la survie des humains dépend de leur capacité de vivre en société.

Nancy Huston
L’espèce fabulatrice
Acte Sud  / Leméac; 2008

* Arché-texte : Tu es des nôtres. Les autres, c’est l’ennemi. Voilà l’Arché-texte de l’espèce humaine, archaïque et archipuissant. Structure de base de tous les récits primitifs, depuis La guerre du feu jusqu’à La guerre des étoiles.

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