22 janvier 2014

Qu’est-ce qu’un animal?


Je sais que parler des droits des animaux peut paraître superflu lorsqu’on bafoue les droits humains à la grandeur de la planète. Mais ça va de pair : on traite les humains comme on traite les animaux – c’est-à-dire, comme des choses. 

Le discours de ceux qui raillent les défenseurs des droits des animaux et les végétariens est toujours identique, accroché au préjugé que les activistes sont insensibles aux misères qui frappent les humains. Vraiment… Peut-être aussi que les détracteurs ignorent que l’eau et les céréales qui servent à nourrir les animaux de consommation pourraient sauver des populations entières de la famine.

Cela dit, je comprends que la compassion envers les animaux de consommation n'existe pas dans le champ de conscience de beaucoup de monde, et qu’il est plus facile d’en éprouver envers les animaux de compagnie.

Je comprends aussi que certains se sentent appelés à aider/sauver les humains et d’autres à aider/sauver les animaux. L’un n’est pas mieux que l’autre. Les deux voies d’action sont indispensables en ce monde où l’on abandonne et traite cruellement tant les humains que les animaux.

Quoiqu’il en soit, voici un texte de Boris Cyrulnik qui, à mon avis, fait beaucoup plus pour aider ses semblables (notamment les enfants) que bien des prétendus «sauveurs d’humains».

Animaux humanisés, animaux dénaturés
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre 

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Cette aristocratie du minable laisse échapper que celui qui parle appartient au monde supérieur, au sommet de la pyramide, du simple fait d’être. Il n’y a rien à prouver, ni rien à mériter. Il suffit d’être bien né.
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En questionnant mes amis, il me fut aisé de découvrir que personne ne savait ce qu’est un animal. Nous passons notre temps à côtoyer des êtres que nous ignorons, et qui pourtant ne sont pas transparents. Ils ont l’impression qu’ils planent en nous. Ils sont l’idée que nous nous en faisons.

C’est pourquoi, les philosophes qui ne parlent que d’animalité, ne nous apprennent rien sur les animaux, puisque l’enjeu de leurs concepts consiste à désigner les créatures vivantes qui ne sont pas des hommes : des non-Hommes en quelque sorte … des êtres moins.

Ainsi posé, le problème contient sa propre réponse puisque l’animalité devient la non-humanité, comme la machine se définit pas la non-âme et la mort par la non-vie. (…)

(…) Un scientifique livide, malgré sa suffocation, parvint à dire qu’il ne supportait pas qu’on rabaissât l’Homme au rang de la bête. Cette indignation me pose encore aujourd’hui deux problèmes car plus je découvre la condition animale, plus je souligne la dimension humaine, et quand j’observe les goélands au large de Porquerolles, j’ai du mal à comprendre ce qu’il y a d’humiliant. À moins qu’il ne s’agisse de l’idée d’animal que se faisait ce scientifique et non pas de l’animal réel. Si je pense que les goélands sont des machines à fiente et qu’un collègue me dise alors que l’Homme est un goéland, je détesterai ce collègue. Par bonheur, je crois que l’Homme n’est pas un goéland, et puisque rien n’est identique, ni nos chromosomes, ni nos langages, je peux soutenir que nous vivons dans des mondes totalement différents et que pourtant nous appartenons tous deux au monde des êtres vivants, infiniment plus complexes qu’une machine à fiente.

J’aimerais beaucoup partir dès maintenant à la découverte des mondes animaux. Mais l’ennui avec les humains, c’est qu’ils voient l’univers avec leurs idées, bien plus qu’avec leurs yeux. Quand on me disait çà, dans ma première jeunesse, je répondais qu’une table est une table et n’est matérialisée que par mes yeux. Je ne défendrais plus aujourd’hui cet objectivisme naïf, depuis que j’ai vu à quel point les étudiants en médecine ne peuvent voir que ce qu’ils savent. (…)

Ce qui explique pourquoi nous avons eu tant de mal à simplement observer les congénères de King-Kong. Ils nous ressemblent trop et nous caricaturent. Ils nous fascinent et nous exaspèrent, tant ils portent sur eux la part de nous -mêmes que nous voulons cacher. Alors nous leur reprochons d’être ce que nous combattons. Dites-moi ce que vous haïssez dans un animal, et je vous dirai ce que vous refoulez : sa lubricité… sa paresse… sa cruauté? C’est pourquoi nous sommes vivement attirés par les singes qui nous horripilent. Mais s’agit-il des singes ou de ce qu’ils évoquent? La femme qui a écrit King-Kong parlait-elle de ce qu’elle éprouvait pour l’homme de ses rêves, la douce bestialité d’un puissant mâle désexualisé que l’amour rendait esclave d’une ravissante et minuscule princesse?

(…) «Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont, et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être», fait dire Vercors à Douglas Templemore (Les animaux dénaturés, Vercors). Le choix du nom «plus de temple» et la signature au pluriel de cette citation : «plus ou moins bêtes» vaut mieux qu’un long discours puisqu’en un seul nom et en une seule lettre, Vercors représente la nécessité humaine de se démarquer de l’animal :  
- Mais alors, s’écria Doug, où passe la ligne de démarcation?
- Le Pasteur hocha la tête, et, fermant les yeux murmura :
- S’il parle, baptisez-le, mais s’il ne parle pas, cuisinez-le. 

(…) Tant que je ne me le représente pas, je ne sais pas comment me comporter avec lui : est-ce un homme ou une bête? Mais dès qu’une instance supérieure, à laquelle je crois (prêtre, officier ou professeur au Collège de France) énonce une loi à laquelle je me soumets, du type : ‘Ceci est un homme, puisqu’un de ses parents parle’, elle me donne une représentation qui code mes comportements avec cet être là. Grâce à cet énoncé, je sais que je dois le baptiser et le scolariser.

Mais s’il arrive qu’un inventeur de représentations me dise avec des mots ou avec des images : «Ceci est une bête», je pourrai alors la mettre en cage, la vendre ou la tuer, sans risquer de passer devant la justice des hommes.

Ne croyez pas que ce raisonnement soit rare, il est habituel, aujourd’hui encore. Quand on désire éliminer une population, le processus est simple et la recette bien connue. Il faut d’abord la rendre vulnérable en diminuant ses droits sociaux; réduire son accès au travail, lui interdire certaines études et certains métiers, ou même réquisitionner sa bicyclette; il suffit ensuite de façonner une représentation sociale contenant des analogies bestiales : «un rat qui vole notre pain… une vipère qui nous mord après qu’on l’a réchauffée sur notre sein… un parasite qui vient polluer notre pure société…» Il ne reste alors qu’à envoyer la police ou l’armée, avec un sentiment de Bien et de devoir accompli, car il serait absurde de juger un homme qui vient de déposer un peu de raticide.

Reste alors à définir la ligne de démarcation, la ligne de la coupure entre Homme et bêtes. La parole, bien sûr, est un bon marqueur, mais dans ce cas nos propres enfants après la naissance, les comateux, les sourds et les aphasiques sont-ils encore des hommes? Et ceux qui n’emploient pas nos mots aussi couramment que nous, les retardés mentaux, les bégayeurs, les étrangers, sont-il des sous-hommes?

La bipédie et la fabrication des outils nous offrent alors d’autres repères. Mais dans ce cas, les singes brachiateurs qui se déplacent en se suspendant dans les arbres, les oiseaux tisserins qui cousent leur nid, les loutres qui cassent des noix à coups de bouteilles de bière seraient-ils des hommes?

Les pratiques sexuelles alors? Dans ce cas, c’est sur un état et non pas dans un lit qu’il faudrait allonger les Romains et les Aztèques qui pratiquaient la sodomie pour prouver leur politesse (…).

Quand un homme croit parler de l’animal, il ne se rend pas compte qu’il est en train de lire la place qu’il s’attribue parmi les êtres vivants.

Entre nous, il suffit de désigner celui qui est moins homme pour le rapprocher de la Nature et ne pas le soumettre aux mêmes lois que nous «Les Noirs courent plus vite… les femmes sont soumises aux cycles biologiques… les animaux ne parlent pas… ils appartiennent à un autre ordre que le nôtre…» Ces vérités partielles alimentent des théories que l’on prend pour des vérités totales, commettant ainsi un abus de raison. C’est vrai que les noirs courent plus vite, que les femmes ont des cycles visibles et que les animaux ne parlent pas. En quoi, ces vérités partielles pourraient-elles justifier une théorie définitive? Existe-t-il sur terre quelqu’un qui soit capable de penser une théorie totale? Est-ce qu’un tout petit segment de représentation du réel ne risque pas de servir d’alibi à une représentation du monde qui ne parlerait que de nos désirs inavouables? Il est difficile aujourd’hui de dire «Monsieur le Nègre… Madame la Femme… Toi l’animal… Je suis nettement supérieur car j’appartiens à une autre essence». Alors on dit : «Il court plus vite, elle a un cycle, il ne parle pas» car ces fragments de discours idéologiques disent la vérité comme la bouche, derrière un masque, exprime l’inavouable. Cette aristocratie du minable laisse échapper que celui qui parle appartient au monde supérieur, au sommet de la pyramide, du simple fait d’être. Il n’y a rien à prouver, ni rien à mériter. Il suffit d’être bien né.

(Les animaux humanisés, in Si les lions pouvaient parler)

Source : http://www.tribunal-animal.com/consciences/presentes/cyrulnik-boris/

COMMENTAIRE

Si les goélands sont des machines à fiente, sommes-nous plus complexes que des machines à m…? Pensons deux minutes aux cours d'eau et aux égouts municipaux.   

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